Au cinéma, vient tout juste de sortir un documentaire d’une sincérité rare : « Anaïs, 2 chapitres », de Marion Gervais. A cette occasion, nous les avons toutes deux rencontrées. Entretien.
Réalisé par Marion Gervais, « Anaïs, 2 chapitres » révèle à l’écran le portrait sur 10 ans d’une jeune femme unique : Anaïs.
En 2014, du haut de ses 23 ans, Anaïs est en lutte pour faire éclore sa micro-ferme de plantes à tisanes en Bretagne, dans un secteur agricole alors réfractaire, majoritairement masculin. Dans un décor rurale, parfois austère, cette jeune adulte apparaît aussi chétive que terriblement robuste, une force de caractère. Accroupie au milieu de ses cultures, elle délivre sans filtre une forme d’urgence vitale, de franchise naturelle, qui retiennent immédiatement l’attention.
D’ailleurs, la sortie des premières images à l’époque ne manqua pas de créer un petit phénomène autour de sa personnalité unique. Bref rappel de son histoire.
Une vie de persévérance
La vie entière d’Anaïs, c’est en somme celle d’une fille plutôt solitaire qui aime les plantes et les fleurs, leurs odeurs, leur compagnie… et qui se bat dans un milieu agricole d’hommes et d’anciens pour se construire une crédibilité. C’est aussi l’histoire d’une jeunesse brute et sensible, fougueuse et vulnérable à la fois, qui traverse le temps et les difficultés sans vernis ni convenances… jusqu’au 2e chapitre, des années plus tard.
Interview
Mr Mondialisation : Bonjour Marion et Anaïs. Et merci pour ce documentaire sensible. Tout d’abord, pour nos lectrices et lecteurs, comment vous présenter ?
Anaïs : Je m’appelle Anaïs Kerhoas, j’ai bientôt 37 ans et je vis à Sains dans le nord-est de la Bretagne avec mon mari sénégalais Seydou et notre fille Anouk qui vient d’avoir 2 ans. Je suis productrice de plantes aromatiques et médicinales depuis 2012 et j’exerce de métier avec toujours autant de plaisir aujourd’hui.
Marion : Je suis réalisatrice de documentaires et je filme le réel depuis mon regard personnel. Je suis touchée par les jeunes générations et j’aime les filmer quand elles se battent contre l’adversité ou la fatalité comme dans « Louis dans la vie » ou dans « Anaïs ». Je suis touchée par leur grâce et souvent par leur force vitale, comme dans « La bande du skate park ». Le point commun de tous mes films, c’est que ce sont des jeunes gens qui cherchent leur propre liberté, et qui tentent par tous moyens de ne pas se conformer aux attendus de la société. C’est ce qui les rend valeureux à mes yeux.
M : Dès les premières images du film, nous immergeons immédiatement au plus près d’Anaïs. La complicité et la confiance semblent suffisamment installées pour permettre une confidence authentique, à vif. Comment s’est faite votre rencontre ? Était-ce évident ?
« Elle était sauvage mais pas arrogante, d’une simplicité désarmante, foisonnante de vitalité ».
Marion : J’ai rencontré Anaïs il y 10 ans, en plein hiver pas très loin de chez moi. Elle était au milieu de son champ, seule dans sa caravane, sans eau ni électricité, elle triait sa menthe fraîchement ramassée, elle venait tout juste d’avoir 23 ans. Sauvage mais pas arrogante,d’une simplicité désarmante, foisonnante de vitalité. Je l’écoutais raconter le combat passionné qu’elle commençait à mener. Je l’ai tout de suite aimée. J’ai été touchée par cette jeune femme de vingt ans les mains dans la terre.
J’ai eu un coup de foudre pour son franc-parler qui dit son monde avec des mots simples. La filmer, monter sa ferme, fut une évidence tant ce qui émanait d’elle était fort. Nous avons construit ensemble notre relation. Anaïs a toujours gardé sa liberté de ton. Son enthousiasme et son besoin de solitude. Elle savait m’envoyer promener lorsqu’elle avait besoin d’être seule, sans le tournage. Nous faisions des pauses. Et de là, nous avons également construit une amitié.
Anaïs : En effet, Marion est venue me rencontrer dans le champ où je cherchais à installer ma petite ferme, à Saint-Suliac. Lorsqu’elle est revenue quelques jours plus tard en me proposant de faire un film, j’ai trouvé l’idée intéressante car je suis curieuse et j’aime beaucoup apprendre, alors je lui ai dit que je trouvais ça chouette, mais que je ne voyais pas qui ça pourrait intéresser !
M : Anaïs, votre sincérité génère une chaleur à laquelle le spectateur s’attache naturellement. Le film vous a-t-il aidé à traverser le temps et à cultiver cette vitalité ?
Anaïs : Le film, les réactions qu’il a suscité et Marion surtout m’ont beaucoup apportés, ça m’a fait comprendre plein de choses sur la vie, sur les autres et sur moi aussi. Marion m’a encouragé et su quoi faire dans les moments de découragements. Par la suite, j’ai été très touchée par les témoignages que j’ai reçus, ça m’a confortée dans mes choix et donné confiance en mes capacités.
M : A travers Anaïs, c’est aussi la réalité de la nouvelle génération d’agricultrices qui est racontée ; au plus près du chemin de croix que cela peut constituer dans un monde d’hommes et d’anciens. Quelle était vraiment la place de cette question sociale, voire politique, pour vous deux au départ ? Et qu’était-elle devenue à la fin ?
