Alimentation : les enjeux de l’affichage environnemental, ou ce que la morue nous enseigne

1 year ago 52

En plus du Nutri-score, nos aliments devraient bientôt afficher un score environnemental. Tara Clark/Unsplash

Dans les mois à venir, les pouvoirs publics devront définir les règles d’affichage environnemental pour les industriels de l’alimentation, selon un mode inspiré du Nutri-score (5 notes de A à E et un code couleur du vert au rouge). L’enjeu est d’orienter vers plus de durabilité environnementale.

Devant la complexité des enjeux, les ministères en charge de l’écologie et de l’agriculture ont lancé une expérimentation permettant de proposer et tester des options méthodologiques de cet affichage.

Son cadre d’ensemble est néanmoins contraint d’autorité : elle doit en effet s’inscrire dans le schéma général du Product Environmental Footprint, fondé sur une analyse de cycle de vie censé permettre d’évaluer l’impact de tout produit vendu dans l’Union européenne.

Mais appliquer un cadre analytique conçu pour des objets industriels (comme un aspirateur) à un système alimentaire fondé sur le vivant peut conduire à de graves erreurs d’interprétation.

Nous l’illustrons ici en nous appuyant sur le cas de la pêche de la morue en Terre-Neuve, et en y appliquant par la pensée l’ACV/kg pour en évaluer la durabilité.

La dramatique histoire de la morue de Terre-Neuve

L’effondrement de la population de morues pêchées au large de Terre-Neuve (Canada) au début des années 1990 est largement documenté.

Historiquement, cette zone de pêche était parmi les plus « productives » pour la morue. De 1500 au début du XXe siècle, une pêche artisanale assurait des prises estimées entre 150 000 à 200 000 tonnes annuelles, permettant une consommation dans toute l’Europe. Les techniques de l’époque ne permettaient pas de pêcher en profondeur ou dans certaines zones éloignées des côtes, ce qui était compatible avec une durabilité écologique des ressources halieutiques.

La dynamique change radicalement dans la seconde moitié du XXe siècle avec le développement de la motorisation et celui des radars et sonars, qui permettent d’aller plus loin et d’augmenter la précision des prises en localisant les bancs de poissons. En moins de 20 ans, les prises totales sont multipliées par 3 à 4 pour culminer à près de 800 000 tonnes en 1968.

Un premier signal de surpêche sera donné au tournant des années 1970, avec des prises qui s’effondrent au niveau de la pêche préindustrielle. Le Canada instaure alors des quotas et limite l’accès aux pêcheurs étrangers. Ces mesures sont temporairement efficaces et conduisent à une reprise des volumes pêchés, conduisant le Canada à investir davantage dans les équipements modernes. La taille et l’âge des poissons diminuent, mais les tonnages augmentent à nouveau.

L’issue est dramatique : les prises s’effondrent en quatre ans, pour devenir littéralement inexistantes en 1992. Deux causes écologiques se combinent : il n’y avait plus de femelles âgées, les plus prolifiques, pour assurer la reproduction ; et avec des filets qui capturaient toutes sortes de poissons, ceux dont se nourrissent les morues disparaissaient.

Graphique ; la quantité des prises augmente doucement entre 1850 et 1955, puis augmente brutalement jusqu’à 1970 ; réaugmente un peu entre 1970 et 1992, puis tombe à zéro en 1992. Une infime reprise est visible autour des années 2000 Évolution des quantités de morue pêchées au large de Terre-Neuve entre 1850 et 2005. Lamiot/Wikimedia

L’atteinte à l’écosystème a été si profonde que 30 ans après cette catastrophe écologique et socio-économique, la population reste quasi inexistante.

Comprendre les enjeux de l’évaluation environnementale

Revenons maintenant à notre objet : l’affichage environnemental de l’alimentation fondé sur une analyse de cycle de vie (ACV).

Une des premières difficultés de l’ACV est de définir ce qu’on appelle l’unité fonctionnelle, pour comparer des usages pertinents. Pour un aspirateur, cela peut être une quantité de poussière à aspirer par an. Pour la morue, on hésitera entre apporter un nombre de calories ou contribuer à une alimentation saine et équilibrée (auquel cas, et on commence à toucher du doigt une difficulté, on ne peut pas parler de la morue isolément, mais situé dans un régime alimentaire pris dans son ensemble).

La pratique de l’ACV pour l’alimentation a tranché ce point : on compare l’usage d’un kilo de nourriture, quelle que soit cette dernière. Ce qui revient à comparer l’impact environnemental d’un kilo de morue avec celui d’un kilo de tomate, ce qui est évidemment problématique et reconnu comme tel.

Cette simplification extrême de tout rapporter au kilo ne se justifie que pour des raisons de faisabilité, mais il est utile d’avoir à l’esprit ses limites.

La morue terre-neuvaine au prisme d’une analyse de cycle de vie par kilo

Appliquons maintenant ce raisonnement d’une ACV/kg à la morue terre-neuvaine au cours de son histoire.

Dans le cas d’une activité de pêche où on prélève dans un stock naturel, on n’a pas à considérer les impacts environnementaux de la « production » de morues. Le principal indicateur d’impact pour une ACV de la pêche sera donc la quantité de fuel utilisée annuellement : plus le ratio morue/kg de fuel sera élevé, meilleure sera la note ACV.

Avant le développement des moteurs diesel, les prises sont modestes au regard de ce qu’on prélèvera plus tard. Mais le dénominateur « fuel » étant nul, c’est sans doute la morue la plus durable que l’on puisse imaginer.

