À quelles conditions peut-on parler d’activités de pêche « durables » ?

1 year ago 87

En Europe, et en France tout particulièrement, la pêche a fait l’objet ces dernières années de nombreux débats – par exemple, sur la pêche profonde, la pêche au chalut électrique, l’empreinte carbone des activités de pêche, les captures accidentelles de dauphins… Cette mise à l’agenda citoyen et politique s’est faite en lien avec une implication accrue des ONG, à l’image de Sea Sheperd, et la montée en puissance de nouveaux groupes d’opinion, comme Bloom, représentant la petite pêche et les pêcheurs de loisir.

Une revendication importante concerne la garantie pour le consommateur que les produits de pêche correspondent à des exigences environnementales, économiques et sociales.

Si la mise en place de labels tente de répondre à ces attentes, ainsi qu’au souhait de la filière d’améliorer l’acceptabilité sociale de ses activités et de ses produits, leur profusion a entraîné une confusion tant dans la filière (chez qui se certifier ?) que chez le consommateur (quel label privilégier ?). Outre ces initiatives, privées en majorité, des démarches sont également en cours au niveau national (Ecoscore) et européen (CSTEP, 2020) pour améliorer/enrichir l’affichage environnemental public sur les produits de la pêche.

De manière plus globale, c’est la question de la durabilité de ce secteur économique qui est posée. Mais comment définir, évaluer et garantir une pêche durable ? C’est ce que nous allons voir.

Une question de sécurité alimentaire

Les produits de la pêche représentent une source importante de protéines animales et de micronutriments essentiels pour l’humanité, avec un coût environnemental parmi les plus faibles, en particulier en termes de consommation d’énergie et de production de gaz à effet de serre (les coûts variant cependant selon la catégorie d’espèces de poissons ou d’invertébrés ciblés).

L’approvisionnement durable en produits de la pêche est devenu un enjeu stratégique pour la sécurité alimentaire. Les poissons représentent la plus riche source disponible en acides gras polyinsaturés à longue chaîne, qui sont indispensables à un large éventail de fonctions physiologiques essentielles pour la santé humaine.

Cependant, l’exploitation des ressources halieutiques s’accompagne d’effets délétères (surcapacité et surexploitation). Ex : effondrement de la morue de Terre-Neuve dans les années 80s

Du fait des systèmes de gestion mis en place en Atlantique Nord Est depuis les années 1970, la proportion de stocks halieutiques exploités à un niveau durable y a atteint 72 % en 2019.

Moins de navires et de marins

Au-delà de pérenniser la ressource, les systèmes de gestion des stocks et des exploitations sont indispensables au maintien des revenus et des emplois liés à la pêche.

Après une phase de développement continu des capacités de pêche, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1990, la mise en place de système de gestion des stocks et des exploitations a conduit à une diminution du nombre de navires et de marins en France, entraînant des bouleversements dans certaines régions littorales où la pêche revêt une importance historique et culturelle.

Bien que la dépendance des communautés littorales à l’activité de pêche reste très faible en moyenne, moins de 1 % en France, l’impact des dynamiques du secteur sur les communautés est aujourd’hui un sujet d’étude nécessaire.

Une activité de pêche « durable », qu’est-ce que c’est ?

Sur la base du constat de la finitude des ressources halieutiques, les premières cibles de gestion des pêcheries ont été définies dans les années 1950 et se sont focalisées sur l’état des stocks exploités.

Des modèles mathématiques ont permis de simuler la dynamique des populations de poissons exploités et de déterminer des seuils de biomasse et de mortalité par pêche et par conséquent, les prélèvements maximums.

Ces cibles de gestion ont évolué au cours du temps ; actuellement, elles sont régies, dans l’Union européenne comme ailleurs dans le monde, par le principe du « rendement maximum durable » : c’est-à-dire la plus grande quantité de biomasse que l’on peut en moyenne extraire à long terme d’un stock en considérant constants le mode d’exploitation et les conditions environnementales sans affecter significativement le processus de reproduction.


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À une échelle plus globale, la durabilité a été notamment théorisée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland dans son rapport « Notre avenir à tous » de 1987 qui y distingue trois dimensions : environnementale, économique et sociale. Cette approche de la durabilité est reprise par la FAO dans sa définition de l’approche écosystémique des pêches (AEP).

L’état des stocks y est inclus dans la dimension environnementale, entre autres choses. Dès 2003, l’AEP a été conceptualisée de manière très exhaustive, mais en pratique peu opérationnalisée.

Une notion qui évolue

Peu à peu cependant, les différents enjeux documentés apparaissent dans les débats sociétaux. Les exemples les plus récents sont la minimisation des captures accidentelles (les cétacés en particulier), le maintien du bon état écologique de la faune et de la flore marine ou la décarbonation des flottilles.

La notion de durabilité des pêches évolue encore. Ainsi, les enjeux de bien-être animal, qui ne figurent pas dans la définition de l’AEP, prennent aujourd’hui une importance croissante dans nos sociétés. Les travaux scientifiques sur le sujet restent encore rares, mais existent.

