Le productivisme agricole est en crise, mais il continue pourtant d’étendre son emprise. Tout se passe comme si l’agriculture était prise dans un élan dont elle ne parvenait pas à s’extirper et ce malgré la mise en évidence de ses ravages. Comment briser la spirale ? Pistes de réflexions…
La responsabilité d’une alimentation industrielle ultra-transformée dans le développement de multiples maladies chroniques est désormais bien établie, mais elle demeure la norme dans les supermarchés. L’escalade technologique entraîne surendettement, perte d’autonomie et disparition des agriculteurs, mais elle s’amplifie avec le déploiement d’une agriculture connectée, avide de drones, de capteurs et de robots.
Le recours aux pesticides et à l’arrachage de haies génère une chute sans précédent de la biodiversité, mais le rythme d’arrachage demeure supérieur aux plantations et le glyphosate a été de nouveau autorisé pour 10 ans.
D’un seul mouvement, le productivisme détruit donc l’environnement, la santé et les agriculteurs. C’est dire l’ampleur du désastre.
Du constat aux premières hypothèses
Ce constat, établi par la coopérative l’Atelier Paysan dans un ouvrage paru en 2021 aux éditions du Seuil, Reprendre la terre aux machines, laisse donc peu de place à l’illusion. Le mouvement paysan a ainsi réussi à porter sur la scène publique une critique globale du productivisme agricole. Cependant, il n’est pas encore parvenu à renverser la vapeur pour provoquer une sortie massive du productivisme. Aveu d’échec donc et, plus précisément, reconnaissance d’une erreur stratégique.
Car le mouvement paysan a généralement supposé que la multiplication des initiatives paysannes allait faire tâche d’huile et venir grignoter les territoires du productivisme agricole jusqu’à l’affaiblir et, finalement, le renverser. Or, ce pari, séduisant sur le papier, s’est finalement révélé , certes nécessaire, mais insuffisant. Les circuits courts, les élevages en plein air, les ateliers de transformations à la ferme se sont développés, mais ils ne sont jamais parvenus à atteindre une masse critique suffisante pour venir réellement inquiéter un productivisme agricole qui continue de s’affirmer envers et contre tout.
Apprendre de ses erreurs : de l’aveu d’échec aux nouvelles perspectives
De prime abord, le bilan pourrait donc paraître désespérant. Il n’en est pourtant rien. Car, si la stratégie de multiplication des alternatives paysannes n’est pas parvenue à fissurer le productivisme agricole, ce dernier n’est pas pour autant inébranlable et son dépassement demeure possible, à condition de re-politiser le mouvement paysan.
Et c’est là le cœur de la réflexion de l’Atelier Paysan qui ne se contente donc pas de faire part d’un aveu d’échec, mais cherche déjà résolument une manière d’y remédier. Ce qui suppose, au préalable, de saisir plus en amont les causes de l’échec et de comprendre pourquoi le combat, mené en ces termes, était perdu d’avance.
Car c’est précisément parce que le cadre institutionnel actuel décourage les initiatives paysannes et pousse à s’enfoncer dans le productivisme que la stratégie de multiplication des alternatives paysannes n’a pas produit les résultats escomptés. La libéralisation des échanges et l’instauration d’une concurrence mondialisée, la réforme de la PAC et la substitution d’une régulation par les prix à une régulation par les volumes, la mise en place d’incitations fiscales au surinvestissement et l’encouragement à l’escalade technologique, création de cellules de renseignements et surveillance : toutes ces mesures poussent les agriculteurs à produire toujours plus, à des coûts toujours plus faibles.
« Dès lors, comment leur reprocher de persévérer dans le productivisme quand tout le cadre dans lequel ils opèrent les y pousse ? »
Dès lors, comment leur reprocher de persévérer dans le productivisme quand tout le cadre dans lequel ils opèrent les y pousse ? Après tout, les agriculteurs sont des acteurs économiques comme les autres. Ils agissent dans un cadre institutionnel qui influence leurs décisions. Et le fait est que le cadre actuel ne les incite guère et même, souvent, ne leur permet tout simplement pas de sortir du productivisme.
Il faut donc passer du terrain de l’expérimentation pratique d’alternatives au terrain politique de la production institutionnelle, notamment législative. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : mettre en place une série de lois qui encourage, facilite, rende possible la sortie du productivisme. L’Atelier Paysan propose ainsi plusieurs réformes d’ampleur en mesure d’amener le mouvement paysan à cette masse critique qu’elle peine jusqu’alors à atteindre.
