Suite à un premier volet sur les élections turques, évoquant la réélection d’Erdogan, mais aussi sa fragilisation et la montée en puissance de l’opposition, nous nous sommes entretenus avec Günsel Deniz, experte politique et militante écoféministe kurde, touchée par les séismes du 6 février dernier en Turquie. Elle revient pour nous sur la période sombre que traverse le pays.
Günsel Deniz, kurde, originaire de Gaziantep en Turquie, est chercheuse en sciences politiques à l’Université de Padova (Italie). Elle est aussi membre du parti de la gauche verte turque YSP et militante écoféministe. Plus récemment, elle a été l’une des victimes indirectes des tremblements de terre qui ont touché la Turquie et la Syrie ce début d’année.
Au cours de cet entretien, l’experte politique est ainsi revenue sur le sujet brûlant des présidentielles turques, comme sur l’agenda politique à venir malgré la « gueule de bois » liée à la réélection de l’autocrate Erdogan, sans oublier d’évoquer l’autoritarisme et l’oppression vécues par le peuple kurde. Günsel a aussi courageusement accepté de nous parler de l’épisode dramatique des tremblements de terre qui ont lourdement touché sa province d’origine et sa famille : un témoignage encore empli d’émotions, avec une valeur cependant profondément politique, dès lors que que la non-assistance humanitaire du gouvernement à ce sujet est probablement responsable de la mort de nombre de ses ressortissants.
Nous remercions Günsel Deniz, tant pour son expertise que son courage, d’avoir accepté de répondre à nos questions ; un témoignage essentiel pour comprendre la situation turque et la cruauté du gouvernement.
Le CHP tout proche de renverser Erdogan
Mr Mondialisation : La Turquie fait face actuellement à une grave crise économique, et ce sont les conséquences sociales qui inquiètent davantage l’opposition, entre chute de la livre turque, explosion de l’inflation et pauvreté généralisée. La responsabilité d’Erdogan dans cette situation ne fait guère de doute, nous avons bien compris d’ailleurs que sa stratégie politique était orientée vers sa réélection et le maintien de sa popularité, et non vers des solutions concrètes et durables pour assainir l’économie ou maintenir un niveau de vie minimum à sa population.
Si l’opposition était arrivée au pouvoir, elle aurait contrainte de reconstruire sur des ruines. Si la campagne électorale de Kılıçdaroğlu a été capable de répondre aux préoccupations sociales et urgentes de sa population, on peut tout de même se questionner sur la teneur concrète du programme économique de l’opposition, étant donné l’idéologie néolibérale du l’aile droite du parti (CHP) et de sa coallition avec İYİ, parti nationaliste de centre-droit. Pensez-vous que l’opposition a échoué en ne proposant pas de solutions pour sortir de la crise économique ?
Günsel Deniz : Je ne pense pas que l’opposition ait échoué uniquement à cause de son programme économique. L’économie est un domaine qui leur tient à cœur comme beaucoup d’autres et, compte tenu de l’inflation et de la crise que traverse actuellement la Turquie, il est inévitable qu’elle soit à l’ordre du jour de tout le monde. En dehors de la pandémie, de ses effets globaux, des réductions des taux d’intérêt en Turquie, de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, l’économie s’est effondrée. Dans ce contexte, l’opposition avait également un consensus économique qui comprenait des plans d’emploi, des plans de croissance, du capital-risque, des aides à la création d’entreprises et la transformation d’Istanbul en centre commercial. Par conséquent, il est vrai que l’opposition n’a pas de solution claire et pratique pour améliorer l’économie, mais il est vrai qu’il y aurait des initiatives, ce qu’elle a souligné à maintes reprises au cours du processus électoral.
Mr Mondialisation : Kemal Kılıçdaroğlu fait-il, selon vous, un bon leader de l’opposition ? Sa rhétorique en faveur d’une plus grande justice et plus de démocratie est-elle sincère ? Qu’en est-il de son mea-culpa « helallesme » (signifiant demande de pardon), en particulier en ce qui concerne l’héritage de son parti en matière de massacres kurdes ? Le kémalisme est-il compatible avec une gauche pro-kurde ?
