Comment mobiliser les émotions pour inciter à agir en faveur du climat ?

1 week ago 16

On parle souvent des émotions que génère la crise climatique comme l’éco-anxiété, l’éco-colère… Mais quelles émotions peuvent permettre de lutter contre l’inaction climatique ?


Face aux défis inédits présentés par la crise climatique actuelle et future, nous avons pu voir de nouvelles émotions émerger. On parle beaucoup d’une « éco-anxiété », de l’« éco-colère » ou encore de la « honte de prendre l’avion ». Les émotions sont-elles symptomatiques de notre impuissance ou peuvent-elles être mobilisables pour combattre la crise climatique et environnementale, comme peut le laisser penser l’étymologie même du mot émotion, du latin motio, action de mouvoir ?

En tant que vecteur du changement des comportements, l’émotion joue un rôle à trois niveaux : celui de la communication, de l’éducation et de la transformation au service de l’action.

Communiquer en tablant sur les émotions

On a longtemps cru que pour mobiliser les populations, il suffisait de les informer à partir des données sur l’évolution effective, anticipée ou probable du réchauffement climatique, comme les fameux deux degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels, que l’accord de Paris s’est engagé à ne pas dépasser. On sait aujourd’hui que cela n’est pas suffisant pour promouvoir activement des comportements adaptés à la crise écologique. Il semble ainsi que c’est davantage l’expérience sensible que font les populations du dérèglement climatique qui génère des modifications comportementales plutôt que des campagnes relayant les informations issues des rapports du GIEC.

C’est une donnée que les climatologues eux-mêmes ont intégré depuis longtemps. Ils s’appuient désormais sur la multiplication récente des évènements climatiques extrêmes (canicules, fonte des glaces, montée des eaux, sécheresse, tempêtes, etc.) pour favoriser la prise de conscience par les populations de l’urgence à modifier la trajectoire actuelle de nos sociétés. La science de l’attribution est née de ce constat. Une étude précisera par exemple que le changement climatique a rendu la sécheresse agricole subie par l’Amazonie en 2023 environ trente fois plus probable. Ou alors que la vague de froid qui a touché la Scandinavie début janvier 2024 (-44,6 °C à Vittangi, en Suède) est un événement « cinq fois moins probable » et qu’il aurait été « plus froid de 4 °C » que le précédent record.

Brésil : sécheresse en Amazonie, un désastre environnemental • France 24.

Contrairement à ce qui se passait il y a encore quelques années, la saillance de ces évènements extrêmes rend la crise climatique plus concrète, moins lointaine (dans l’espace et le temps) et plus probable. Relayés par les médias, ces évènements suscitent des émotions qui modifient les croyances et poussent potentiellement à l’action. La fréquence des évènements climatiques auxquels nous assistons est en ce sens, paradoxalement, porteuse d’espoir.


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La communication auprès du public demeure cependant indispensable. Des travaux s’interrogent ainsi aujourd’hui sur la façon de relayer l’information autour du changement climatique en mobilisant l’émotion de façon efficace. Nombreux sont ceux qui mettent en évidence l’intérêt qu’il y aurait à communiquer autour du changement climatique à partir de ses effets sur la santé. On peut y déceler une façon de contourner la fatigue climatique (une forme de lassitude ou de découragement induite par une forte exposition médiatique aux nouvelles négatives sur le climat), alors que l’insouciance climatique (ou son déni) continue de toucher en France environ 37 % de la population. Cela permet de dépasser le rempart des doutes en faisant pencher la balance vers l’intérêt personnel dès lors que la santé est en jeu.


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Éduquer par les émotions au changement climatique

Communiquer est une chose. Éduquer en est assurément une autre. L’éducation au changement climatique est un enjeu central pour penser la transition écologique. Dans de nombreux pays, dans le cadre du cursus scolaire (au collège ou au lycée) des programmes spécifiques ont été mis en place visant à enseigner aux élèves la réalité et la portée du changement climatique. Mais, cela est-il efficace ? Faut-il tenir compte des émotions ?

