Le 8 janvier 2023, des militants pro-Bolsonaro ont tenté le coup de force sur les lieux de pouvoir de Brasilia, la capitale brésilienne, exactement comme l’insurrection des pro-Trump sur le Capitole à Washington DC le 6 janvier 2021. Deux ans presque jour pour jour. Ce qui nous a frappé c’est la similarité, mais ça n’a pas échappé à l’essentiel des médias. Surtout, alors que toutes les conditions du coup d’état sont réunies, les militants se retrouvent à errer sans but, en prenant des selfies.
Une opération réussie ? Oui, justement, ça a marché, et puis rien. Que devait-il arriver une fois entré dans ces lieux ? Qu’attendaient ces militants d’extrême droite avides de coups de force ? Nous allons essayer de comprendre ça.
A Wahington (à gauche) et Brasilia (à droite), des manifestants errent dans des bâtiments vides.Les similarités
Avant toute chose, il faut revenir sur les points communs. Donald Trump et Jair Bolsonaro présentent beaucoup de points communs, tant dans leurs mandats que dans leurs défaites.
Chacun a effectué un mandat Le même genre de rhétorique Les mêmes politiques conservatrices (immigration, IVG) Ils ont raté leur réélection Leurs plus fervents supporters nient le résultat de l’élection et appellent au soulèvement Le cœur de l’état est pris d’assautOn peut avancer sans trembler des genoux que les militants d’extrême droite dans les deux pays avaient un vrai désir de prolonger la folle (et désespérante) aventure avec leur candidat, et ainsi garder l’extrême droite au pouvoir.
Nous allons tenter de faire une autre proposition, qui n’invalide pas forcément la première hypothèse, mais qui serait au moins complémentaire. Les émeutiers de Washington et Brasilia sont influencés par une imagerie révolutionnaire sans idéologie. En un mot, c’est une coquille vide. Et cet imaginaire est construit sur une vision dépolitisée de la pop culture.
Pour cela, nous nous appuierons sur deux épisodes de l’excellente série « complotisme et pop culture » de Kaleïdospop.
La pop culture, moteur de l’imaginaire fasciste
Pour commencer, définissons brièvement la culture pop. Elle est populaire, accessible, produite à grande échelle et s’oppose généralement à la Culture tout court, grande et noble (par convention, nous lui mettrons une majuscule, tant qu’à faire). En gros, en occident de nos jours, c’est Hollywood, c’est les comics, les mangas, les jeux vidéos, etc… et un bon gros morceau d’internet. Une culture avec un petit c donc.
Bien entendu, c’est une vision réductrice, mais contentons nous de faire simple. La Pop culture a des effets sur notre perception du monde. Forcément, ça influe sur la construction de nos regards et idéologies. Il y a une sérieuse tendance à refuser de tout politiser, à commencer par la culture, en particulier quand elle est populaire, s’opposant à l’adage, pilier de la gauche : « Tout est politique !« .
Construction d’un imaginaire
Dépolitiser la culture, c’est refuser de la voir comme un vecteur d’idéologie, et finir par tout prendre au premier degré. Pourtant, les œuvres de fiction, qu’elles soient pop ou non racontent leur époque, les préoccupations d’une génération, d’une civilisation. Bref, on vit dans une saucisse.
Les exemples sont légions. Le western Spaghetti est une réécriture du western Américain avec un John Wayne en chemise fuschia repassée en guerre avec les Comanches. Les Italiens réinventent le genre dans les 60’s, sous l’influence de ces acteurs qui viennent tourner des péplums à Cinecitta, sous l’influence de ce pays qui a gagné la guerre 20 ans plus tôt, de cette culture écrasante. Le western italien en raconte beaucoup sur son époque, comme le western américain en raconte long sur sa décennie.
Political pop-corn
Prenons le célèbre Zombie de George Romero. Un centre commercial devient le refuge de quelques humains entourés de morts-vivants qui viennent errer, comme par automatisme. Les pires monstres du film ne sont pas les zombies, mais les survivants cruels, cyniques, brutaux et égoïstes. La Nuit des morts-vivants date de 1968 et ne traite pas d’autre chose que la lutte pour les droits civiques pour les noirs américains.