Günsel Deniz : Selon moi, Kılıçdaroğlu, en tant que dirigeant, a des aspects positifs et négatifs. Je trouve que son discours sur la démocratie et la justice est significatif et je pense qu’il est sincère dans ce contexte. Car dans la situation actuelle en Turquie, si votre position politique, votre identité de genre, votre orientation sexuelle, votre identité ethnique ou encore vos croyances religieuses ne correspondent pas au profil préférentiel du gouvernement actuel et que vous voulez afficher ouvertement, parler et exister à travers cette identité différente, vous êtes marginalisé, étiqueté comme terroriste, et on essaie de vous intimider et de vous détruire par la pression sociale. Il y a donc une oppression systémique dans tous les aspects de votre vie et, malheureusement, l’épée de la justice n’est pas en faveur du droit. C’est pourquoi, avant toute chose, il est nécessaire d’atteindre à nouveau ce terrain de la justice, d’embrasser la diversité de la Turquie avec toutes ses couches sociales, ses couleurs, ses identités et ses appartenances, et de produire une politique inclusive, sans exclure, marginaliser et polariser.
Malheureusement, la politique de polarisation d’Erdoğan porte ses fruits et les groupes non représentés en Turquie subissent des violations de leurs droits jour après jour. Dans ce contexte, la notion de justice mise en avant par Kılıçdaroğlu pour renverser cette conception de la politique est importante. Cependant, il y a aussi le fait que le parti dont Kılıçdaroğlu est membre, le Parti républicain du peuple (CHP), est le premier parti officiel de la République de Turquie ainsi que le parti d’une tradition qui a soutenu le régime de l’État-nation pendant la transition de l’effondrement de l’Empire ottoman à la République de Turquie. À cet égard, le CHP a détruit la diversité ethnique, culturelle, religieuse et linguistique de l’Empire ottoman en Anatolie par le biais de politiques de « turquisation ». Cette conception a contraint de nombreux non-musulmans, Grecs et Arméniens de quitter l’Anatolie, et les Kurdes de nier leur identité par l’interdiction de leur langue, l’oppression et la force. Si les Kurdes luttent encore pour parler librement leur langue et exercer leurs droits en tant que communauté, c’est parce que la politique turque n’a pas ouvert un tel espace pour les Kurdes, et qu’elle a au contraire cherché à fermer ces brèches.
Dans ce contexte, Kılıçdaroğlu n’est pas exempt de tous reproches : alors que lui et son parti se sont rassemblés avec divers partis de droite et nationalistes en Turquie pour stopper le régime d’Erdoğan, il s’est abstenu de se rassembler avec les Kurdes. Dans l’alliance qu’il a formée avec les nationalistes et les partis de droite, il entendait créer un terrain propice à la démocratie, tout en excluant les Kurdes de la table. Par conséquent, la rhétorique de « l’halalisation » et de la justice ne devrait pas être menée à partir d’un cadre théorique et devrait s’exprimer directement dans l’action, ce qui est possible en considérant les Kurdes comme un sujet actif : non pas en les ignorant et en les opprimant comme le régime s’y applique, mais en leur ouvrant un espace, en les écoutant et en produisant des politiques communes pour la paix et la justice.
Mr Mondialisation : Selon vous, Ekrem İmamoğlu aurait-il fait un meilleur leader de l’opposition pour les élections présidentielles (plus populaire au sein des membres du HDP, parti de gauche pro-kurdes) ?
Günsel Deniz : Honnêtement, je répondrais par l’affirmative. Bien qu’Ekrem İmamoğlu soit impliqué dans la politique en tant que maire, il a réussi à maintenir sa position, à apporter des innovations à la ville d’Istanbul, et surtout, malgré les difficultés qu’il a rencontrées pendant son mandat de maire, il a réussi à maintenir ferme sa position et à mobiliser les masses. Il a donc un aspect de leader et ses discours plaisent aux jeunes. Compte tenu de l’âge de Kılıçdaroğlu et du fait qu’il a déjà été trois fois l’adversaire d’Erdoğan, la Turquie a besoin d’un homme politique plus jeune. Malheureusement, tous les candidats que nous voyons sont des hommes. Puisque la question était spécifique à Ekrem İmamoğlu, j’y ai répondu de cette façon, mais bien sûr, mon cœur est toujours en faveur d’une jeune candidate féministe et écologiste.
Forces et limites de la coalition d’opposition
Mr Mondialisation : On l’a vu, l’opposition a certes montré une certaine détermination à répondre en premier lieu aux préoccupations sociales d’une population qui étouffe sous les ravages de la crise économique ; mais les choix stratégiques « d’inclusivité » de partis y compris nationalistes et oppressifs vont à l’encontre justement de l’inclusion des minorités exclues.