Il y a encore une dizaine d’années, les recherches effectuées sur l’éducation au changement climatique soulignaient la nécessité de mettre l’accent sur le contenu de l’information (les faits bruts et l’analyse des processus physiques en jeu). Des études plus récentes ont cependant mis en lumière le rôle de l’émotion dans le processus même d’apprentissage autour de cette question. Celle-ci révèle la difficulté de dissocier les mécanismes cognitifs de l’apprentissage des facteurs affectifs.


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L’étude de 2021 des chercheurs en géographie Charlotte Jones et Aidan Davison effectuée à partir d’entretiens auprès de jeunes australiens âgés de 18 à 24 ans est intéressante de ce point de vue. Les auteurs rapportent qu’une large majorité des jeunes expriment un fort désir d’agir en réponse à l’information qui leur a été communiquée au cours de leur scolarité sur la crise du climat. Cependant, ils font aussi le constat que l’école ne leur fournit aucune possibilité de changer les choses et d’agir, ce qui peut provoquer une colère, susceptible d’être dirigée elle-même contre les enseignants. Nombreux sont ceux indiquant que l’enseignement de la crise climatique devrait être réformé et contribuer à produire une expérience plus active (et non passive) augmentant les capacités de chacun et les capacités collectives à répondre à l’enjeu environnemental. Un jeune suggère ainsi qu’il faudrait « apprendre [aux enfants] à écrire des lettres aux dirigeants politiques ».

De plus, comme le révèlent les propos de plusieurs d’entre eux, l’enseignement ne semble pas favoriser l’expression émotionnelle des jeunes et peut même tendre à la décourager, ce qui est un frein à l’action. Dans certains pays, comme le Canada, la Finlande, les Pays-Bas et la Suède, des approches éducatives alternatives ont été mises en œuvre pour limiter cet effet en étant attentif au bien-être et au ressenti émotionnel des jeunes lorsque la crise climatique est évoquée en classe.

Intégrer les émotions dans l’apprentissage autour de la question de la crise climatique, communiquer en pensant à la façon de mobiliser les émotions du public, permet d’espérer forger des attitudes plus respectueuses de l’environnement.


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Transformer les émotions en moteur d’action

Éduquer permet de fournir des outils, de canaliser les émotions et de créer des actions qui incarnent du sens au niveau individuel et collectif. On peut ainsi agir sur les émotions positives, notamment la fierté d’agir et obtenir des résultats positifs dans un domaine précis (déchets, énergie ou autres). Les défis énergétiques lancés aux ménages sur la réduction de leur consommation d’énergie permettent par exemple d’apprendre sur la sobriété et les moyens d’y parvenir. Les outils comportementaux utilisés (nudges ou boosts) se servent du ressort des émotions pour apprendre à changer les habitudes énergétiques pour aller vers plus de sobriété.

Sur la Principauté Monaco, un défi a été lancé en 2019 aux ménages volontaires pour réduire leur consommation, soit de 15 % ou de 25 %. Les volontaires sont allés au-delà des objectifs fixés et ont en moyenne réduit leur consommation de 23 % pour le groupe avec un objectif initial de 25 % et de 27 % pour ceux qui avaient un objectif plus modeste de 15 %. Ces résultats étonnants pointent un paradoxe : si on met la barre trop haut, on risque de décourager les citoyens mais si on la met plus bas, on peut les amener à se surpasser à condition bien sûr que la pression ne soit pas trop forte et que les individus soient accompagnés dans cette démarche. Si les expériences portant sur les réductions de la consommation énergétique sont pour la plupart motivées par une volonté de gains financiers, ce ne fut pas le cas dans cette recherche, incluant une population de catégories sociales aisées, qu’il fallait conduire vers plus de sobriété en mobilisant des émotions positives avec l’aide d’outils adaptés (conseils et humour notamment).

