Alimentation saine et durable : des verrous systémiques mais des solutions locales

9 months ago 63

Difficile d’analyser notre modèle agroalimentaire actuel sans voir se dessiner une logique de cercle vicieux. D’un côté, il repose depuis un demi-siècle sur la recherche de biens alimentaires au plus bas coût possible, une gageure rendue possible par des gains de productivité qui ont permis de baisser les coûts de production tout en augmentant les rendements agricoles.

Et, de l’autre côté, ce modèle contribue à la plupart de nos problèmes environnementaux : dérèglement climatique, pollutions et érosion de la biodiversité. Soit autant de maux qui, avec la malbouffe, menacent notre santé avec le développement de maladies chroniques non transmissibles. Aux pandémies d’obésité et de diabète s’ajoutent les zoonoses favorisées par la déforestation.

Alors, à qui la faute ? De nombreuses critiques sont faites aux agriculteurs et aux consommateurs. Mais que peuvent vraiment ces acteurs alors que leurs comportements et pratiques sont verrouillés par des acteurs en amont et en aval ?

L’impuissance des agriculteurs face à des verrous systémiques

En agriculture, le paradigme agrochimique installé depuis une soixantaine d’années se targue de sa compétitivité face à laquelle l’agroécologie fait figure de parent pauvre par sa compétitivité moindre, ce qui l’empêche d’apparaître comme une solution, d’être soutenue et donc de se développer.

Mais ce paradigme a uniquement renforcé la compétitivité d’un nombre beaucoup trop limité d’espèces dominantes, céréales surtout, ainsi que d’élevages spécialisés concentrés géographiquement, ce qui rend encore plus difficile toute diversification des cultures et évolution de l’élevage.

Car diversifier impliquerait de nombreux changements en amont (semences, machines) comme en aval (infrastructures de collecte et stockage, abattoirs, laiteries) de l’exploitation agricole, complexifiant la transition et augmentant son coût.

En d’autres termes, le changement de paradigme est rendu difficile du fait de la dépendance des agriculteurs à de multiples marchés : marché des ressources génétiques structuré autour d’un petit nombre d’espèces proposées par quelques grands sélectionneurs recherchant des économies d’échelle pour rentabiliser leurs investissements ; dépendance des pratiques du trading poussant à l’internationalisation des matières premières, et du machinisme agricole de plus en plus connectés, dépendance des infrastructures de transformation pour les productions animales…


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La faible marge de manœuvre des consommateurs

On le voit donc bien, il n’est guère aisé pour un agriculteur seul de changer de modèle. Que penser alors du consommateur, qui par ses achats pourrait privilégier un modèle plus cohérent sur le plan environnemental et sanitaire ?

Sa marge de manœuvre semble également fort réduite : nos choix alimentaires résultent d’un arbitrage dépendant de l’offre en produits, des habitudes et budgets, du temps disponible pour les achats et le temps en cuisine, ainsi que de l’aptitude à se repérer entre différents signes de qualité qui se multiplient. L’offre alimentaire aujourd’hui est dominée par des produits ultra-transformés correspondant à près de 50 % des produits vendus en grandes surfaces qui mettent en avant le prêt à manger et le prix bas.

Ces produits « phares » sont hélas à faible densité nutritionnelle et les promotions soutiennent en général plutôt des comportements peu vertueux pour la santé. Modifier cette offre remet en cause les procédés de fabrication, distribution et marketing d’industries de plus en plus aux mains de quelques acteurs internationaux qui ont les moyens de faire peser leurs exigences sur l’agriculture en définissant les règles du jeu concurrentiel. Par ailleurs, la médecine privilégie toujours le curatif, ce qui n’incite pas à des modes de vie plus préventifs.

Des politiques publiques insuffisantes pour lever les verrous

Tant les pratiques agricoles que nos choix alimentaires sont en grande partie façonnés par les technologies (numérique, robotique, génétique) et la finance qui intègre verticalement l’ensemble de la chaîne alimentaire.

En outre, les politiques publiques, le plus souvent en silo, verrouillent aussi le système alimentaire du fait notamment de la non-prise en compte de coûts cachés correspondants aux conséquences néfastes du système alimentaire conventionnel sur la santé et l’environnement, comme le traitement de l’eau, les maladies dues à la malbouffe…

De récents rapports ont pourtant évalué que ces coûts correspondaient à près de 100 % du coût de l’alimentation ou 7 % du PIB dans les pays occidentaux.

Des chiffres qui permettent d’expliciter la nécessité d’une approche préventive de l’alimentation pour la santé humaine et l’environnement. En théorie, relever cet objectif incomberait à un État non soumis aux lobbies, capable de développer des politiques fortes et claires et de jouer son rôle d’arbitre en mettant par exemple en place des mesures ad hoc telles des scores nutritionnels et environnementaux pertinents, des taxes sur les pesticides ou des réductions TVA sur les légumes.

Mais lever les verrous nécessite aussi de créer des synergies entre acteurs et entre organismes qu’il est plus facile de concevoir dans les territoires, à l’échelle de communauté de communes ou d’une Région. C’est ce qu’ambitionnent de faire les Projets alimentaires territoriaux.

