Climat : le Tribunal international du droit de la mer livre un arrêt historique

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Ce 21 avril 2024, le Tribunal international du droit de la Mer (TIDM, que l’on nommera simplement Tribunal dans ce texte) est rentré dans l’histoire en devenant le premier organe judiciaire international à rendre un avis consultatif sur le climat. Par là, il répondait à une question posée en 2022 par la Commission des petits États insulaires (Cosis) dans le cadre d’une demande d’avis consultatif.

L’avis conclut à l’obligation des États de protéger et de préserver les océans de la planète des effets du changement climatique. C’est la première fois qu’un tribunal international se penche sur les obligations des États en matière de changement climatique dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite « de Montego Bay » – que l’on nommera Convention dans ce texte.

Cet avis fait partie de la vague de textes attendus pour les mois à venir de la part des organes juridictionnels internationaux, sollicités à plusieurs reprises pour se prononcer sur les obligations des États relatives au changement climatique :

  • La Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre prochainement un avis suite à une demande effectuée en mars 2023 par Vanuatu dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies. Il doit porter sur les obligations des États de limiter le réchauffement climatique et sur leurs responsabilités face aux dégâts causés par celui-ci.

  • La Cour interaméricaine des droits de l’homme a été saisie en janvier 2023 par le Chili et la Colombie, là aussi pour éclaircir

les obligations des pays à répondre à l’urgence climatique dans le cadre du droit international.

Rappelons, dans ce contexte, l’importance de cet avis consultatif. Même s’il n’a pas de portée obligatoire, il peut exercer une influence non négligeable à la fois sur le droit international et sur des décisions de justice nationales en matière climatique.

Le raisonnement des juges internationaux

Avant de détailler la réponse du Tribunal, examinons d’abord la question qui lui a été posée. La Cosis interrogeait le Tribunal sur l’existence d’obligations spécifiques, pour les États parties à la Convention, de prévenir, réduire et maîtriser la pollution marine. Ceci en relation avec les effets délétères qui résultent – ou sont susceptibles de résulter – du changement climatique causé par les émissions anthropiques (c’est-à-dire, résultant des activités humaines) de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.

Le Tribunal a estimé qu’il devait d’abord déterminer si les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère relevaient bien de la définition de la « pollution du milieu marin » au sens de l’article 1, 1, 4, de la Convention.

Cet article, note le Tribunal, ne fournit pas explicitement une liste de polluants du milieu marin, mais liste trois critères pour déterminer ce qui constitue une telle pollution :

  • il doit s’agir d’une substance ou une énergie,

  • elle doit avoir été introduite par l’homme, directement ou indirectement, dans le milieu marin,

  • cette introduction doit avoir (ou être susceptible d’avoir) des effets nocifs.

Cette définition est générale, en ce sens qu’elle englobe tout ce qui répond à ces critères. De même, les termes « substance » et « énergie » doivent être compris dans un sens assez large.

Les arguments scientifiques au Tribunal

Trois points décisifs ont permis au Tribunal d’affirmer l’obligation de protection et de préservation pour les États :

  • Le rôle des océans dans la protection contre le changement climatique,

  • La qualification des émissions de gaz à effet de serre (GES) en tant que « polluants » marins,

  • Les obligations des États de préserver les océans à cet égard.

Pour cela, les arguments scientifiques ont tenu une place centrale. Dans son raisonnement, le Tribunal a repris le dernier rapport du GIEC à travers plusieurs arguments clés, notamment :

  • l’océan est « un régulateur climatique fondamental à des échelles de temps saisonnières à millénaires »,

  • l’accumulation de GES anthropiques (définies par les juges comme « résultant des activités humaines ou produit par elles ») dans l’atmosphère a eu de nombreux effets sur l’océan.

  • les émissions anthropiques de GES « ont conduit à des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d’oxyde nitreux qui sont sans précédent depuis au moins les 800 000 dernières années ».

En ce qui concerne les risques liés au climat, le Tribunal rappelle que, selon le GIEC toujours :

  • « Les risques et les effets néfastes prévus ainsi que les pertes et dommages connexes liés aux changements climatiques augmentent. »

  • « L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur marine accroîtra les risques de perte de biodiversité dans les océans. »

Autrement dit, le Tribunal établit, grâce aux arguments scientifiques du GIEC, un lien de causalité entre les émissions de GES d’une part, et le réchauffement des océans et la perte de biodiversité marine d’autre part. Ce sont ces éléments qui ont ensuite permis aux juges de conclure que les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère constituent une pollution du milieu marin.

Une obligation de protection

Revenons sur les trois critères qui permettent de caractériser la pollution marine dans la Convention : la qualification de substance ou d’énergie, l’introduction directe ou indirecte par l’humain dans le milieu marin, et les effets nocifs, réels ou avérés, consécutifs à cette introduction.

Ici, le Tribunal a estimé que ces trois critères étaient remplis.

  • Il estime que les gaz à effet de serre d’origine humaine, et en particulier le CO2, sont bien des « substances » et que la chaleur accumulée par les océans est de l’énergie thermique, une forme d’énergie. Une interprétation d’ailleurs partagée par la Commission du droit international dans son commentaire sur la définition de la « pollution atmosphérique ».

  • Comme les GES introduits indirectement par les êtres humains piègent la chaleur dans l’atmosphère, et que les océans stockent ensuite cette chaleur, la seconde condition est remplie.

  • Le réchauffement des océans, on l’a vu précédemment, provoque une augmentation des pertes et dommages liés au changement climatique, ainsi qu’une perte de biodiversité marine. Les effets nocifs de la troisième condition sont donc caractérisés.

Les coraux font partie des victimes du changement climatique.

Restait une dernière étape dans le raisonnement des juges : les obligations spécifiques des États parties de protéger et préserver les océans face aux pollutions du milieu matin ainsi définies.

  • Le Tribunal cite d’abord l’article 192 de la Convention qui dispose que « les États ont l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin ».

  • Il reconnaît aussi que, selon l’article 193, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs ressources naturelles conformément à leurs politiques environnementales, mais « conformément à leur obligation de protéger et de préserver le milieu marin », ce qui est une contrainte à l’exercice de leur droit souverain.

  • C’est en réalité l’article 194 qui constitue, dans cet avis, la disposition clé. Il exige notamment des États qu’ils prennent « toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin “quelle qu’en soit la source” ».

Pour le Tribunal, il s’agit d’une obligation commune à toutes les sources de pollution – notamment, comme on l’a vu plus haut, les GES – que les États doivent respecter.

Un avis qui fera date

Cet avis est important, car il confirme que le droit de la mer peut être utilisé pour évaluer les actions et inactions des États en matière de changement climatique. L’obligation de protéger le milieu marin contre toutes les sources de pollution marine ne pourra plus être remise en question. De ce fait, un État pourra être tenu pour responsable devant le Tribunal s’il ne déploie pas de mesures de prévention et de protection des mers et océans contre les activités émettant des GES.

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Pensons ici, par exemple, à l’exploitation des énergies fossiles en haute mer, aux marées noires provoquées par les navires pétroliers, ou même à toutes les activités produisant du CO2, même indirectement. De ce fait, les États seront probablement tenus d’exercer une vigilance accrue sur les activités qu’ils autorisent en mer.

On le voit, la portée de l’avis est grande. Il a un potentiel considérable pour faire évoluer les obligations des États dans la lutte contre le changement climatique. À terme, pourquoi pas, il pourra servir de base pour lutter contre les « irresponsabilités » environnementales.

The Conversation

Marta Torre-Schaub ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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