Pour autant, regarder ces films est un vrai plaisir, pas une réunion de cellule d’un groupuscule intello-révolutionnaire. Ce sont des moments « political popcorn« . Et ces structures de récit, ces choix artistiques forgent notre imaginaire. Mais ne pas en avoir conscience, ou pire refuser de voir cet effet, c’est accepter le divertissement comme une action vide de sens, c’est une forme sans fond.
Un autre objet de la culture pop est Pepe the frog.
Personnage de comics, Pepe the frog, alias the feel good man naît dans les années 2000 sous la plume de Matt Furie. Rapidement, la grenouille débonnaire devient meme. Sur 4chan (encore!) l’alt-right s’accapare le personnage au grand dam de son auteur. Jusqu’à la consécration, quand Donald Trump utilise le meme lui même…
Paradoxalement, Pepe the frog n’est pas toujours l’apanage de l’alt-right. Pendant les évènements de Hong Kong, de nombreux manifestants ont utilisé le symbole, prônant un autre modèle que celui de l’extrême droite occidentale (car au delà des USA, les nerds réactionnaires en Europe s’en sont aussi emparé).
L’objet culturel existe dans un contexte, et a mécaniquement une valeur politique.
La représentation du méchant, le camp du mal
C’est à ce moment précis que ça rejoint notre histoire de manifestants à Brasilia ou au Capitole. Et si cette expression révolutionnaire était un moment sans idéologie, sans fond. Voici ce que dit Umberto Eco au sujet de l’Ur-Fascisme, une expression politique où seule la forme compte.
« Je crois possible d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que j’appelle l’Ur-fascisme c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel.
L’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil.
Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire “Je veux rouvrir Auschwitz…”
Hélas, la vie n’est pas aussi simple.
L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes.
Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes – chaque jour, dans chaque partie du monde. »
Umberto Eco
Le premier ordre dans Star Wars. Une impression de déjà vu…
Nous voilà donc arrivé à l’essentiel, il s’agit de représentations.
Dans la pop culture, beaucoup de récits invoquent de grandes figures du mal : l’empire ou le premier ordre dans Star Wars, Voldemort dans Harry Potter, le Mordor dans le seigneur des anneaux, etc… Et parce que ces récits ont besoin d’une dimension extraordinaire, les scénaristes font souvent fi des nuances. Et disons le tout net, ça tourne parfois franchement à la caricature. Voir ça fausse la lecture des évènements.
Comme les morts-vivants de Zombies, une vision dépolitisée ne verrait le mal que dans cette représentation de l’aliénation. Zack Snyder, libertarien revendiqué, en a fait un remake, rendant les morts vivants plus dangereux, plus méchants. On perd une sorte de dimension poétique, mais surtout, on perd le propos du film : il ne raconte plus du tout la même chose. Snyder a eu une lecture dépolitisée du film, ou pire, il l’a mal compris.
Cette incarnation du méchant dans la pop culture crée l’idée que le mal est cruel et cupide et n’a absolument aucune bonne raison de l’être. Dit comme ça, cela semble évident. Et si seulement les antagonistes avaient des raisons de se comporter ainsi? Même mauvaises…
Évidemment, l’une des pires incarnations du méchant est le nazi. Ou les nazis.
Indiana Jones hait les nazis – figure ultime du méchant.Il y a une dimension cathartique dans la représentation des nazis exterminateurs eux même blousés, tués, mutilés par le camp du bien, celui à qui on a donné la légitimité de se défendre. Le nazi des films a-t-il encore quelque chose à voir avec l’écrasante majorité de la population allemande qui a porté au pouvoir et se retrouvait dans les délires d’un mégalomane qui a rendu la moustache en brosse à dent de mauvais gout (entre autres choses) ? Les nazis des films n’ont jamais de bonnes raisons, mais les nazis de l’histoire avaient-ils de bonnes raisons de déporter des millions de personnes ?
Il y a là un risque de perdre le fil, et de faire oublier que les nazis étaient des humains, cultivés et à la pointe de la modernité de leur époque. Les monstres de fiction sont des allégories. C’est la part de violence dont l’humain est capable.