Une rupture s’opère au moment où la flotte s’équipe de moteurs diesel et où elle adopte des techniques de pêche plus efficaces. Cela a comme effet d’augmenter les prises à un rythme plus qu’exponentiel. Dans le même temps, les quantités de fuel consommées augmentent elles aussi, mais bien moins que les prises. On peut donc supposer que de 1960 à 1970, l’ACV/kg de morue s’est améliorée, pour connaître un pic d’efficacité juste avant le premier effondrement de la population.

Le filet d’un chalutier est en train d’être rapproché du navire pour être remonté ; les poissons s’agitent par milliers dans l’eauUn chalutier moderne permet de maximiser le rendement tonnage de poissons pêchés par tonnage de fuel consommé. Asc1733/Wikimedia, CC BY-SA

L’épilogue de la période 1970-1992 ne change hélas pas la conclusion, l’équipement de la flotte canadienne en matériel plus moderne accélérant l’effondrement total.

Du kilo à l’analyse écologique d’un système alimentaire

Quels enseignements tirer de cette histoire et de sa lecture sous l’angle de l’ACV/kg ?

Les premiers sont spécifiques au secteur de la pêche, à commencer par l’inadaptation conceptuelle fondamentale d’une ACV/kg pour la gestion d’une ressource halieutique. Le détour par le kilogramme n’apporte aucune information scientifique, même s’il est clair qu’in fine on consomme un kilo de poisson.

L’indicateur pertinent devrait être le statut de la population dans un lieu de pêche, en fonction des pratiques à l’œuvre. Et la question clé : ce poisson provient-il d’un système de pêche durable ?

Un deuxième enseignement, lié au précédent, procède du cadrage de ce qu’on mesure. Raisonner en termes d’efficacité énergétique ou de production de gaz à effet de serre revient à sortir du champ d’analyse la destruction des fonds marins et celle d’autres espèces non valorisées. Autrement dit, à considérer qu’il est « bénéfique » de pêcher un kilo de morue de manière très efficace, même si d’autres poissons sont détruits.

On peut élargir les enseignements à l’agriculture et à l’élevage, qui mobilisent de l’espace et des ressources potentiellement polluantes. L’ACV/kg conduit à considérer que les systèmes agricoles ayant l’impact environnemental le plus faible sont les plus intensifs à l’hectare, car ils produisent beaucoup de kg au total.

Considérons le cas du poulet : celui conduit sur un mode industriel est très « efficace », car il est abattu jeune et est nourri avec des aliments très élaborés, issus de pratiques intensives. Sous le prisme de l’ACV/kg, c’est logiquement la viande préférable sur le plan environnemental. Or, s’il est pourtant une production animale dont l’essor global a un impact majeur sur les écosystèmes, c’est assurément le poulet industriel !

Fondamentalement, l’approche est similaire à celle appliquée à la morue : un raisonnement fondé sur l’efficacité de la production/kg, indépendamment du volume total produit et minorant les autres impacts de production qui rentrent mal dans le cadre de l’ACV.

Ainsi, quid de l’incapacité à prendre en compte l’impact des pesticides (que veut dire « utiliser peu de pesticides/kg » si on produit beaucoup de kg sur peu d’espace ?) et le fonctionnement écosystémique des paysages (que veut dire « une complexité paysagère/kg » ?). On ne regarde qu’une performance unitaire, pas la vision d’ensemble du système alimentaire.

Une vague écossaise en train de fixer le photographeL’élevage pastoral est bénéfique pour les écosystèmes… mais a une mauvaise note en ACV/kg. Charlie Parker/Unsplash

Enfin, le raisonnement en termes d’ACV/kg empêche de penser une contribution positive de certains systèmes agricoles : l’élevage pastoral extensif permet par exemple de conserver une biodiversité irremplaçable, reconnue par la directive Habitats. Pourtant, si l’on s’en tient à une ACV/kg, ce dernier est considéré comme le moins souhaitable.

Dépasser l’ACV par kg et par produit

Le risque de l’AVC/kg est donc double : qualifier des systèmes à fort impact environnemental, et disqualifier ceux qui contribuent positivement à la biodiversité.

Que ce soit pour la pêche ou l’agriculture, il faut donc établir la durabilité des modes de production, de manière spatialement définie, et évaluée globalement d’un point de vue écologique. La question fondamentale sera alors de savoir si les produits (la morue, le blé, le poulet…) issus de tels systèmes sont (ou non) produits de manière durable. On doit ainsi certifier en amont les modes de production, puis certifier sur cette base chaque kg d’aliment provenant de tel ou tel mode. Avec comme corollaire que les systèmes les plus durables seront souvent ceux qui produiront globalement moins par hectare.

On le voit, il y a un enjeu vital à reconsidérer les enjeux méthodologiques de l’affichage environnemental. Le risque n’est pas de donner des signaux imparfaits – c’est nécessairement le cas – mais bien d’accélérer la non-durabilité environnementale du système alimentaire dans son ensemble.

Des signaux nous alertent déjà sur des dysfonctionnements écologiques – pollinisateurs, vie des sols, disparition des auxiliaires de cultures –, invisibles aux ACV/kg. Pire, les systèmes les mieux évalués selon cette métrique sont ceux qui contribuent le plus à ces dysfonctionnements. Pensons à la morue que nous aurions achetée en 1968 ou 1990 sur la seule base d’une ACV/kg…

The Conversation

Xavier Poux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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