« Toute la démarche d’Anaïs est de fait politique »
Marion : Le regard social et politique apparaît au fur et à mesure du film. C’est ce qui est à mon sens l’intérêt du film. Ce n’est pas un tract militant, c’est du vécu… Quand Anaïs explique à un copain agriculteur qui vient l’aider qu’au début de son installation elle était méprisée par les autres agriculteurs du coin, cela dit un état de la société. Toute la démarche d’Anaïs est de fait politique. Mais ce qui m’intéresse c’est de le montrer à travers son personnage qui est à la fois en colère et plein d’humour.
Anaïs : Pour ma part, je ne me suis pas posé ces questions lorsque j’ai commencé mon projet, je voulais juste créer ma petite ferme et vivre de ce travail. Je n’avais pas conscience de tout ça, j’ai été confronté à plein de difficultés, mais comme toute personne qui veut créer une entreprise…
M : Le film est découpé en deux chapitres, séparés par plusieurs années. Anaïs, vous avez grandi, changée et inchangée à la fois. Vous avez surtout rencontré l’amour. Pour vous deux, qu’est ce qui fait la plus grande différence entre les deux chapitres, et qu’est-ce qui les relie malgré tout ?
« Tout est combat chez elle ».
Marion : La différence entre les deux chapitres c’est la solitude d’Anaïs et sa position de personnage central au sein du premier film. Dans la deuxième partie elle découvre l’altérité. Et ce qui relie les deux chapitres, c’est la force d’Anaïs. Tout est combat chez elle. Faire pousser ses plantes, installer sa ferme, se démener avec la mairie qui ne veut pas l’aider, tout comme dans le deuxième chapitre : construire son couple et aider son mari à obtenir son titre de séjour.
« j’ai le sentiment d’avoir beaucoup changé et en même temps pas du tout ».
Anaïs : Entre les deux chapitres, j’ai le sentiment d’avoir beaucoup changé et en même temps pas du tout. J’ai grandi et progressé avec mes émotions et les relations aux autres mais j’ai encore beaucoup de travail ! Et en même temps, je vis toujours de la même manière, mon quotidien est le même en mieux, car accompagnée de l’homme que j’aime et de ma fille. Hormis quelques petites améliorations, ma ferme n’a quasiment pas changé. Je passe toujours mes journées seule avec mes plantes et mes podcasts mais, maintenant j’ai la chance d’avoir Seydou qui fait tout pour m’aider le plus possible, chaque soir, lorsqu’il rentre de son travail chez les maraîchers.
M : Marion, en tournant le premier chapitre, aviez-vous déjà idée de suivre Anaïs sur le temps long ? Comment s’est arrêtée la première partie de votre collaboration et comment/ pourquoi avez-vous repris contact après tant d’années ?
Marion : Je n’avais pas du tout imaginé tourner une suite quand j’ai terminé le premier. Cependant, nous ne nous sommes pas quittés à la fin. On a toujours plus que maintenu le lien. C’était une façon de continuer le film. Elle m’a toujours raconté les nouvelles étapes de sa vie. Sa rencontre avec Seydou m’a semblé être un tournant important pour elle, et cette rencontre revêtait à nouveau des questions de sociétés. On le voit bien dans le film. L’intégration, le racisme… Mais ce n’est pas raconté frontalement, tout passe par le prisme d’Anaïs et de son énergie à faire avancer les choses.
M : La question de l’immigration est au cœur de la seconde partie. Mais à travers elle, on retrouve les questions du 1er chapitre : celles du déracinement comme de l’enracinement, de la transformation profonde, en adulte, de la différence aussi. Comment avez vous accueillie ces questions ?
Anaïs : Avec un gros sentiment d’injustice : pourquoi certains passeports permettent de franchir n’importe quelles frontières tandis que d’autres ne permettent d’en franchir aucune ? La France cherche à décourager l’immigration par tous les moyens mais elle ne peut rien contre l’amour et la force qu’il procure. Je savais que ça allait être compliqué mais qu’on pourrait y arriver.
Marion : Connaissant l’état de la France et son rapport à la migration, il me semblait clair que l’arrivée de Seydou dans la vie d’Anaïs allait faire surgir des questions qui la dépassaient. On voit bien comment leur quotidien est scandé par la question de la légitimité de Seydou à être en France et, du coup, de la légitimité-même de leur amour. Le film montre par exemple le niveau d’intrusion de l’administration qui demande des copies de leurs échanges privés…
M : Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ce morceau d’archive ?
Anaïs : Ce n’est pas facile de se voir et de s’entendre (dire autant de bêtises!) dans le film, de dévoiler son intimité aux yeux des autres mais suite aux témoignages que j’ai reçus, j’ai compris que ça avait beaucoup touché les gens, ça leur a donné même parfois la force d’aller au bout de leurs rêves, alors ça a du sens.
M : Enfin, où en êtes-vous aujourd’hui ? quels sont vos horizons ?
Marion : De mon côté, je suis en repérage de nouveaux projets. Je ne sais pas lequel verra le jour en premier… C’est un travail long d’approche des personnages.
Anaïs : Aujourd’hui, j’aime toujours autant travailler avec mes petites plantes, je ne me vois pas faire autre chose que travailler la terre, j’essaierai peut-être dans les années à venir de transformer les plantes sous d’autres formes que les tisanes ou trouver une idée qui permette de générer un salaire pour deux personnes afin que Seydou puisse rester travailler avec moi. Avec Seydou, on aimerait aussi beaucoup trouver un petit bout de terrain chez lui en Casamance pour y planter des fruits et quelques médicinales bien évidemment !
Mr Mondialisation remercie chaleureusement Marion et Anaïs pour leur temps. Anaïs, 2 chapitres est actuellement en salles : Trouver sa séance !
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