À la COP16 réunie en novembre 2024 en Colombie, il a été beaucoup question de « crédits biodiversité », comme possible instrument permettant de contribuer au financement de la biodiversité mondiale, besoin financier estimé à 200 milliards de dollars par an à l’horizon 2030, comme le prévoit la cible 19 du cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal. Mais un certain flou entoure ce qui est présenté comme un « instrument innovant », et le terme même de « crédits » est discuté, certains lui préférant celui de « certificats ». Ces crédits biodiversité sont inspirés des crédits carbone commercialisés sur le marché volontaire du même nom, crédits carbone dont l’efficacité a été fortement mise en doute par plusieurs études largement relayées par la presse internationale. De fortes oppositions se manifestent également du côté des ONG qui critiquent l’usage des instruments de marché dans le domaine de l’environnement, et reprennent volontiers l’expression ironique de la géographe américaine Kathleen McAfee « vendre la nature pour la sauver ».
La publication, à l’occasion de la COP16, de deux documents proposant des feuilles de route qui pourraient guider de futurs marchés volontaires de crédits ou de certificats biodiversité, est l’occasion d’y voir un peu plus clair. Le premier provient de L’IAPB (International Advisory Panel on Biodiversity Credits) né d’une initiative franco-britannique lancée en 2023 et co-présidée par l’ancienne haute fonctionnaire et femme politique Sylvie Goulard et la femme d’affaires Dame Amelia Fawcett. L’OBC (Organization for Biodiversity Certificate) est une initiative française lancée par aDryada et Le Printemps des Terres, soutenue par Carbone 4 et le MHNH.
L’économiste Alain Karsenty, membre du Conseil Scientifique de l’OBC, explique ce qui différencie ces deux approches et pourquoi il lui parait plus judicieux de donner la priorité à des instruments de contribution qui ne séparent plus les services écosystémiques mais les intègrent et les priorisent selon les besoins des territoires.
C’est une question de lexique qui cache des manières de voir bien différentes sur la façon la plus efficace de préserver la biodiversité en péril. Afin d’impliquer les acteurs économiques qui ont des impacts négatifs avérés sur les écosystèmes naturels, ou dont l’activité dépend du maintien de plusieurs dimensions de la biodiversité, mais aussi pour susciter d’autres financements privés, faut-il proposer des crédits ou bien des certificats biodiversité ? Ces derniers jours, deux acteurs majeurs ont précisé leur préférence en la matière.
Le document de l’IAPB « Framework for high integrity biodiversity credit markets », dévoilé le 28 octobre, privilégie, lui, le terme de crédit qui renvoie à une logique de compensation, même s’il propose in fine une palette d’option bien plus large que cela, ce qui génère donc, au final, une certaine ambiguïté. L’échelle d’action envisagée pour les actions de compensation est, délibérément, locale.
En d’autres termes, c’est la restauration d’un milieu naturel local similaire à celui dégradé qui est visée (ou des actions de conservation d’un habitat naturel menacé), et cela sans passer par des évaluations monétaires (on ne cherche pas à donner un prix à la nature ou aux services écosystémiques). Une règle commune aux différentes doctrines de la compensation règlementaire, en Europe ou en Amérique du Nord.
Cependant, en parlant également « d’investissement proactif au sein des chaînes d’approvisionnement », l’approche promue par l’IAPB dépasse la seule compensation locale, puisque sont également envisagées des contributions à l’effort collectif pour la biodiversité au sein ou en dehors de la chaîne de valeur de l’entreprise acquérant des crédits biodiversité (dépassant ainsi le cadre local de la compensation). C’est une dimension nouvelle, et cela entraîne des questions sur l’emploi du mot crédit, lequel renvoie directement à l’idée de compensation (puisqu’un crédit suppose un débit).
Une approche par les coûts
L’IAPB propose une approche fondée sur les coûts. En d’autres termes, le prix de vente initial de ces crédits sera déterminé d’abord par le coût des opérations pour restaurer ou conserver la biodiversité, afin d’éviter toute « monétisation de la biodiversité ». En outre, l’irréductible spécificité des différents écosystèmes est affirmée, puisqu’il n’y a pas d’unité de biodiversité standardisée. On ne peut donc pas échanger un crédit généré par la restauration d’une zone humide avec une unité liée à la plantation d’une haie vive.
Ces crédits pourront-ils être revendus ?
Le cadre posé par l’IAPB n’est cependant pas très clair sur la possibilité, pour un acheteur, de revendre un crédit biodiversité sur un marché secondaire. L’IAPB indique seulement ne pas y être favorable « à ce stade » et en l’absence de garde-fous. Mais, en pratique, il semble difficile de pouvoir empêcher un acteur d’acheter les crédits qu’un projet aura générés, de ne pas communiquer dessus, et de les revendre ensuite (avec l’espoir d’une plus-value) à une entreprise qui souhaite valoriser son impact positif (claim) ou compenser des dommages intervenus dans sa chaîne de valeur ? Sur les marchés carbone volontaires, un crédit est « retiré » (du marché) quand il est affiché par une entité pour compenser (volontairement) ses émissions. Pour les crédits biodiversité, le crédit sera retiré quand il aura fait l’objet d’une communication publique (claim) de la part d’un des acheteurs, mais rien n’empêche qu’il soit échangé une ou plusieurs fois auparavant, sans communication.