Le désir d’évincer Erdogan et avec lui le régime dictatorial, peut se comprendre comme une priorité, laissant place à des compromis improbables. En effet, dans cette même coalition de « gauche », on retrouve le nationalisme à un extrême et le communisme à l’autre, en passant par les partis pro-kurdes anticapitalistes (tel que HDP) et la social-démocratie en tant qu’aimant central. Quel est le sentiment dominant au sein de la gauche radicale, contrainte de soutenir une coalition sociale-démocrate/nationaliste pour échapper à la politique autoritaire d’Erdogan ?
Günsel Deniz : Honnêtement, je pense qu’il me sera difficile de répondre à cette question parce qu’il y a plusieurs émotions, comme le ressentiment, la colère, l’impuissance et le malheur. Le fait de devoir soutenir une coalition de droite et nationaliste contredit les principes de la gauche elle-même, d’où l’impuissance à cet égard. D’autre part, le fait que les droits et les revendications de la gauche ne soient pas mis à l’ordre du jour ou qu’ils soient laissés dans une situation secondaire et tertiaire indique qu’ils sont exclus en tant que sujets politiques. Comme je l’ai dit dans la question précédente, il est très décevant qu’une grande partie de la société, la gauche, les Kurdes et les féministes, soit ignorée alors que l’on permet à la droite et aux nationalistes de s’asseoir à notre table et qu’on écoute leurs demandes.
En fin de compte, il y a le Saadet Partisi (Parti de la Félicité) dans la coalition de Kılıçdaroğlu qui pense qu’il est approprié de quitter le contrat d’Istanbul, qui est un outil important dans la prévention de la violence à l’égard des femmes. De même, il y a le parti İYİ, qui affirme que les Kurdes méritent d’être tués et supprimés alors qu’ils luttent pour leur propre identité. En outre, chaque partie de la coalition a accepté de renvoyer les victimes de la guerre en Syrie. En d’autres termes, quel que soit le point de vue, nous devons soutenir une coalition qui est à l’opposé de tous les principes de gauche, juste pour qu’Erdogan parte, et que nous puissions revenir à un régime démocratique et mener les politiques pour lesquelles nous nous battons dans un environnement différent.
Mr Mondialisation : Même en cas de victoire de l’opposition à l’avenir, la coalition ne risque-t-elle pas d’exploser pour les intérêts des partis, une fois l’AKP écarté ?
Günsel Deniz : Cela est possible parce que les partis de la coalition sont très différents les uns des autres. Le seul élément qui unit ces différences est la croyance en la fin du régime d’Erdogan. Par conséquent, dans un scénario où Erdoğan s’en va, si cette coalition parvient à fournir un terrain favorable à la démocratie et la justice à travers les institutions, alors il y aura de nombreux points sur lesquels ils diffèrent.
Mr Mondialisation : Pensez-vous pouvoir résumer la complexité du vote kurde et l’importance des partis pro-kurdes dans les élections ? Quelle est la différence entre les partis ethno-nationalistes pro-kurdes et ceux plus ouverts aux partis de gauche ?
Günsel Deniz : On peut voir très clairement sur la carte des résultats que tout le Sud-Est de la Turquie (à majorité kurde) a voté pour Kılıçdaroğlu, vainqueur dans ces villes avec plus de 70% des voix, un score qu’il n’a atteint dans aucune ville de l’Ouest. Bien évidemment que la question kurde a joué un rôle crucial dans ces élections, notamment dans le vote pour Kılıçdaroğlu. Je pense qu’Erdogan finira par payer ses actes de violences et d’oppressions, car c’était déjà son objectif de combattre l’identité kurde auparavant. Désormais les Kurdes affirment au président réélu qu’ils sont opposés à lui, puisqu’il ne nous (ndlr : Günsel est elle-même kurde) reconnaît même pas en tant que peuple. Cela a donc donné un poids décisif dans le vote pour l’opposition.
Mr Mondialisation : La mauvaise situation économique et les scandales de corruption sont-ils une opportunité – toujours d’actualité – pour l’opposition de renverser le gouvernement ?
Günsel Deniz : Malheureusement, ce n’est pas le cas, ce n’est pas suffisant en soi. La Turquie est si particulière que les gens considèrent la corruption d’Erdogan et de son gouvernement comme un droit. Bien que ces personnes en paient le prix avec l’augmentation des prix, des taxes et de la pauvreté, elles peuvent se contenter du simple fait qu’on ait construit une route ou un pont pour elleux. Dans ce contexte, il existe une partie de la population qui prône la corruption et explique la crise économique non pas par les politiques d’Erdogan, mais par le jeu des puissances étrangères. Malheureusement, il existe un groupe qui exonère Erdoğan de cette responsabilité, alors que la vie devient plus chère, que la qualité de vie du peuple diminue, que les institutions telles que les hôpitaux et les écoles se vident, que la main-d’œuvre qualifiée fuit le pays, et que tout cela est dû à la crise économique.