Des propositions à l’action :
Mise en place d’un prix minimum d’entrée aux frontières pour cesser la course au moins disant social et environnemental et recentrer la concurrence sur la qualité plutôt que le prix, instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation pour permettre à chacun d’accéder à une alimentation de qualité et éviter la formation d’une fracture entre une frange (aisée) de la population ayant accès à une alimentation saine et durable pendant qu’une autre (populaire) devrait se contenter d’une alimentation bon marché nocive pour la santé et l’environnement, réforme de la PAC et notamment de la prime à l’hectare pour cesser d’encourager l’agrandissement et la fuite en avant technologique : les propositions sont nombreuses, bien renseignées et ouvrent la possibilité d’un environnement institutionnel (enfin) favorable à la sortie du productivisme.
Reste alors à penser les conditions concrètes de mise en place d’un tel environnement. Et, malheureusement, c’est ici que le bât blesse. Car, si l’ouvrage détaille les mesures qui permettraient de sortir du productivisme, il effleure à peine la question de la construction d’un rapport de force à grande échelle permettant leur instauration.
Or, c’est précisément ce rapport de force qui fait aujourd’hui défaut, car l’agro-industrie ne se laissera pas déposséder d’un pouvoir qu’elle a méthodiquement organisé depuis plus d’un demi-siècle. L’industrie chimique ne renoncera pas aux pesticides. Et il en va de même de l’industrie agro-alimentaire pour les produits ultra-transformés : ils ne lâcheront rien. A ne pas douter que leur réaction sera à la hauteur de l’atteinte portée à leurs profits et pourra s’appuyer sur certains acteurs politiques ayant mains liés avec l’agro-industrie.
Il faut donc s’y préparer concrètement et parvenir à construire un mouvement suffisamment solide pour y résister. Mais cela soulève de nombreuses interrogations. Comment recréer un désir d’action collective chez les paysans alors que les emplois du temps surchargés et le découragement poussent au contraire à se replier sur sa ferme pour maintenir, tant bien que mal, sa viabilité ? Il faudra créer une conscience partagée semble suggérer l’ouvrage. Mais le meilleur moyen de développer une telle conscience est de mener des actions collectives… qui nécessitent que cette conscience soit déjà présente pour être entreprises ! Dès lors, comment dépasser cette éternelle question de l’œuf et de la poule ?
Et, même si le milieu paysan parvenait à se mobiliser massivement, le temps où les paysans constituaient la majorité de la population, et donc une force politique incontournable, est désormais fort loin. Pour y remédier, Bernard Lambert, dans un ouvrage qui fit date à l’époque, Les paysans dans la lutte des classes, suggérait dans les années 1970 d’envisager une alliance entre paysans et ouvriers. Mais, entre-temps, les ouvriers ont connu le même sort que les paysans et ont donc perdu en poids politique.
Dès lors, avec quelles forces sociales est-il possible de conclure une alliance suffisamment large pour agir, sans pour autant renier toutes ses convictions ? Et, autre question décisive, à quelle échelle s’organiser ? Persister à l’échelle européenne, malgré le peu de résultats obtenus jusqu’à maintenant, ou privilégier l’échelle nationale ? Autant de questions qui ne peuvent plus être évitées.
Ceci étant dit, ces considérations ne viennent absolument pas remettre en cause l’analyse de l’Atelier paysan quant à la nécessité de re-politiser le mouvement, mais elles appellent un prolongement. Il ne suffit pas de faire une critique approfondie du productivisme et de définir un ensemble de mesures législatives pour sortir d’un système solidement installé et bien décidé à défendre sa position. Il faut inévitablement se frotter aux questions de rapports de force, d’alliances possibles et de structuration d’un mouvement d’ampleur. Sans cela, la réflexion devient un exercice purement verbal puisque les déclarations se trouvent coupées de toute analyse de leurs conditions concrètes de réalisation.
Il faut donc poursuivre la réflexion sur le projet paysan de dépassement du productivisme, continuer de l’expérimenter dès à présent en multipliant les initiatives dans les interstices d’un productivisme omniprésent, préciser les mesures législatives capables d’inverser la tendance actuelle mais aussi établir une stratégie.
Car c’est sans doute cette dernière qui nous fait aujourd’hui le plus défaut : nous manquons moins d’informations supplémentaires qui, souvent, viennent confirmer ce que nous savions déjà, que de plans d’action pour mettre en place les solutions capables de remédier au problème. Et, sans cela, la sortie du productivisme demeurera un doux rêve.
– Loïc Wojda
Pour aller plus loin, découvrir l’Atelier Paysan : https://www.latelierpaysan.org/Qui-sommes-nous
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Le bilan de Greenpeace : https://www.greenpeace.fr/agriculture-ecologique/
Inspiration avec une coopérative paysanne résistante : https://mrmondialisation.org/comment-le-monde-paysan-resiste-a-lagriculture-industrielle/
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