Qui est le vrai méchant : à propos des motivations
Plus complexe encore, le personnage de Magneto, dans le comics X-Men : survivant de la déportation, donc du nazisme (donc, si vous avez bien suivi des pires méchants possibles) incarne le méchant, le mauvais mutant, antagoniste naturel des « bons mutants ». Mais comme la vidéo suivante l’explique judicieusement : les raisons du personnage d’agir ainsi s’entendent, pas les moyens utilisés, pas l’ambition suprématiste. Mais contre ceux qui veulent la disparition de personnes pour ce qu’elles sont, ne doit on pas se défendre ?
Mais si on dépolitise notre lecture du récit, alors on ne voit plus ce qui fait le méchant dans un récit, il est juste mauvais par nature. Parce que, tout bêtement, il n’est pas gentil. Autrement dit, si on déshumanise le méchant, on ferme les yeux sur la part de mal en chacun de nous. On dessine un monde où certains sont bons et d’autres mauvais par nature, un monde de fiction structuré par des ficelles scénaristiques.
Heuss L’enfoiré
L’imaginaire de la révolte, le camp du bien.
Il n’aura échappé à personne que du Capitole à Brasilia, mais même dans l’extrême droite et la complosphère, absolument personne ne se revendique du camp du mal. Pire, même avec un brassard avec une croix gammée, il s’agit de lutter contre ce qui gangrène la société, le discours pseudo sanitaire se fait au nom du bien. C’est à ce moment précis où il y a une inversion des valeurs relativement contre-intuitive : se revendiquer du camp du bien pour mettre à mal la démocratie.
C’est le résultat d’une lecture manichéenne du monde propre aux récits qui font la pop culture, où l’intérêt est souvent ailleurs. Dans Star Wars, l’empire est l’antagoniste nécessaire pour donner une autre dimension aux enjeux, mais il s’agit avant tout de la quête initiatique d’un homme. Il devient un autre homme, un héros, etc…
Si la pop culture fabrique une représentation du mal, elle en fabrique une du bien. Les révolutionnaires socialistes sont souvent tournés en ridicule, ou montrés comme manipulés dans les fictions. Il ne fait pas bon être idéaliste. En revanche, le peuple floué qui prend son destin en main est une figure d’Épinal.
Eisenstein et les représentations du peuple
L’assaut du palais d’hier de Petrograd, filmé par Eisenstein.Eisenstein a profondément marqué des générations de réalisateurs qui ont intériorisé ses représentations. Dans Octobre (1927), le réalisateur Russe grave dans l’imaginaire collectif les images de la Révolution d’octobre dix ans plus tôt. C’est à la fois un récit propagandiste mais également une leçon de cinéma.
Comme on dit souvent « si tu n’aimes pas les Beatles, tes idoles les aiment, eux ». Et on retrouve dans certaines images d’Octobre des éléments rappelant les cortèges de manifestants prenant les lieux de pouvoir à Brasilia ou le Capitole. Parce que les masses manifestantes sont nourries des images fabriquées par ceux qui ont étudié Eisenstein.
V pour Vendetta
V pour Vendetta est l’adaptation d’un comics écrit par Alan Moore. Le récit met en scène une Angleterre fasciste hyper-sécuritaire, une dictature post-nucléaire refermée sur elle-même. V est un anti-héros masqué, il a renoncé à son prénom. Evey est une gamine qu’il sauve un soir et leur destin se lie jusqu’à faire tomber le régime.
Mais le film, dont le scénario est écrit par les Wachowski (Matrix) prend quelques libertés : Evey devient une adulte, elle n’est plus dans une précarité qui la pousse à se prostituer, mais une jeune femme qui sort pour un rencard. Son job dans une usine d’armement devient dans le film un poste dans la seule chaîne du pays. Ce sont des différences subtiles, mais qui ont leur importance dans la façon d’appréhender le récit. Plus important, dans le film, le basculement au fascisme est une réaction à un attentat commis par des intégristes, le reste se perd dans une théorie complotiste, loin des conséquences d’une guerre mondiale. On peut lire les choses ainsi : le film a été réécrit dans une période post 11 septembre, alors que le comics est un pur produit des 80’s, de l’époque Tatcher.
Alan Moore pour la BBC
Voilà peut être pourquoi Alan Moore refusait que son œuvre soit adaptée au cinéma : pour ne pas perdre sa force politique.
