Agir pour le climat ou la biodiversité est plus dur qu’il n’y paraît. On l’a vu en novembre dernier avec les conflits d’intérêts entourant le sultan al-Jaber, à la fois président de la COP28 et de la compagnie pétrolière nationale des Émirats arabes unis. Ce dernier avait d’ailleurs été accusé de profiter du sommet mondial sur le climat pour organiser des rendez-vous d’affaires pour conclure des contrats commerciaux pour sa société. Il avait également affirmé qu’il n’y avait pas de preuve scientifique pour justifier l’élimination des énergies fossiles, avant de finalement rétropédaler.
Cette séquence médiatique illustre la difficulté à adopter une rhétorique sur le climat qui entraîne de réels changements sans accentuer le changement climatique lui-même. C’est pour cela que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) – aussi surnommé GIEC de la biodiversité – appellent à un changement transformateur.
Mais qu’est-ce qu’un changement transformateur ? Un autre mot politique à la mode ? L’IPBES le définit comme une « réorganisation fondamentale et systémique des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs » de nos sociétés.
Il ne s’agit donc pas d’un petit changement ici ou là, mais d’une remise en question complète de notre mode de vie. On le comprend, le changement transformateur mobilise de nombreuses disciplines scientifiques différentes. La difficulté à le mettre en route est le reflet de l’environnement socioécologique complexe dans lequel nous vivons. Pour autant, il n’a rien d’une formule magique. Pour comprendre comment ce concept peut nous aider, il faut d’abord revenir à ses origines.
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Aux origines du concept, l’IPBES
Depuis plus de 10 ans, l’IPBES a produit plusieurs évaluations mondiales, tirant la sonnette d’alarme sur la perte de biodiversité et des services écosystémiques fournis par celle-ci à l’humain. Malgré la synthèse des connaissances actuelles issues de milliers d’études scientifiques dans ses rapports d’évaluation, les progrès ont été largement insuffisants. Et cela tant en matière de conservation des espèces, de développement durable ou de partage équitable des avantages découlant de la biodiversité, par exemple les ressources génétiques.
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L’intégration du travail de synthèse réalisé par l’IPBES par les décideurs a été largement insuffisante, que ce soit au niveau mondial, national ou local. En effet, nous continuons à perdre la biodiversité à un rythme sans précédent.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le changement transformateur de notre façon de vivre reste un défi. Il n’existe pas encore de moyens clairement établis d’intégrer la biodiversité dans les choix politiques. Pour s’en rendre compte, on peut prendre l’exemple de la mobilité, qui est une source importante d’émission de CO2. Pourtant, nous sommes loin de nous abstenir de tout déplacement inutile.
Autre exemple, dans le domaine des loisirs, celui des stations de ski. Elles tentent encore et toujours de contrer les effets du changement climatique en se déplaçant toujours plus haut, ou en installant encore plus de canons à neige. Tout en ayant au passage des impacts parfois graves sur la biodiversité et sur l’hydrologie.
En février dernier, un rapport de la Cour des comptes soulignait que l’argent des contribuables consacré à l’adaptation des stations de ski était de l’argent perdu, qui aurait pu aller à des défis plus importants.
L’IPBES procède actuellement à une évaluation approfondie du changement transformateur. L’enjeu est de taille : placer l’humanité sur une trajectoire durable.
Qu’est-ce que le changement transformateur ?
Pour comprendre ce qu’est un changement transformateur, on peut poser le problème à l’envers. Avec la révolution industrielle, la croissance économique est devenue continue. Ce qui a entraîné une co-évolution de nos valeurs, nos connaissances, notre organisation sociale, nos technologies et de notre environnement.
En conséquence, l’humanité a franchi de nombreuses limites planétaires. L’augmentation des émissions de CO2 a pour conséquence dramatique la hausse constante des températures, la multiplication des catastrophes climatiques et un déséquilibre général du climat mondial.
Nous surexploitons également nos ressources naturelles et, ce faisant, nous détruisons la biodiversité. Cela augmente les risques sanitaires en raison de l’augmentation de l’incidence des agents pathogènes, de la baisse de la qualité de l’eau, ainsi que de la diminution de la santé mentale et physique qui en découlent.
La pression sur la biodiversité ne cesse de croître en raison des intérêts économiques. Le nombre de dérogations demandées aux comités scientifiques régionaux (CSRPN) ou au comité national de protection de la nature (CNPN) en est un bon indicateur.
Vu comme cela, le changement transformateur n’est rien d’autre que la réduction de nos impacts qui menacent le système de survie de la vie sur Terre. Ce que nous avons fait pour exploiter – puis surexploiter – des ressources naturelles, nous pouvons aussi le défaire pour revenir à des niveaux de pression soutenables dans tous les secteurs.
La nature en ville, un exemple de changement transformateur
L’une des facettes du changement transformateur serait le développement d’infrastructures plus vertes en ville. En effet, les écosystèmes urbains aussi abritent une biodiversité qui fournit des services écosystémiques importants pour le bien-être humain.
