Alors que les océans représentent 71 % de la surface terrestre, ses fonds demeurent largement méconnus. Trois quarts du plancher océanique restent à cartographier. Pourtant, il s’agit d’un réservoir de biodiversité inestimable, qui compterait à ce jour plus d’un million d’espèces encore inconnues adaptées à des conditions extrêmes. Cette biodiversité joue un rôle clé dans le fonctionnement global de l’océan.
Lancée en 2023, la plate-forme web « Espions des Océans » permet au grand public de contribuer aux recherches sur la faune et la flore vivant sur les fonds des mers. Chacun peut ainsi annoter les images collectées par l’Ifremer grâce à ses observatoires (par exemple EMSO-Azores) ou ses sous-marins dans des habitats marins variés : geysers sous-marins, récifs coralliens d’eau froide, Rade de Brest… L’utilisateur peut ainsi choisir dans quel univers sous-marin il souhaite « plonger » et passer d’un milieu à l’autre dès qu’il le souhaite.
Pour se jeter dans le grand bain, nul besoin d’être un expert : les participants sont guidés par différentes aides et tutoriels pour mener un travail d’analyse similaire à celui effectué par les scientifiques.
Il y a urgence à mieux comprendre ces écosystèmes : les fonds marins, en particulier les écosystèmes profonds, sont l’objet de convoitise depuis la découverte de ressources minérales intéressant les industriels. Ces environnements sont menacés par les activités humaines à travers une possible exploitation, alors même qu’on en ignore encore la plus grande partie.
Imagerie et autres techniques de pointe
Les scientifiques marins sont confrontés à des défis technologiques pour accéder, explorer et étudier ces environnements lointains et profonds. Pour y parvenir, ils doivent déployer des techniques de pointe souvent spécifiquement développées pour répondre aux contraintes du milieu.
Il peut s’agir de navires océanographiques de haute mer depuis lesquels sont déployés des sous-marins capables d’atteindre plusieurs milliers de mètres de profondeur, ou d’observatoires directement posés sur le fond marin afin d’enregistrer des données en continu. Ces deux types de supports – sous-marin et observatoire – sont armés de différents capteurs de mesure et outils d’échantillonnage permettant d’acquérir des informations biologiques, chimiques, géologiques et physiques sur les écosystèmes visés.
Parmi l’instrumentation utilisée, l’imagerie est devenue une technique largement utilisée pour étudier l’océan, de la côte au large, de la surface aux abysses, dans la colonne d’eau et dans les fonds marins.
En effet, avec les progrès de la technologie sous-marine, l’acquisition d’images est devenue inestimable pour collecter des informations sur l’habitat et la distribution de la flore et de la faune, sur l’abondance et la taille des espèces, mais aussi sur le comportement, les habitudes alimentaires, la croissance, la reproduction ainsi que la réponse de l’organisme aux changements de l’environnement.
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Autre avantage de l’imagerie par rapport à la collecte d’échantillons physiques : elle est non intrusive et non destructive du milieu observé. Elle permet également d’étudier la distribution et la dynamique des espèces à large échelle, aussi bien dans l’espace (à l’échelle de plusieurs kilomètres carrés) que dans le temps (sur des périodes pouvant s’étendre jusqu’à plusieurs années).
À la clé, des données écologiques précieuses, mais aussi un excellent outil de communication qui permet à ces observations d’être partagées et comprises par toute la société.
Des milliers d’images à analyser
Pour extraire l’information de toutes les images collectées, les chercheurs doivent s’atteler à une tâche particulièrement chronophage : visualiser et analyser chaque photo ou vidéo afin d’y identifier tous les organismes vivants et décrire leurs habitats.
Vu le nombre croissant d’engins équipés de caméras exploités dans le domaine des sciences marines, les équipes de recherche se heurtent à un volume colossal de données à traiter. Autrement dit, à une déferlante « big data » qui touche à son tour la biologie marine.
C’est ainsi qu’est née l’idée – au départ, dans le domaine de l’astronomie – de demander de l’aide aux citoyens pour annoter ces images (c’est-à-dire, attribuer des catégories aux images entières, à des régions ou à des objets d’intérêts dans les images).
Depuis, les sciences participatives, en permettant à des personnes souvent amateurs de participer au processus d’analyse des données scientifiques, se sont révélées être une approche puissante pour démultiplier l’effort et lever certaines des barrières d’accès à la recherche.
Les sciences participatives ne sont pas les seules à venir assister le chercheur dans ces tâches répétitives et fastidieuses. L’avènement de l’intelligence artificielle (IA) a permis le développement d’algorithmes facilitant le traitement automatique des grands jeux de données, et en particulier des images.
Ces méthodes donnent beaucoup d’espoir pour désengorger le flux d’images en attente d’analyse. Mais les machines ont besoin de jeux de données d’apprentissage pour être entraînées à identifier nos espèces d’intérêt, et ceux-ci ne peuvent être construits que par des humains. C’est aussi à cela que servent les données générées par les utilisateurs de la plate-forme.
La participation du public est donc cruciale pour faire progresser la science. Elle se base sur un partenariat entre les citoyens et les chercheurs, contribue à la création de connaissance et au développement technologique d’IA permettant de classer les images océanographiques. Dans le même temps, elle permet de sensibiliser à la démarche scientifique et aux changements subis par les écosystèmes marins.
« Gamification » et validation des données
Plus les citoyens annotent d’images, plus ils progressent et peuvent passer des niveaux qui leur donnent accès à de nouvelles espèces à identifier. Ils élargissent ainsi leurs découvertes et leurs connaissances sur l’environnement marin, grâce à un mécanisme de « gamification » qui rend la démarche ludique.
La plate-forme est également évolutive. Une fois qu’une mission d’annotation est terminée, si de nouvelles images ont été mises en ligne, une nouvelle mission peut démarrer. La quantité d’images à traiter et de questions scientifiques à résoudre n’a pour ainsi dire pas de limite.
Pendant ce temps, les chercheurs en écologie s’attellent à valider les données citoyennes par des méthodes statistiques afin de pouvoir les exploiter scientifiquement. Cela permet de dégager des tendances statistiques et de mettre en relation la présence (ou l’absence) de ces espèces par rapport à diverses conditions environnementales.
D’autres experts, en IA cette fois, peuvent ensuite utiliser les jeux de données produits via « Espions des Océans » pour développer et entraîner des algorithmes d’apprentissage automatique. Ceux-ci pourront, à terme, être utilisés en routine et accélérer la phase de détection des espèces visibles dans les images.
À ce jour plus de 5 000 images peuvent être annotées dans la plate-forme (sur plus de 20 000 images au total en comptant les missions passées), avec plus de 4000 utilisateurs ayant fait au moins une annotation. Et ce n’est pas fini, le tout nouvel univers « Espions de la Méditerranée » vient de rejoindre la famille des Espions, proposant des centaines d’images d’un autre milieu à découvrir.
Cette belle synergie entre scientifiques de l’océan, de l’IA, et de tous les publics et générations de la société, laisse présager de résultats nouveaux et cruciaux pour mieux protéger les fonds marins. De quoi élaborer de nouveaux outils de gestion et d’aide à la décision pour préserver la diversité biologique et ce patrimoine commun de l’humanité qu’est l’océan. La société tout entière en fait la demande.
Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Catherine Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.