Le film V pour Vendetta met en scène un peuple qui s’empare de l’image de V contre la dictature.Le masque de Guy Fawkes
Mais pour autant V pour Vendetta a beaucoup inspiré les luttes dans le monde au début des années 2010, en particulier avec le masque de Guy Fawkes, utilisé par le collectif Anonymous (une image si forte qu’elle sera récupérée par des usurpateurs).
V n’est pas un « gentil », il est révolutionnaire par nécessité, antifasciste parce que le fascisme a voulu le tuer. Le comics est beaucoup moins manichéen que le film qui ne s’embarrasse pas des nuances. V finit par mener le peuple anglais à se révolter et faire tomber lui même le dictateur. Ce qui est frappant, c’est la similarité avec ces cortèges uniformisés qui font tomber les lieux de pouvoir. Mais dans les films, par convention, ça suffit à faire tomber un système. Dans la réalité, c’est plus compliqué que ça, nous y reviendrons.
Ahou, ahou, tchatchatcha, l’influence de 300
Une poignée de Spartiates va devoir défendre leurs terres contre une invasion barbare venue du lointain Orient. Ils sont 300, prêts au sacrifice ultime pour sauver leurs enfants de ces créatures déformées (car oui, en plus des représentations orientalistes, il y a des espèces de corps déformés, des éléphants de 30m de haut et tous les oripeaux des hordes sauvages et exotiques).
A l’origine, il s’agit d’un comics de Frank Miller et adapté en film par Zack Snyder dont on a parlé plus haut. Le premier est connu pour développer un imaginaire misanthrope et violent. Le second pour ses adaptations qui ne respectent jamais le matériau originel, jusqu’à celle-ci où il semble avoir intériorisé les sous-entendu du récit, et les reproduit de façon cohérente.
300, le comics comme l’adaptation : un curieux message en filigraneAlors 300, c’est spectaculaire, oui. Mais c’est aussi un objet profondément réactionnaire dans ce qu’il montre, le fond comme la forme : des européens se défendent héroïquement contre les étrangers venus d’Orient. Nous sommes en 2006, le film raconte littéralement le discours de John W Bush Jr sur l’axe du mal et l’impérative nécessité de protéger l’occident contre un choc des civilisations.
La véritable histoire est moins spectaculaire. Mais ce n’est pas le sujet, déjà la futur alt-right s’est réapproprié les thermopiles, le casque spartiate et toute l’imagerie liée au film. La symbolique est limpide. Surtout, cet objet pop au grand succès publique contient un message politique très simple à intégrer. On choisit ce qu’on veut bien politiser, et une génération se construit sur ces messages. Cependant, à la différence du nouvel Hollywood, du western spaghetti ou du cinéma bis, le message n’est pas subversif, il va dans le sens du courant et a valeur de message propagandiste.
L’état et le nouvel ordre mondial
La propagande est l’apanage de l’État, mais les dernières décennies ont vu des thèses conspirationnistes devenir si populaires qu’elles se sont imposées dans le champ politique mainstream. Le point culminant de cette séquence est l’élection de Donald Trump et de Jair Bolsonaro et basculera ces dernières années avec les moments insurrectionnels de Brasilia et du Capitole.
On a vu se développer petit l’idée qu’il existait un état dans l’État, que l’institution elle-même était gangrenée de l’intérieur. Mk-Ultra, CIA, Deep State, les américains ont beaucoup d’hypothèses qui s’additionnent souvent.
De la suspicion à la haine
Dans la seconde vidéo de KaleïdosPop, il s’agit de partir de l’affaire Mk ultra, et d’analyser la perception du complotisme d’État. Car oui, parfois, l’État ment, et ça brise quelque chose dans la perception qu’on peut avoir de l’idéal démocratique.
Le 5 février 2003, Colin Powell alors secrétaire d’État monte à la tribune de l’ONU et agite une pipette en verre en la présentant comme preuve de la présence d’armes de destructions massives en Irak. Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, trauma profond pour les américains, le pays s’engageait alors dans l’invasion de l’Irak qui n’avait aucun lien avec New York. Résultat des courses, plus de 5000 morts côté occidental, probablement plus de 100 000 en tout et un pays qui s’effondre et entraînera la naissance de Daesh. L’impérialisme dans toute sa splendeur.