Par exemple, une collectivité qui garderait des parcelles de fleurs sauvages plutôt que du gazon régulièrement tondu peut à la fois réduire ses coûts, empêcher le ruissellement de l’eau et limiter ses émissions de gaz à effet de serre, tout en augmentant la diversité et l’abondance des espèces et des communautés d’arthropodes et d’oiseaux.
Mais pour implémenter ces réflexions sur le changement transformateur, nous devons surmonter les barrières en place, qui sont nombreuses. Pour ne citer que quelques défis : il y a d’abord celui de la gouvernance, il y a celui consistant à mieux intégrer la biodiversité dans l’infrastructure verte urbaine, ou encore le développement de capacités de modélisation modernes à l’échelle de la ville, qui pourraient être mieux intégrés par les urbanistes.
Cela vous semble difficile ? Oui, c’est vrai. Mais, de cette manière, non seulement l’environnement urbain s’améliorera, mais ses effets négatifs sur la planète seront dans le même temps réduits.
Impliquer les entreprises et les politiques
Mais l’adaptation de nos systèmes urbains nécessitera aussi l’implication des entreprises, qui doivent accepter d’adapter leurs processus commerciaux et leur gouvernance. À cet égard, cinq stratégies peuvent être envisagées pour les y inciter :
faire de la conservation de la biodiversité l’affaire de toutes les entreprises, des grandes aux petites ;
déplacer la focale, qui porte aujourd’hui presque exclusivement sur le CO2 en matière de durabilité pour les entreprises, pour donner une plus grande place à la protection de la biodiversité ;
tenir les entreprises responsables des impacts sur la biodiversité dans l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement ;
développer des cultures organisationnelles favorables à la protection de la biodiversité ;
et enfin créer des certifications tierces pour évaluer les pratiques commerciales favorables à la biodiversité.
Chacune de ces stratégies, seule ou combinée, constitue un défi en soi. Non seulement pour les entreprises, mais aussi pour les politiques. Dans ces conditions, de nouvelles connaissances scientifiques sont nécessaires pour sortir du statu quo et apporter des solutions innovantes au monde politique.
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La situation en France et en Europe
En France, la troisième stratégie nationale pour la biodiversité (SNB3) ne parvient pas à susciter un changement transformateur dans la société.
Pourquoi ? Parce que nos impacts majeurs sur la biodiversité et l’environnement n’ont pas été pris en compte. Les différences entre terre et mer, l’eau douce et les écosystèmes n’ont pas été identifiées. Il n’y a pas de distinction entre les actions de conservation fondées sur des données probantes et les actions anecdotiques.
La SNB3 est trop axée sur les aspects de limitation ou de compensation des impacts environnementaux, et se base trop sur des approches volontaires, des labels et des certifications. Elle ne prend pas en compte les liens entre l’homme et la biodiversité et la dépendance de l’homme vis-à-vis de la biosphère. C’est ce que montre la littérature scientifique qui a étudié la SNB3 avec la grille de l’IPBES.
L’Union européenne (UE), de son côté, a essayé d’être plus ambitieuse sur la transition écologique. Elle a établi le principe « do-no-harm » (aussi appelé « do no significant harm »), qui donne à chaque État la responsabilité de prévenir, réduire et contrôler le risque de dommages environnementaux.
Il s’agit d’une mesure politique proactive qui impose aux acteurs économiques de ne causer aucun préjudice aux six principaux objectifs environnementaux qui déterminent la durabilité d’une activité : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation à celui-ci, l’utilisation durable des ressources marines, l’économie circulaire, la prévention et la réduction de la pollution, et enfin la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes.
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L’apport de la transdisciplinarité
À cet égard, nous devons non seulement trouver de nouvelles solutions pour susciter un changement transformateur, mais aussi évaluer le potentiel de transformation des mesures actuelles.
Or, pour cela, nous devons former les gens (et en particulier les jeunes chercheurs et les décideurs politiques et économiques) à la pensée transdisciplinaire. Les retours d’expérience sont très encourageants. Ils montrent que ce type de formation, en soutenant l’apprentissage par la pratique, les interactions de groupe et les échanges interdisciplinaires, favorise l’émergence de valeurs et visions communes ainsi que d’autocritiques constructives.
Le défi du changement transformateur est complexe et nécessite une approche trans – et multidisciplinaire, à la croisée des sciences environnementales, sociales, médicales, des technologies et de la pédagogie. Et cela aux échelles mondiale, régionale, nationale et locale. Nous avons besoin d’entreprises, de responsables politiques et de décideurs bien informés sur ses enjeux. Et surtout, nous avons absolument besoin de la société civile pour relever le défi.
Autrement dit, le changement transformateur est l’affaire de tous. Un avenir transformé est possible, mais nous devons passer du discours à l’action, ensemble.
Créé en 2007 pour aider à accélérer et à partager les recherches scientifiques sur des enjeux sociaux majeurs, le Fonds d’Axa pour la recherche soutient près de 700 projets dans le monde mené par des chercheurs issus de 38 pays (par exemple celle de Dirk Schmeller). Pour en savoir plus, visiter le site ou bien suivre sur LinkedIn.
Dirk S. Schmeller a reçu des financements de AXA Research Fund, BioDiversA, European Commission.