Mr Mondialisation : Peut-on rester optimiste pour l’avenir ? La dynamique semble pourtant positive, avec l’affaiblissement d’Erdogan et les gains électoraux suite aux victoires municipales de l’opposition à Istanbul et Ankara en 2019.
Günsel Deniz : Et bien… (réfléchit quelques secondes) c’est une question délicate. Personnellement, je ne suis pas très optimiste, et la plupart des gens autour de moi ne sont pas optimistes non plus. Mais cela ne signifie pas qu’on arrêtera de nous battre pour nos libertés. Certes, Erdogan s’est vu dérober les mairies d’Istanbul et Ankara par l’opposition, mais il a toujours un grand pouvoir dans ces villes. Cela dit, ces municipalités ont changé de discours à l’égard des jeunes, des féministes ou des écologistes, mais Erdogan y reste populaire.
Si l’opposition joue bien ses cartes, elle peut frapper un grand coup, car dans tout juste 11 mois se dérouleront les prochaines élections municipales (2024). Mais j’aimerais suggérer à l’opposition de mettre en œuvre de véritables actions dans l’agenda politique, plutôt que d’uniquement se focaliser sur l’opposition à la politique d’Erdogan ; car nous avons besoin d’action et d’ancrage politique. Or sans action, l’ancrage n’a plus de sens. Donc l’opposition doit mettre tout son bagage théorique dans l’agenda politique en vue des élections, afin de gagner plus de soutien de la part de la population.
Erdogan, entre autoritarisme et faillite économique et humanitaire
Mr Mondialisation : Quelle est la position d’Erdogan dans son hostilité à l’égard des Kurdes (et autres minorités), en particulier à l’égard du PKK (parti pro-kurdes insurrectionnel) ?
Günsel Deniz : Bien qu’Erdogan ait produit des discours pluralistes selon lesquels il était possible de faire la paix avec les Kurdes lorsqu’il est arrivé au pouvoir, c’est lui et son gouvernement qui oppriment et violentent le plus intensément la population kurde. Dans ce contexte, je pense personnellement que l’initiative de négociation de paix qu’il a menée au cours de son second mandat était une stratégie purement tactique. Les Kurdes ont été ignorés, réduits au silence, supprimés, détruits et tués dans ce pays pendant des années, ce qui a engendré beaucoup de souffrances. Parler de paix de cette manière est une question importante en soi. Et Erdogan a bien utilisé cet atout, jusqu’à ce que les équilibres internationaux changent et que les Kurdes de Syrie se battent contre ISIS et obtiennent des gains importants. Parallèlement à ces développements, Erdogan n’a accepté aucune demande en faveur des Kurdes dans une optique pacifique, alors qu’il était en discussion avec le PKK et le mouvement politique kurde, car l’importance des atouts de son jeu aurait changé. Et bien que le PKK ait appelé au désarmement, il n’a pas hésité à recourir à nouveau à des outils de guerre.
Mr Mondialisation : On le sait, Erdogan s’accroche depuis le début au pouvoir et n’hésite pas à développer des stratégies électoralistes et de propagande pour arriver à ses fins. Mais sa fragilisation depuis la crise économique de 2018, la montée en puissance du pouvoir oppositionnel et les révélations d’affaires de corruption, laissent à craindre un rapport toujours plus conflictuel entre le pouvoir et ses opposants. Est-il probable qu’Erdogan introduise l’état d’urgence pour « combattre » la crise économique ou « rétablir » la loi et l’ordre, et accentue ainsi son autoritarisme alors que sa popularité diminue ?
Günsel Deniz : Oui, je pense qu’il introduira l’état d’urgence pour ses propres intérêts, afin d’accentuer sa position autoritaire. En effet, on peut s’attendre après ces élections que le climat devienne encore plus tendu, puisqu’il s’est rendu compte car il a perdu une partie de son électorat qu’il croyait acquis. C’est pourquoi il tournera la situation à son avantage pour agir librement et fuir ses responsabilités dans la crise économique.