Seulement voilà, Colin Powell avait menti. Si la génération actuelle de militants s’est construite dans l’Amérique post-9/11, la précédente s’est construite sur l’affaire du Watergate, quand Nixon a du se retirer parce que déployant des moyens illégaux pour espionner ses opposants. L’histoire américaine contemporaine s’est construite avec ces scandales politiques.
Alors on pourra arguer que nous nous concentrons sur les USA. C’est vrai, mais la France n’est pas en reste et a souvent invoqué la raison d’État pour quelques assassinats ciblés ou des actions spectaculaires comme l’affaire du Rainbow Warrior (dont l’intérêt n’est toujours pas très clair aujourd’hui.
La CIA
Si l’État a mentit une fois, il peut mentir tout le temps. C’est d’autant plus difficile à admettre dans un pays démocratique où théoriquement, l’exécutif est tenu de rendre compte à ses administrés. Ce qui donne lieu à toutes les suppositions possibles. Alors quand il s’agit d’une agence d’espionnage dont la raison d’être est le secret lui-même, lâchez les fauves !
Le secret, ça offre une infinité de (plus ou moins) bonnes histoires. Ça permet aussi de disposer d’enjeux dans un contexte de paranoïa généralisée, sans avoir à tout réexpliquer. C’est intuitif.
Les trois jours du condor est probablement l’un des meilleurs thrillers qui met en scène la CIA. Il a été produit dans un contexte post-watergate, et a bénéficié de l’aide de la CIA elle même. C’est là tout le paradoxe, entre hyper-transparence et secret absolu (à l’image des grotesques caviardages de certaines archives), les agences cultivent aussi leur image.
Tentons de schématiser succinctement : le Watergate a influencé les films de son époque, qui ont été vu par une génération entière dont certains travaillent dans les agences qui seront au cœur du scandale suivant et d’autres qui en feront des films, qui seront vu par une génération… et ainsi de suite. La pop culture et la CIA entretiennent une relation presque intime.
Les ovnis
Attention révélation ! Les extraterrestres sont déjà sur terre et depuis longtemps. Mais ça, il ne faut pas que ça se sache, alors le gouvernement vous le cache. Ici se cache une subtilité, gouvernement et État. L’état contre l’État. Cependant, les gouvernements se succèdent et malgré quelques fuites, le secret est toujours bien gardé.
Quiconque a vécu les années 90 doit se souvenir de X-Files. La série crée par Chris Carter est un moment charnière de la pop culture ; à la fois série fondatrice de ce qu’est devenu le format « série »(entre Twin Peaks et l’époque HBO, X-Files est avec Urgences une des premières séries à succès à gros budget). Mais elle a également cultivé une partie des mythes complotistes en vogue de nos jours : l’état ment sur beaucoup de choses, surtout des phénomènes surnaturels. Avec le concours de la CIA comme de bien entendu.
L’idée que l’État fédéral américain maintienne le secret a été l’objet de toutes les spéculations. L’affaire du fake de Roswell est éloquente. La représentation de l’alien devient une figure pop alors qu’internet balbutie encore. Les invasions extraterrestres deviennent monnaie courante dans le cinéma pendant les années 90, ces mêmes films renforcent l’idée qu’on ne connait pas toute la réalité. En 2012, 36% des américains croyaient à une vie extraterrestre (pas seulement un lichen sur une planète lointaine).
C’est potentiellement plein de futurs consommateurs pour les futurs récits de fiction, mais c’est également un terreau fertile pour le complotisme.
Les Qanon
Revenons à nos moutons, et je précise que c’est une expression. Les années 2010 sont marquées aux USA par la présidence Trump. Mais c’est également l’explosion sur 4chan de l’alt-right et des messages de Q, cet insider qui égraine des messages laconiques qui alimentent la communauté des Qanon. Nous avons parlé à plusieurs reprises, ici ou là. Nous ne détaillerons pas chacune des théories développées pendant cette période, nous l’avons déjà fait.
En revanche, il est important de placer un repère temporel, les Qanon sont la génération qui s’est structurée sur l’Amérique post 9/11, et comme nous l’avons vu, elle-même conditionnée par l’ensemble de la pop culture qui a largement surfé sur les récits conspirationnistes. Par exemple, Da Vinci code (le film) est sorti en 2006. Le type de ressort dramatique à base de signes occultes est largement utilisé dans le film, autant que dans la complosphère de la même période.
