Alors c’est quoi un bon argument ?
Q : Alors Professeur Débéka, rentrons dans le vif du sujet. Qu’est ce qu’un bon argument ?
R : Effectivement, on commence par une question difficile, si ce n’est LA question difficile. Je serais tenté de dire qu’il n’y a pas de bon argument dans l’absolu. Est-ce que le bon argument repose sur une vérité ou est-ce que c’est celui qui convainc le ou les autres débatteurs ? Et si un argument bien tourné mais faux sur le fond fait mouche, est-ce un bon argument ?
Q : Houla… Vous voulez parler du dialogue de Platon avec les sophistes ?
R : Entre autre. Ce n’est pas neuf comme débat. Une vision plus moderne des choses est le marché des idées, en tous cas dans la perception générale. Il s’agit d’un espace où tous les opérateurs seraient égaux et où l’idée est une marchandise et la meilleure offre l’emporte. Ce n’est pas exactement le marché cognitif de Gérald Bronner, mais pas loin. En tous cas, c’est comme ça qu’il est compris par beaucoup.
Q : Dans ce cas, il suffirait de formuler le meilleur argument qui remporterait l’adhésion sur ce marché, tout simplement.
R : C’est une vision idéalisée des choses. Comment expliquer que même avec des preuves, rien n’y fait, nos arguments n’ont aucune prise ? Tout comme les conditions pour un marché libre en économie sont purement théoriques, elles le sont dans une discussion.
Q : Vous ne sous-entendez pas que les gens pensent mal tout de même…
R : Ha, le mal du siècle, parlons-en ! Ce à quoi on assiste est un glissement. Depuis un moment déjà, les débats sont animés autour de la nature de l’argument. Est-ce un sophisme ? C’est le sujet de la série d’articles de Ce n’est qu’une théorie et Gaël Violet pour Zet-éthique. Le débat s’est cristalisé autour de principes rigoristes : est-ce que cet argument relève de la liste des moisissures argumentatives ? Est-il seulement éligible au rang d’argument ! En fin de compte, les discussions ne tournent plus qu’autour de ça. Et en cherchant à n’opposer que le vrai au faux, la vérité au mensonge, il se dépolitise. Il ne devient qu’un échange où la technique l’emporte.
Q : C’est quoi la vérité ? On ne va quand même prendre en compte des mensonges ?
R : Justement ! Ce réductionnisme aux biais cognitifs est une mauvaise façon d’appréhender les choses. Qu’est ce que la vérité, c’est une question qui n’est pas arrêtée. À force d’exiger que les gens pensent bien pour être dignes d’entrer dans l’arène, on fait abstraction des conditions dans lesquelles les idées se fabriquent. Mais qui décide de ce qui est vrai ? On se repose habituellement sur un consensus, mais ce n’est pas toujours définitif. On peut considérer qu’une certaine dose de relativisme est raisonnable, sans pousser jusqu’à dire que tout n’est qu’hypothèse non plus. Et puis, un argument fallacieux peut aussi raconter des choses vraies sur le vécu.
Q : Le vécu… Vous voulez dire l’expérience personnelle ?
R : L’expérience personnelle existe, c’est un fait, prouvez moi le contraire ! Blague à part, il est devenu courant de déconsidérer le vécu, parce qu’un cas ne fait pas la règle, qu’un témoignage peut être tronqué par l’épreuve du temps, mais malgré tout, ça existe. Qui à gauche serait prêt à invalider le récit d’une femme seule avec des enfants, et la réalité qu’elle affronte. Celle du travailleur qui s’use sur la chaîne (voir l’extrait ci-dessous : Avec le sang des autres de de Bruno Muel – groupe Medvedkine Sochaux – 1974), c’est une vérité aussi. Les vérités des vécu varient, de Sochaux à Ouagadougou, en 1993 ou en 2023. Alors l’expérience personnelle ne fait pas tout, mais la balayer d’un revers de la main est une erreur. D’ailleurs, faut-il le rappeler, le débat politique n’est pas une expérience scientifique dans un laboratoire, il oppose plusieurs vérités, met en valeur des antagonismes.
Q : Alors à quoi ça sert de debunker ?
R : La question est plutôt ce qu’on fait du fact-checking. Le fait vérifié n’est qu’une information dans un espace, il n’a de sens que s’il est mis en perspective. Ça arrive à tout le monde de se planter et de dire une énorme bêtise. Ce qui importe, c’est ce que ça implique : est-ce que ça sert un narratif ? Pourquoi est-ce qu’un ami proche a envie de croire ce qui est de toute évidence quelque chose de faux ? Et face à un proche, nous ne sommes pas un scientifique qui mène une expérience en double aveugle, beaucoup d’éléments de contexte entrent en jeu. Alors on cherche à comprendre, à relier les points entre eux, à identifier des narratifs, des parcours.
Q : Vous vous en êtes pris aux naturopathes récemment…
R : Oui. C’est un thème très populaire en ce moment, il déchaîne les passions. C’est une question complexe, pourquoi a-t-on recours à la naturopathie. Les raisons sont très variées, prenez par exemple la douleur. C’est difficile de comprendre la douleur de l’autre, c’est déjà une tâche complexe dans le monde médical. Si la médecine n’a pas entendu la douleur d’un patient, physiologique ou psychique, alors pourquoi ne pas se tourner envers le premier qui prétend avoir une solution. Dire que ce crudivoriste est un charlatan n’est pas suffisant, tout comme dire que cet ensemble de disciplines ne repose sur aucune base scientifique ; c’est parfaitement inaudible. Donc la vérité scientifique n’est pas un bon argument, elle ne porte pas.
Q : Ils sont stupides ?
R : Bien sur que non ! Ils ont des raisons de penser ça. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ce sont leurs raisons, forgées par leurs vécus. Et il en va de même pour les cultures, les croyances… On a tort de considérer que croire en des vérités tronquées, voir de purs mensonges, relève d’une mauvaise façon de faire ou de stupidité. C’est un raccourci trop facile, et surtout ça permet de ne pas expliquer comment naissent les idées et comment elles voyagent et se répandent.
Par exemple, pourquoi le narratif russe, sa propagande et ses mensonges font recette aujourd’hui dans certaines sphères ? Aucune preuve ne porte, elles sont invalidées par défaut. Et pourtant, ce narratif remporte l’adhésion de gens qui pensent tout à fait correctement. Nous avons donc deux hypothèses : ou ils sont conscient de servir un régime autoritaire et n’y voient pas de problèmes, ou le récit qui leur est proposé colle à leur vision du monde. Allez donc dire aux africains qui chassent les français après la colonisation qu’ils sont stupides de se jeter dans les bras de Wagner ? Il y a des raisons politiques, je pense qu’ils se trompent lourdement, mais pour autant j’en comprends l’origine.
Q : Donc finalement c’est quoi un bon argument ?
R : C’est une question d’éthique. Il n’y a pas de bons arguments. Il n’y a pas de marché des idées, et personne n’est complètement ni philosophe ni rhétoricien. Avoir des raisons n’est pas avoir raison non plus. L’argument est devenu un fétiche, au sens sacré, au sens où il est plus important même que son contenu et la position morale qu’il défend. C’est ce type de raisonnement qui mène à vouloir discuter avec tout le monde, sûr de ses forces et de la qualité de son esprit bien fait. Et vous allez rire, ça ne se passe jamais comme on s’y attend (ou plutôt si, ça tourne toujours mal).
Malgré tout, gardez à l’esprit que moi aussi je peux me tromper et que je suis également sujet à des croyances.
- Les gens pensent mal, le mal du siècle – Zet-éthique
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