Une des raisons du succès de cette expérience tient aussi à la politique de communication préparée par la Principauté pour atteindre l’objectif de réduction de 50 % des gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à 1990) et à la mobilisation de la population, notamment les plus jeunes autour de valeurs environnementales avec la mise en place d’un programme d’éducation « Green is the new glam ». L’objectif est de véhiculer des émotions positives autour de cette transition énergétique pour l’ensemble de la population monégasque.

Si la démarche monégasque laisse de nombreux observateurs circonspects et critiques, force est de constater que la politique de la Principauté, bien rodée, est une condition nécessaire pour que les émotions restent canalisées et servent de moteur d’action. En effet, dans un climat social difficile avec une tension sur la hausse du revenu des ménages, comme en France (l’augmentation des revenus des ménages français par tête sur la période de 1990 à 2016 a été de 29 % contre 43 % en moyenne en Europe), les priorités individuelles ne sont pas toujours favorables à des efforts supplémentaires en matière environnementale.

Si les émotions représentent un potentiel levier d’actions des individus, elles ne doivent pas rester cantonnées à ce seul niveau. Les individus ne sont qu’un des leviers d’actions parmi d’autres existants au sein des organisations publiques et privées (les entreprises). La colère des citoyens, la multiplication des litiges environnementaux ainsi que la pression des actionnaires, peuvent obliger les compagnies pétrolières à réagir. Ainsi, certains actionnaires des entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre (GES) ont élevé le ton en 2017 pour qu’ExxonMobil ait le devoir d’informer ses actionnaires et le public de la manière dont il prend en compte le climat dans sa stratégie. En 2021, un tribunal néerlandais a ainsi condamné Shell à réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à fin 2030, donnant raison à une coalition d’ONG et de particuliers.

Procès climatique aux Pays-Bas : le groupe Shell condamné à réduire ses émissions de CO2

Enfin, onze petits actionnaires de TOTAL en 2020 ont réussi à faire modifier les statuts de la firme en y intégrant des objectifs de décarbonation. Ces actions couronnées de succès, révèlent aussi que l’indignation peut faire bouger les lignes et que les moteurs de l’action ne doivent pas porter sur les seules épaules citoyennes.


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Le rôle des pouvoirs publics est aussi crucial pour veiller à ne pas aggraver les inégalités environnementales et pour mieux comprendre les limites et leviers de l’action individuelle. Les différentes émeutes récentes des agriculteurs, mais aussi celles des gilets jaunes indiquent que lorsque les changements sont complexes et difficiles à mettre en place, la perception de l’injustice sociale et le manque d’accompagnement des acteurs peuvent générer de véritables colères face aux actions à mettre en œuvre qui n’ont pas été anticipées et préparées. Ainsi, les émotions individuelles (comme la colère) ne sont pas toujours un gage d’actions positives pour le changement climatique lorsqu’elles sont perçues comme une injustice environnementale (comme dans le cas de la taxe carbone en 2018 qui touchait de nombreux ménages ruraux pour lesquels cette nouvelle taxe érodait leur revenu) ou une difficulté supplémentaire vis-à-vis d’un métier subissant déjà de plein fouet les contraintes du changement climatique.

C’est la raison pour laquelle les décideurs publics doivent canaliser ces émotions par l’éducation et la mise en place de mesures d’adaptation et de compensation perçues comme justes et équitables et réalisées pour le bien commun. Procurer du sens aux décisions prises et appréhender les différents verrous individuels, collectifs et institutionnels est un prérequis pour éviter que les émotions se transforment en résistance et rébellion face au changement climatique. Le défi et la colère des agriculteurs à l’encontre du plan Ecophyto et à la fin de la hausse de la taxe sur le gazole non routier pour le secteur, montrent que l’action publique doit questionner l’adéquation de ces mesures pour que les émotions climatiques puissent à nouveau se transformer en espoir et que les mutations nécessaires puissent être mises en œuvre.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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