Le principal risque avec un marché secondaire de crédits servant aux entreprises à communiquer sur leurs contributions, est le « double comptage », le fait qu’en l’absence d’un registre centralisé un même crédit revendu plusieurs fois serve à une communication abusive d’acheteurs successifs. En outre, une spéculation fondée sur une revente de crédits profitable aux seuls intermédiaires et non aux porteurs de projets et aux populations locales, poserait un problème éthique évident.
Une approche trop enfermée dans le cadre de la compensation ?
Les passages qui traitent du devoir des acheteurs de crédits biodiversité renvoient également très largement au cadre intellectuel de la compensation. L’IAPB rappelle le principe « Éviter, Réduire, Compenser » qui consiste pour une entreprise à ne recourir à la compensation, soit directement (compensation « à la demande », soit en acquérant des crédits biodiversité (compensation « par l’offre ») qu’en dernier recours, quand des impacts négatifs sur la biodiversité n’ont pu être ni évités, ni réduits. En cela, elle s’inspire largement des doctrines existantes en matière de compensation réglementaire.
Cependant, ce principe est rarement suivi : on « évite » rarement de faire un projet qui va créer des emplois et de la croissance du PIB, même si on sait que toutes les destructions occasionnées ne seront pas compensables. Dès lors, si dans les faits ces directives sont rarement suivies dans un marché réglementaire, qu’en sera-t-il avec un marché volontaire ? Le greenwashing sera difficilement évitable.
Une proposition dans la continuité des systèmes de « compensation par l’offre »
Au bout du compte, ce document de l’IAPB semble proposer au public une approche des crédits biodiversité volontaires assez similaire à ce qui existe déjà dans le cadre de la « compensation par l’offre », système existant dans plusieurs pays, et que la France a introduit officiellement en 2023 avec les SNCRR). Aux États-Unis, depuis les années 1980, des « mitigation banks », initient des actions de conservation ou de restauration d’habitats pour générer, bien avant que ne se produisent les dommages liés aux réalisations d’infrastructures, des crédits biodiversité spécifiques à différents types de milieux naturels (et donc non fongibles). Ces opérateurs, publics ou privés, les vendent ensuite aux entreprises qui doivent compenser leurs impacts. Les équivalences écologiques sont, tant du côté de l’offre de crédits que des obligations d’achat, étroitement supervisées par des consultants accrédités par les autorités environnementales. Le principal élément nouveau des crédits biodiversité évoqués par l’IAPB est qu’ils pourront servir également d’instruments de contribution.
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Une approche de contribution, fondée sur les pratiques
Toujours en écho à la COP 16 de Cali, l’Organization for Biodiversity Certificates (OBC) a, quant à elle, proposé une approche différente à travers un document dévoilé le 29 octobre, en parlant, non de crédits mais de certificats, afin de mettre au premier plan une logique de contribution à l’effort collectif de conservation et de restauration de la biodiversité mondiale.
Contrairement à l’IAPB, pour qui les résultats conditionnant l’émission des crédits doivent être mesurés par des « métriques » vérifiées par des organismes indépendants, l’OBC donne la priorité à la mise en œuvre de pratiques (agricoles, sylvicoles, pastorales…) qui sont, selon les scientifiques, les plus susceptibles d’avoir des impacts positifs sur la biodiversité dans un contexte donné. La priorité est donnée à la vérification par un tiers (utilisant la méthodologie OBC) des pratiques adoptées par les acteurs plutôt qu’à la mesure des résultats dans le cadre de telle ou telle métrique biodiversité (il en existe des dizaines, chacune avec ses points forts et ses points faibles).
L’avantage de cette approche est qu’elle réduit les coûts associés à la vérification systématique des indicateurs de biodiversité et qu’elle permet de financer la mise en œuvre de pratiques vertueuses sans attendre que des indicateurs de résultat soient mesurés, des mois ou des années plus tard. Son point faible, est qu’elle peut créer un risque pour l’acheteur, s’il s’avère que les pratiques adoptées ne donnent pas les résultats escomptés, du fait d’une prise en compte inadéquate du contexte ou d’autres facteurs. Les pratiques devront donc être identifiées en étroite collaboration avec les acteurs locaux, qui pourront apporter leur connaissance du contexte, et remises régulièrement à jour en fonction des résultats observés.
Dépasser les approches fragmentées
Qu’il s’agisse de biodiversité ou de carbone, n’est-il pas temps de dépasser ces approches désarticulées des contextes écologiques, et de penser enfin système et intégration ? L’intérêt de l’approche OBC est qu’elle est fondée sur les pratiques de gestion des milieux. Or, une pratique engendre simultanément une série d’effets sur plusieurs services écosystémiques, parfois en synergie, parfois contradictoires. Dès lors, à part empiler les financements au profit de certains projets, quelle est la logique d’avoir à la fois, pour une même action ou pratique de gestion, des crédits carbone, des crédits ou des certificats biodiversité, ou tout autre type d’unité liée à d’autres services écosystémiques ?
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Une vision systémique et intégratrice de la problématique du financement volontaire des pratiques favorables aux écosystèmes devrait conduire à envisager, à l’avenir, une seule unité de contribution, qui pourrait s’appeler « certificat nature », portant à la fois sur le carbone, la qualité et la disponibilité de l’eau, la santé des sols, la biodiversité et les bénéfices apportés aux populations locales, pour parvenir, selon les contextes et les besoins des territoires, au meilleur équilibre entre les services écosystémiques et les attentes des populations locales.
Alain Karsenty est membre du Conseil scientifique de l'OBC (Organization for Biodiversity Certificates), membre du Conseil scientifique de la FNH (Fondation pour la Nature et l'Homme)