Jeudi 19 janvier 2023, le tribunal administratif de Rouen a rejeté les référés déposés notamment par l’association Écologie pour Le Havre, ainsi qu’EELV Normandie et le député Julien Bayou, contre deux autorisations administratives qui avaient été accordées dans le cadre du projet de terminal méthanier flottant (TMF) ou Floating Storage and Regasification Unit (FSRU) dans le port du Havre en Seine-Maritime.
Pour rappel, ce projet avait été annoncé par le gouvernement français à la suite de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022. Un FSRU est un navire amarré en permanence, dont la fonction est de recevoir du gaz naturel liquéfié (GNL) transbordé depuis des navires méthaniers, de le stocker, de le ramener à l’état gazeux et de l’injecter dans le réseau de transport de gaz naturel.
En charge du projet, le consortium composé de TotalEnergies et GRT Gaz a pour objectif une mise en service avant l’hiver 2023. TotalEnergies met à disposition un FSRU, le Cape Ann, d’une capacité de regazéification de 45 TWh par an – soit 10 % de la consommation française, qui sera exploité par sa filiale TotalEnergies LNG services France (TELSF). Le terminal est relié à des installations à quai, lesquelles sont raccordées au réseau grâce à la construction par GRT Gaz d’une canalisation de 3,4 km.
En lien avec l’établissement public du grand port fluviomaritime de l’axe Seine (Haropa), il a été décidé d’installer le FSRU et ses équipements à l’intérieur même du port du Havre, en empiétant sur l’actuel terminal roulier. Ce projet industriel inédit en France, officialisé par la Première ministre le 23 juin 2022, s’est vu offrir un régime juridique ad hoc par la loi du 16 août 2022 portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat.
Une absence d’étude environnementale a priori
Choisir un terminal méthanier flottant plutôt que terrestre (comme ceux de Dunkerque, Fos, du Verdon ou de Montoir-de-Bretagne) engage à respecter des procédures et réglementations différentes. Dans le cas d’un terminal terrestre, une évaluation environnementale impliquant une enquête publique est requise, à l’instar du projet prévu en 2007 sur le site d’Antifer dans la commune de Saint-Jouin Bruneval.
À l’inverse, dans la conception du TMF que porte l’État, les installations terrestres (amarrage du FSRU, système de transfert de gaz, divers équipements de sécurité) sont soumises au respect des règles des codes de l’environnement et de la construction, tandis que le navire relève de la législation maritime.
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La dissociation des aspects terrestres et maritimes dans le projet a ainsi pu conduire le préfet de Normandie à considérer, dans une décision du 3 août 2022, que la demande d’autorisation de construction de la canalisation de gaz échappait à une évaluation environnementale.
Au contraire, les opposants au projet jugent que celui-ci forme un tout, constitue une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) et doit être soumis à évaluation environnementale. En particulier, ils allèguent que le navire sera amarré pour cinq ans (selon la loi), qu’il ne sera de fait plus employé normalement à la navigation et deviendra donc une installation fixe dédiée à une activité industrielle.
Des autorisations administratives accélérées
Les deux réunions d’informations (dont une publique) tenues postérieurement à l’engagement du projet, auxquelles s’est ajoutée une participation du public par voie électronique concernant la seule construction et exploitation de la canalisation, n’ont pas permis de discuter ces choix, ni ceux relatifs au lieu d’installation du FSRU ou à la technique utilisée.
Ne pas soumettre le projet à évaluation environnementale permet bien sûr d’accélérer la délivrance des diverses autorisations administratives de construire les installations terrestres.
En quelques mois seulement, de juillet à décembre, la dispense d’évaluation environnementale, le permis de construire les installations à quai et l’autorisation de construire la canalisation de gaz, ont été accordés, tandis qu’une procédure ICPE aurait duré entre 10 et 12 mois.
Des dérogations en série
Toujours dans le sens d’une accélération du dossier, afin de limiter les contestations du projet déjà apparues (notamment par voie de pétition), un décret du 29 septembre 2022 a créé un régime contentieux spécifique applicable aux décisions relatives au FSRU, en particulier la réduction de deux à un mois du délai de recours contre les décisions administratives.
À ces dérogations s’ajoutent les conditions inhabituelles d’exploitation de cette infrastructure gazière. Pour assurer la rentabilité financière du projet, la société TELSF a demandé que soient réservées 50 % des capacités du FSRU à TotalEnergies Gas & Power Ltd, société de droit étranger et autre filiale de TotalEnergies.
Bien qu’il s’agisse d’une dérogation majeure au principe de libre accès des fournisseurs aux infrastructures gazières, la Commission de régulation de l’énergie a donné un avis favorable le 24 novembre 2022, avis dont on imagine qu’il pourrait être suivi par la ministre en charge de l’énergie.
En dernier lieu, alors que les FSRU sont en plein développement dans le monde, le projet se heurte à un ensemble de considérations juridiques liées à la préservation de l’environnement.
Les enjeux environnementaux
D’abord, les FSRU échappent à l’application de l’annexe VI de la convention internationale de 1973 pour la prévention et la pollution par les navires (MARPOL) lorsqu’ils sont à l’arrêt, c’est-à-dire dans leur activité de stockage et de regazéification.
Quant au règlement local pour le transport et la manutention des marchandises dangereuses dans le grand port maritime du Havre du 30 mars 2018, il ne comprend pas (encore ?) de dispositions pour encadrer le cas d’un navire à quai exerçant une activité industrielle.
Par ailleurs, la technique de regazéification dite de la boucle fermée qu’utilisera le Cape Ann (il utilise une partie du gaz qui lui est transféré à partir des navires méthaniers) semble la pire de toutes les solutions techniques possibles, comme le montre un article récent.
La dépendance aux énergies fossiles
Ensuite, le projet présente l’inconvénient majeur d’accentuer la dépendance à l’égard d’une énergie fossile émettrice de méthane alors que l’urgence climatique est réitérée par le GIEC et que l’Accord de Paris de 2015 (juridiquement contraignant) a posé l’objectif de limitation du réchauffement climatique à un niveau inférieur à 2 °C.
Or, importer massivement du GNL, souvent issu de la fracturation hydraulique (technique d’extraction interdite en France depuis 2011 mais largement utilisée aux États-Unis d’Amérique notamment) et transporté par navire sur de longues distances, ne permettra pas à la France de réduire ses émissions de gaz à effet de serre.
À cet égard, même si la traçabilité du gaz de schiste semble difficile, il est envisageable que des obligations de protection de l’environnement soient imposées à l’exploitant du FSRU, comme l’article 3 de la directive 2009/73/CE du 13 juillet 2009 en donne la possibilité aux États membres et comme l’avait préconisé le Collectif Climat du Havre.
L’absence de preuve d’une « menace grave »
Face à l’enjeu climatique d’un projet industriel fondé sur une énergie fossile, le Conseil constitutionnel ne s’y est pas trompé lorsqu’il a jugé, dans sa décision du 12 août 2022, que « sauf à méconnaître l’article 1er de la Charte de l’environnement » selon lequel « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », les dispositions contestées de la loi du 16 août « ne sauraient s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz ».
Or, jusqu’ici, alors que la consommation de gaz semble désormais baisser de manière régulière en France, le gouvernement n’a pas fait la preuve de cette « menace grave ».
Ces différents points du projet de TMF, lourds d’enjeux juridiques, seront discutés lors d’un colloque à l’université du Havre les 6 et 7 avril prochains.
Nicolas Guillet participe au Collectif climat du Havre.