La destruction du barrage de Kakhovka sur le fleuve Dniepr le 6 juin 2023 a inondé une zone de plus de 600 km2 dans le sud de l’Ukraine, sur la rive droite (contrôlée par les Ukrainiens) comme sur la rive gauche (occupée par les Russes).
18 milliards de m3 d’eau se sont ainsi déversés dans la région de Kherson récemment reconquise par les Ukrainiens, provoquant l’évacuation de milliers d’habitants. Pour les deux belligérants, le fleuve fait à présent obstacle à toute velléité d’offensive et de franchissement.
La guerre d’Ukraine remet ainsi sur le devant de la scène une tactique militaire ancienne : l’inondation artificielle. Par le passé, l’eau a déjà été sciemment exploitée par les militaires pour se protéger, faire obstacle et/ou gêner les manœuvres de l’adversaire.
Une tradition militaire belge
En août 1914, conformément aux prévisions du plan offensif Schlieffen, les troupes allemandes en Belgique progressent à une allure fulgurante. Comment barrer la route vers l’ouest à la déferlante germanique ? L’armée belge résiste malgré l’effet de surprise. Les Belges ont alors une idée puisée dans l’histoire de leur pays : l’usage des inondations volontaires à des fins militaires en Flandre.
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
C’est en effet par ce stratagème que Louis XIV fut victorieux en 1647, 1658 et 1677. C’est de la même façon que la ville belge de Nieuport avait pu tenir cinq années de siège, mené par les Français, lors de la Guerre de succession d’Autriche, et qu’elle se protégea en 1793 des troupes de la Convention.
Après avoir hésité, sachant bien que la salinisation par l’eau de mer allait condamner pour des années la fertilité des sols agricoles submergés, les Belges ouvrent finalement les portes de l’écluse de la ville d’Yser entre le 21 et le 30 octobre 1914. Ils provoquaient ainsi l’entrée de l’eau de la mer du Nord dans une partie du polder.
Succès militaire, dégâts environnementaux
Ils poursuivirent en fermant l’écluse d’Ebbe, empêchant les eaux de s’évacuer alors que de fortes précipitations arrosèrent la région. Le 30 octobre, la manœuvre fut réitérée. Les Allemands ne se doutèrent toujours de rien.
Mais le 2 novembre, l’ordre fut donné aux troupes allemandes de se retirer. Dans une dépêche publiée dans le journal Corriere del la Sera, le journaliste italien Luigi Barzini décrit en ces termes la situation :
« Le terrain a bu l’eau goulûment et s’est saturé. L’inondation prend place en profondeur, bien à l’abri des regards. L’eau mène une sorte de guerre des mines et s’avance secrètement sous les pieds de l’ennemi. Le sol des tranchées devint boueux. Puis la boue se transforma en bouillie, et progressivement en eau sale. Les soldats dans les tranchées s’efforcèrent de les maintenir au sec ; mais l’eau monta toujours, irrémédiablement. Bientôt, apparut, dans ce désert monotone de la plaine, çà et là, le miroir à l’éclat métallique des eaux stagnantes. »
Les 50 km2 de terrains inondés firent barrage à l’armée allemande, mais l’inondation provoqua aussi, par débordement per ascensum de la nappe, l’éboulement des premières tranchées, en les rendant aussi insalubres.
Source d’inspiration pour les Allemands
Les militaires allemands, soucieux de conserver la mémoire de l’usage – à leur encontre – de cette « sape aquatique », inscrivirent en 1918 cette tactique dans des manuels de géologie militaire à l’attention des troupes combattantes. Le stratagème de l’inondation artificielle fut à nouveau utilisé par les Allemands en 1917 lors de leur repli stratégique sur la ligne Hindenburg – l’Oise inonda les plaines alentour.
Les Allemands se souvinrent de ces enseignements de la Grande Guerre dans la guerre qui suivit. C’est ainsi qu’ils inondèrent par débordement des canaux la zone côtière entre Calais et Nieuport en 1940. Au cours l’hiver 1939-1940, les Pays-Bas tentèrent pour se protéger, de rompre, par la remontée artificielle des niveaux d’eau, la couche de glace et les sols gelés. Ces derniers avaient une portance pouvant laisser passer des matériels et engins lourds.
Dans le cadre du Mur de l’Atlantique, les Allemands avaient inondé les marais du Cotentin en bloquant les portes à flots : l’eau entra dans les marais lors d’une pleine mer pour ne plus en ressortir. De nombreux parachutistes américains, tombés dans le marais et surtout dans les limes (fossés), ne survécurent pas. Les 6 et 7 juin 1944, les marais de Carentan furent inondés par ouverture de l’Écluse de la Barquette au cours des opérations de débarquements.
Des antécédents en Allemagne et au Vietnam
L’inondation artificielle par destruction de barrage en Ukraine à des fins tactiques et stratégiques n’est pas une première.
Le 17 mai 1943, les Britanniques montèrent et menèrent une opération spéciale « Chastise » visant à détruire, par un raid par quadrimoteur Avro Lancaster à très basse altitude et une bombe à ricochet larguée à la surface de la retenue d’eau, le barrage de l’Eder dans la Ruhr. L’objectif était de noyer une partie de cet important bassin industriel et ses usines d’armes et munitions, mais aussi de les priver de leur alimentation électrique.
L’arme « aquatique » fut aussi exploitée par les Américains durant la Guerre du Vietnam (1955–1975). L’opération Popeye menée du 20 mars 1967 au 5 juillet 1972 par l’armée américaine consista à apporter aux nuages une charge d’iodure d’argent pour accentuer les pluies et prolonger artificiellement la mousson. Une action qui permit d’embourber les combattants Viet Cong et les matériels circulant sur la piste stratégique Hô Chi Minh au Vietnam, Laos et Cambodge, et qui généra un excédent de pluie de 30 %.
Tactique de la « Terre inondée »
Loin d’être uniquement une tactique de la « Terre brûlée » des armées en repli, cette tactique de la « Terre inondée » participe à la stratégie globale des forces engagées, en jouant par l’offensive sur le pouvoir destructeur de l’eau, par la défensive en faisant obstacle à la libre manœuvre de l’adversaire, pour le freiner ou endiguer sa marche.
Les tactiques militaires basées sur les modifications de l’environnement ont été prohibées par la Convention ENMOD (ENvironment MODification) adoptée par la résolution 31/72 de l’assemblée des Nations unies, signée à Genève le 18 mai 1977 et entrée en vigueur le 5 octobre 1978.
Les signataires s’engagent à ne pas avoir recours, dans leurs engagements militaires, à « l’utilisation militaire ou toute utilisation hostile de techniques de modification de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves en tant que moyen de destruction, de dommage ou de préjudice à l’encontre de tout autre État partie ». La France ne fut pas signataire, contrairement à l’ex-URSS.
Daniel Hubé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.