La colère est mauvaise conseillère
On commence à revenir vers nos cortèges de gens en colère, prêts au coup de force du Capitole ou de Brasilia. La suspicion est devenue de la haine et un profond désir de violence.
Les supporters de Trump comme ceux de Bolsonaro évoquent un sentiment de dépossession, de spoliation. C’est toujours relativement flou, à la fois un déclassement identitaire et économique. Forcément, ça se retourne contre le premier bouc-émissaire venu. La forme l’emporte selon une grammaire formatée par la fiction et ses récits manichéens.
Le récit conspirationniste explique tout, refusant de ne pas avoir de réponses à une question. Par défaut s’impose un coupable, la CIA, les démocrates, la gauche, les immigrés, les LGBT et les juifs bien entendu. Et en période de crise, les citoyens sont confrontés aux institutions.
En découle une haine contre le pouvoir, et plus particulièrement son expression. L’État est pervertit par quelque chose de mauvais et un homme pourra nous sauver. On retrouve ici le même type de dialectique que les évangélistes et les sectes millénaristes, eux-même souvent derrière Trump et Bolsonaro.
Le réveil
À l’image du héros de fiction, il y a une prise de conscience, le moment Eureka. Curieusement, la notion d’éveil, d’être éveillé se traduit par « woke » en anglais. Le terme est devenu une quasi insulte pour les militants des droits de l’homme, (pardon, droitdelhommistes). Pourtant, c’est bien ce courant politique qui fait de l’éveil une pierre angulaire. Qu’il soit spirituel ou politique, il s’agit de découvrir une vérité cachée, d’atteindre un niveau caché dans un jeu vidéo (et de faire ses propres recherches). En résulte l’intégration à une communauté, ceux qui sont au courant, ceux qui sachent.
Le programme échelon
Durant la seconde guerre mondiale, les alliés mettent tout en œuvre pour déjouer les plans de la machine nazi (encore eux !?). Notamment, percer le secret Enigma, un protocole de chiffrage des messages. C’est la genèse du programme Echelon qui deviendra un réseau mondial d’écoute et de surveillance chapeautée par la NSA et qui écoute les conversations partout dans le monde. La chasse aux espions russes est lancée.
Mais en 1988, un journaliste écossais, Duncan Campbell (un nom plus écossais, on peut pas) dévoile l’ampleur du programme. On est un an avant la chute du mur de Berlin. La nouvelle fait grand bruit, mais c’est déjà la fin d’une époque. L’arrivée d’internet entraîne une baisse d’intérêt du programme, dont les spectaculaires champs de radôme deviennent désuets. On notera ce phénomène intéressant, plus le programme perdait en intérêt, moins il était secret, plus il alimentait les récits de fiction.
Il s’agit ici d’un vrai programme, une réalité historique documentée qui continue de nourrir la pop culture. On retiendra par exemple les films Echelon conspiracy et L’oeil du mal, tous deux de 2009. On pourrait parler de la série Person of Interest. L’influence sur la culture mainstream est importante.
Dans le meme registre, le projet HAARP a souvent été accusé de manipuler le climat. Vous vous rappelez le tsunami en 2004, c’était HAARP. Finalement, le projet a été rétrocédé à des universités. Le secret éventé, que pourrait-on en tirer? Plus grand chose ! Par contre, on trouve encore des fictions comme le blockbuster Geostorm qui met en scène un réseau satellite capable de contrôler le climat (et qui est l’objet d’une conspiration).
Les lanceurs d’alerte
Nous voici à l’époque des lanceurs d’alerte. Les années 2000 sont les années de la démocratisation du haut débit chez les particuliers. Les sites se multiplient et les échanges aussi. Les leaks tombent par dizaine : Wikileaks devient la fine fleur du combat pour la vérité et dévoile des montages financiers de grandes entreprises, des crimes de guerre…
Les visages de ces lanceurs d’alerte deviennent publiques : Chelsea Manning, Julian Assange, Edward Snowden. D’autant que la répression à leur encore est impressionnante : prison à vie, au mieux. Wikileaks et Snowden auront leurs films
Finalement, on peut faire un point d’étape en 2023, Assange est très sérieusement mis en cause pour ses liens avec la Russie. Snowden est devenu citoyen Russe. Cette Russie belliqueuse qui s’ingère dans les affaires de politique intérieure en Occident. Toujours la même Russie qui trouve grâce aux yeux des militants pro-Trump et Bolsonaro qui envahissent Capitole et parlement de Brasilia. La boucle est bouclée.