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De vraies alternatives émergentes dans les territoires

Les Projets alimentaires territoriaux (PAT) sont des dispositifs mis en place depuis 2014 visant la relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation à l’échelle d’un territoire en prenant en compte ses enjeux et contraintes spécifiques.

Présentation des Projets alimentaires territoriaux par le ministère de l’Agriculture.

Ils permettent ainsi une synergie bien souvent impossible à l’échelle nationale en se basant, à l’échelle d’un territoire sur le partenariat entre une multitude d’acteurs privés, publics et issus de la société civile pour recoupler agriculture et besoins alimentaires locaux.

Les PAT incitent également le plus souvent à une consommation plus variée, plus vraie et parfois plus végétalisée, meilleure pour la santé et l’environnement.

Cet objectif se heurte souvent à une offre alimentaire inappropriée qu’une diversification dans les territoires peut améliorer, mais aussi à un manque de savoir-faire (légumineuses et diversité de légumes) que des associations ou des leaders dans la restauration scolaire peuvent combler en apportant des innovations culinaires.

Des collectivités territoriales aussi peuvent développer des innovations organisationnelles dans la restauration collective pour soutenir des changements de pratiques en agriculture et manger plus sain et plus durable. En outre, les circuits courts, sans en faire une finalité en soi, peuvent être un vecteur de développement économique et de transition vers des systèmes alimentaires plus durables, en proposant une alternative aux produits ultra-transformés.

Pour certains PAT, la territorialisation passe par le développement de productions clefs pour notre santé qui ont été délaissées (légumineuses) ou que nous cultivons insuffisamment et dont le transport a un fort impact environnemental (fruits et légumes). Elle passe souvent aussi par la diversification des cultures pour créer des synergies entre plantes (céréales et légumineuses), ou entre plantes et arbres ou animaux, de façon à réduire les impacts environnementaux et fournir des services à la société (séquestration du carbone, épuration de l’eau…).

D’autres mesures permettant la création de synergies entre activités comme la méthanisation des déjections animales, couplée à l’utilisation de biodéchets pour fournir de l’énergie, gagneraient à être plus intégrées à ces projets, tout comme la création de nouvelles filières pour lever des verrous agronomiques ; par exemple, le chanvre, une plante « nettoyante » qui permet de réduire les herbicides et qui peut être utilisé pour fabriquer du bio-béton.

À l’interface entre agriculture et alimentation, des innovations technologiques (transformation des légumineuses) et logistiques sont parfois mises en place pour réduire l’empreinte carbone des producteurs comme des consommateurs. La création de légumeries, par exemple, où l’on lave, épluche, découpe les légumes avant de les livrer est souvent nécessaire pour une alimentation plus saine. Les hub ou plates-formes alimentaires, des solutions logistiques dédiées à la rationalisation du transport des produits alimentaires, sont également incontournables pour ne pas augmenter les émissions de carbone. Ils peuvent en outre avoir une composante sociale pour rendre plus facile l’accès à la nourriture des personnes défavorisées.


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Ces orientations à multiples enjeux nécessitent des coordinations, parfois de nouveaux partenariats par exemple entre agriculteurs, coopératives, transformateurs, voire cantines, plus faciles à organiser à l’échelle locale. Les concevoir à l’échelle de petits territoires permet de tenir compte des spécificités biophysiques (sol, climat…), mais aussi économiques et sociales pour inventer et soutenir des modèles de production comme de consommation plus respectueux de l’environnement et poursuivant des objectifs d’amélioration de la santé publique et d’une plus grande justice alimentaire. Les innovations sont de nature différente selon qu’il s’agit d’une métropole (Dijon métropole) ou d’un territoire rural peu densément peuplé (Lozère).

Dans tous les cas, guider les actions pour territorialiser le système alimentaire repose sur trois principes interdépendants : autonomie, proximité et solidarité.

  • Autonomie par l’agroécologie qui permet une moindre dépendance en intrants exogènes à l’exploitation agricole.

  • Proximité car le territoire constitue un espace de construction des interactions sociales les plus propices au changement.

  • Solidarité car c’est à cette échelle que les petits réseaux d’acteurs peuvent expérimenter des pratiques radicalement différentes du paradigme conventionnel mettant en place de nouvelles innovations techniques dans les pratiques productives ainsi que de nouveaux modes d’organisation qu’il importerait de conforter par l’instauration de régulations, normes et labels.

Cette dynamique encourage ensuite l’installation de nouveaux agriculteurs et de réseaux innovants de petites et moyennes entreprises agroalimentaires. Elle permet aussi de limiter la longueur et la complexité des filières agroindustrielles, d’adapter les dispositifs logistiques et de gouvernance les accompagnant, augmentant de plus la valeur ajoutée pour les agriculteurs. C’est aussi une échelle appropriée pour développer de nouvelles formes d’aide alimentaire.

The Conversation

Michel Duru est membre du conseil scientifique du Mouvement PADV (Pour une agriculture du vivant). Il est administrateur à l'entreprise associative Solagro et membre de l'atelier d'écologie politique de Toulouse (Atecopol).

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