Mr Mondialisation : Pour finir, j’aimerais vous interroger sur les conséquences de l’inaction politique d’Erdogan lors des tremblements de terre du 6 février. Vous venez de la province de Gaziantep dans le sud de la Turquie, à la frontière avec la Syrie. Vous étiez en Italie lors des évènements, mais votre ville a été fortement touchée par ce séisme, avec de graves conséquences pour plusieurs membres de votre famille. Vous vous êtes rendue sur place pour venir les secourir, avec vos propres moyens et sans assistance politique, en vain. Sentez-vous libre d’exprimer votre retour d’expérience sur ce moment difficile et sur l’attitude d’Erdogan dans la gestion de cette crise humanitaire (on décompte au moins 30 000 morts rien qu’en Turquie).
Günsel Deniz : Erdogan et son gouvernement n’ont certainement pas pu gérer la crise humanitaire déclenchée par le tremblement de terre. Il a fini par l’admettre dans un discours prononcé à Adıyaman (Adiyaman est l’une des villes conservatrices touchées par les tremblements de terre).
En tant que personne dont la famille a été touchée par le séisme, je sais ce qu’il en est de ma propre expérience dans le champ de ruines. Pendant 10 jours, nous n’avons reçu aucune aide de la municipalité métropolitaine gagnée par l’AKP, ni de l’État lui-même, alors que nous attendions que nos proches soient sortis des décombres. Bien que notre immeuble détruit soit situé à proximité de la maison du maire de la ville, nous n’avons même pas reçu de visite. Nous avons allumé un feu dans la rue avec nos propres moyens pendant 10 jours et avons continué à attendre malgré les températures de -4 ou -5 degrés celsius. Nous n’avons reçu aucune aide, pas même une simple tente pour dormir ni d’aide alimentaire. Nous avons dormi dans des voitures et avons été fournis en eau et nourriture apportées par nos amis et notre famille, dans la rue pendant dix jours.
Mon oncle, mon cousin et ma tante sont restés sous les décombres pendant 10 jours et les équipes de recherche et de sauvetage n’avaient même pas les outils appropriés à leur disposition. Ils n’avaient ni appareils de contrôle audio, ni caméras de mesure de la température thermique, ils n’avaient rien, et au bout de dix jours, nous avons pris les cadavres de nos proches. Mon oncle et mon cousin n’avaient même pas une égratignure sur le visage, leur peau était blanche, ce qui signifie qu’ils ont trouvé un espace vital et se sont accrochés à la vie jusqu’à la dernière minute. Mais l’insuffisance des équipes de recherche et de sauvetage, le manque d’outils appropriés, les ont conduits à la mort.
Voici donc mon histoire et celle de ma famille à Gaziantep, une ville de 4 millions d’habitants, lorsque 25 bâtiments ont été détruits dans le centre-ville. Pensez aux villes et aux villages complètement détruits, à l’aide qui n’est pas arrivée et à l’impuissance de la population.
Malgré cela, Erdogan et son parti ont malheureusement gagné dans ma ville, dans la région sud. Il y a eu une baisse des votes, mais malgré cela, il n’y a pas eu de baisse importante. Croyez-moi, j’ai du mal à comprendre et à expliquer cela, comme tout le monde.
D’autre part, les municipalités des villes kurdes ont été remportées par le HDP (parti de gauche pro-kurde) en 2019, mais chaque maire élu a été démis de ses fonctions et emprisonné sous le prétexte « d’avoir des liens avec le terrorisme ». Ils ont été remplacés par des administrateurs nommés par Erdogan. Incapable d’obtenir des voix dans ces régions, Erdoğan exprime sa colère et son mépris envers les Kurdes en confisquant la volonté électorale de ces derniers.
Merci encore une fois à Günsel Deniz pour son retour d’expérience, alors que le drame de Gaziantep est encore très frais dans les mémoires des proches des victimes. Ce qui pourrait s’apparenter comme une catastrophe humanitaire, semble selon ce type de retour d’expérience, se cumuler à un crime politique de faillite (probablement volontaire) dans l’assistance apportée aux victimes. Le drame suivant est donc la réélection d’Erdogan en tant que président de la Turquie ce dimanche 28 mai 2023, pour ces populations qui subissent les multiples violences gouvernementales : pauvreté accentuée par la crise économique, abandon des victimes des tremblements de terre, et haine de la population kurde ou encore de la communauté LGBT+ et des femmes.
– Propos recueillis et traduits de l’anglais par Benjamin Remtoula (Fsociété)
Photo de couverture : Günsel Deniz arborant une pancarte “la morale collective, de qui ?” lors d’une marche de la Pride en soutien à la communauté LGBT+ réprimée par le gouvernement turc. Crédit : Günsel Deniz.
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