Tableau des objectifs de pêche durable Objectifs pour une pêche durable, basés sur les travaux de Jules Danto et ses collègues. Ifremer, CC BY-NC-ND

Sur la base de la littérature scientifique existante, nous proposons, compilés dans le tableau ci-contre établi à partir de récents travaux, les objectifs relevant des dimensions environnementale, économique et sociale. Selon les objectifs, il peut s’agir de maximiser (des performances) ou au contraire de minimiser (des impacts).

Il est toutefois utile de rappeler que toute activité de pêche a un impact, et que le concept de minimisation a donc ses limites : une minimisation totale reviendrait à arrêter de pêcher… L’évaluation des impacts se conçoit donc dans deux cadres possibles : la confrontation à une cible de durabilité si elle est définie, ou à défaut la comparaison des impacts de différentes pratiques de pêche en les ramenant à une unité de production.

Le casse-tête de l’évaluation

Pourquoi est-il compliqué de juger de la durabilité d’une activité de pêche ?

Un premier élément concerne le manque d’outils pour évaluer toutes les facettes de cette durabilité. Pour certains des objectifs, les scientifiques disposent de données, d’indicateurs, de cibles/seuils et d’un cadre législatif bien établi.

Pour d’autres, il existe des indicateurs, mais pas suffisamment de données pour leur application opérationnelle, ou pas de cibles. Dans certains cas, comme pour le bien-être animal, il n’existe pas d’indicateurs finalisés.

Un autre point concerne le fait que ces outils ne sont pas toujours applicables à l’échelle pertinente. Typiquement, la biodiversité et l’équilibre d’un écosystème sont les résultats d’influences multiples, et peuvent donc être difficiles à relier directement à la pratique d’une activité de pêche.

De même, si l’activité de pêche est un maillon indispensable à l’approvisionnement d’une filière, cette dernière est elle-même intégrée dans des marchés mondialisés de matières premières et de produits. Les emplois de l’industrie de transformation sont également le résultat de dynamiques (prix, produits) à d’autres échelles (nationales, mondiales). Il en est de même de la consommation finale des produits de la mer.

Il faut également souligner que la durabilité des activités de pêche intègre une grande variété de questions.

Si l’on se demande par exemple « Quelles techniques de pêche permettent d’exploiter durablement les quotas français d’une espèce donnée », le cadre d’analyse monospécifique impose en principe de comparer les impacts des différentes flottilles en fonction des quantités qu’elles débarquent de cette espèce. Mais, dans le cas des questions suivantes – « Quelles sont les flottilles qui pêchent de la manière la plus durable ? » ou « Quelles techniques de pêche concilient durabilité et approvisionnement de la population en protéines ? » –, plusieurs choix sont possibles. On peut rapporter les impacts des différentes flottilles à la tonne de poisson débarqué (toutes espèces confondues), à la tonne de poisson capturé, ou encore à la tonne d’équivalent protéine. Ces différences d’unité à laquelle on rapporte les impacts d’une flottille peuvent conduire à des classements et des conclusions différentes.

Ultime difficulté : il faut combiner les « scores » obtenus pour les différents objectifs de durabilité, or il n’existe pas de méthode neutre pour le faire, l’arbitrage relevant de choix politiques et sociétaux.

Certains engins de pêche peuvent ainsi avoir moins d’impact sur les fonds marins, mais provoquer plus de captures accidentelles. Certaines flottilles peuvent être à la fois très sélectives et peu impactantes sur les fonds, mais présenter une consommation en carburant, rapportée au kilogramme de poisson, supérieure à d’autres flottilles. La volonté de maintenir l’emploi à court terme n’est pas forcément compatible avec des objectifs environnementaux ambitieux…

Affiner les indicateurs

On l’aura compris, la durabilité des activités de pêche doit répondre à de nombreux critères, sans perdre de vue une double finalité.

Au niveau sociétal, les scientifiques doivent aspirer à définir des objectifs de durabilité sur une base de connaissances de l’ensemble des enjeux et des attentes, et non pas en réponse aux priorités de l’une ou l’autre des parties prenantes. Il est donc nécessaire de développer des approches et des outils pour éclairer la décision multicritère, et permettre d’adapter de manière transparente les critères de durabilité aux priorités de la société et au contexte, en explicitant les arbitrages.

Au niveau individuel, un consommateur devrait idéalement pouvoir choisir ses produits selon ses propres priorités de durabilité, en toute connaissance de cause. Il s’agit ici de produire d’autres types d’outils, indépendants de la priorisation des objectifs.

Finalement, dans les deux cas, il est aujourd’hui nécessaire d’enrichir et améliorer les indicateurs permettant d’évaluer au mieux cette durabilité.

The Conversation

Marie Savina-Rolland a reçu des financements de l'Ifremer.

Fabienne Daurès, Jose-Luis Zambonino Infante, Nicolas Desroy et Youen Vermard ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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