Storm the area 51, un galop d’essai
Le 20 septembre 2019, une cinquantaine de rigolos se pointent aux portes de la célèbre base militaire, la zone 51. L’objectif est d’être si nombreux que personne ne pourra arrêter la foule, et ainsi révéler les secrets de cette base. Ils auraient du être 2 millions. On peut raisonnablement qualifier cet évènement d’échec. Pourtant, on voit déjà les germes des actions de Brasilia et du Capitole.
En effet, le mot d’ordre est They Can’t Stop All of Us (« Ils ne peuvent pas tous nous arrêter »). Cette manifestation est nourrie par l’imaginaire pop, c’est la génération X-files et Ancient Aliens qui veut en avoir le cœur net.
Finalement, il n’y a qu’une poignée de clowns costumés venus plus pour la blague qu’autre chose. Les secrets des USA sont bien gardés. Donald Trump, en opportuniste avisé demandera la déclassification des documents secrets sur les OVNIS. Son sens du timing est impeccable, 6 mois avant les élections. On attend encore les grandes révélations… Mais quel meilleur signal pour ses supporters qui voient en lui le président qui défie l’institution ?
Conclusion
Et tout ça pour que ces dernières années, des gens finissent par déambuler dans les couloirs des lieux de pouvoir de Brasilia ou de Washington totalement vides. Les récits de fiction nous ont montré qu’il suffit d’un seul domino pour que tout s’écroule, une pichenette que le héros fera au péril de sa vie et enfin la liberté !
Mais dans la vraie vie, ça ne fonctionne pas comme ça. Un parlement est un lieu sanctuarisé, on peut le considérer comme sacré au nom de la démocratie. Cependant, toute la démocratie ne s’y trouve pas, elle est incarnée par des hommes, des institutions, un cadre. Et occuper un bâtiment ne met pas le gouvernement au tapis. Le boss de fin du nouvel ordre mondial ne s’y trouvait pas.
En ce sens, on peut se poser la question de ce qu’attendaient les manifestants. L’action collective n’avait pas de fond, seulement une forme plus ou moins révolutionnaire. Et nous étions prévenus.
Pendant des décennies pourtant, l’agitation du chiffon brun semblait prémunir de l’accession au pouvoir de l’extrême droite. Aujourd’hui, la polarisation s’inverse. Malgré des mandats chaotiques exercés par l’extrême droite dans ces deux pays, des scandales et des décisions liberticides ou climaticides – remise en cause de l’IVG, accélération de la déforestation amazonienne –, la ferveur des blocs conservateurs ne s’est pas émoussée. Les progressistes ont, certes, réussi à retrouver le pouvoir mais l’enracinement de l’extrême droite se poursuit.
Libération
Happy end au pays des gentils
Le discours complotiste contre le nouvel ordre mondial a placé le mal dans les sous-sols des lieux de pouvoir. Trump et Bolsonaro ont surfé sur cette tendance antidémocratique pour leurs propres intérêts. La pop culture fournit de bonnes histoires, mais à refuser d’en avoir une lecture politique ou seulement quand ça nous arrange, c’est porter un projet politique vide, sans fond.
Donald Trump et Jair Bolsonaro ont achevé de démontrer que leur fascisme ne contient aucun projet clair de société. En pratique, c’est une politique conservatrice, banale, très à droite. Selon les principes d’Umberto Eco, les thèses de Qanon sont un succédané d’idéologie politique. Un gloubiboulga qui à défaut d’être clair répond à tout, satisfait tout le monde, crée un consensus. Les thèses conspirationnistes répondent à une crise identitaire, Maga et WWG1WGA aux USA, le Brésil a eu les siens.
L’espoir des manifestants de Brasilia et du Capitole était de garder un État fort capable de chasser les méchants, un autoritarisme capable de se purifier lui même. Un scenario simpliste qui a finit par déboucher sur des âmes en peine ne sachant que faire à part des selfies et casser les mugs des parlementaires.
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