Alors que bon nombre de poissons d'eau douce meurent dans l'eau de mer et beaucoup d'organismes marins périssent dans l'eau des rivières, la crevette blanche parvient elle à naviguer entre eau douce et eau salée sans risquer sa survie. Comment fait-elle ? La réponse réside en un seul mot : osmorégulation
L’eau est essentielle à la vie sur Terre. Elle existe sous des formes plus ou moins salées. Une diversité qui s’explique par différents facteurs comme les apports d’eau douce ou bien l’évaporation. Dans les rivières, la salinité est faible, proche de zéro. En revanche, dans les océans, la salinité de l’eau de mer est en moyenne de 35 g/l, comme en Manche, mais elle peut s’étendre jusqu’à des salinités extrêmes comme en mer Morte à 277 g/l, soit presque 8 fois plus.
Cette différence de salinité a des conséquences importantes pour les organismes qui peuplent ces milieux. En effet, beaucoup d’organismes aquatiques ne peuvent changer de milieu et de salinité sans risquer leur survie. C’est le cas de bon nombre de poissons d’eau douce, qui mourraient rapidement dans l’océan, et inversement.
Mais il existe des exceptions : certains organismes sont capables de s’adapter à des changements de salinité parfois très importants. C’est le cas des bars par exemple mais pas seulement. Dans certains estuaires, où l’eau de mer se mélange à l’eau douce des fleuves, on trouve aussi des crevettes particulières, les crevettes blanches. Elles ont développé des stratégies pour vivre dans ce gradient de salinité fluctuant et saisonnier. Comment font-elles pour s’adapter aux variations de salinité ? Comment leurs larves se développent-elles dans ces conditions ? Plongeons dans les eaux troubles de ces estuaires pour tâcher d’y voir plus clair.
Les estuaires : des milieux de transition entre eau douce et eau salée
Les estuaires sont des zones de transition où les fleuves se jettent dans la mer. C’est ici que l’eau douce et l’eau salée se mélangent, créant un milieu aussi variable qu’unique. Un gradient de salinité se forme et se déplace en fonction des marées et des saisons. On y trouve de nombreuses espèces animales et végétales qui s’adaptent aux grandes variations de salinité. En plus de cela, à l’interface entre l’eau douce et l’eau salée se forme un bouchon vaseux, une zone dans laquelle les sédiments se déposent et se déplacent au gré des marées et du fleuve.
Les estuaires offrent ainsi une mosaïque d’habitats qui changent selon le niveau de l’eau. Quand la marée est basse, on voit apparaître la slikke, une zone vaseuse qui est recouverte par l’eau à chaque marée. Elle peut sembler déserte, mais elle abrite une multitude d’organismes, comme des vers, des crabes ou encore des colonies de bactéries. Quand la marée est haute, elle peut recouvrir également le schorre, une zone plus élevée, exposée aux embruns et souvent recouverte de plantes résistantes aux variations de salinité. Les estuaires sont de ce fait des habitats uniques pour de nombreuses espèces. On peut trouver par exemple dans leurs roseaux, certains oiseaux menacés d’extinction, comme le butor étoilé en baie de Seine. Certaines espèces y vivent pour se reproduire, comme les soles, d’autres y passeront toute leur vie, comme les crevettes blanches.
L’adaptabilité de la crevette blanche
La crevette blanche ou Palaemon longirostris est un décapode, c’est-à-dire qu’elle possède dix pattes, comme les crabes ou bien les homards. On la trouve dans les grands estuaires de la côte Atlantique. En France, on peut notamment l’observer dans la Loire, en Gironde et dans la Seine. Elle vit environ deux ans et elle effectuerait l’ensemble de son cycle de vie dans l’estuaire. En milieu tempéré, les femelles portent des œufs de mars à juillet avec un pic durant le mois de mai. Mais ce qui rend cette crevette remarquable, c’est sa capacité à s’adapter à des variations importantes de salinité, allant de 0 à 40 g/l. La plupart des autres espèces animales ne supportent pas de tels écarts. Alors comment font-elles ? Leurs secrets résident dans un processus biologique appelé « osmorégulation ».
L’osmorégulation est la capacité des organismes vivants à maintenir un équilibre entre la quantité d’eau et la quantité de sels dissous dans leur milieu interne. Chez les crustacés adultes, l’osmorégulation est assurée par des organes spécialisés et des cellules transporteuses d’ions souvent associés aux organes respiratoires ou à d’autres parties du corps lorsque les branchies sont absentes.
Pour comprendre ce phénomène d’osmorégulation, il faut d’abord parler d’osmose. Ce phénomène biologique permet à notre corps d’absorber l’eau grâce au passage de molécules d’eau à travers les membranes cellulaires. Ces membranes sont dites semi-perméables, car elles laissent passer l’eau, mais pas les sels. L’osmose se produit lorsque deux solutions de concentrations différentes en sels sont séparées par cette membrane.
L’eau va alors se déplacer de la solution la moins concentrée à la plus concentrée, jusqu’à ce que les deux solutions aient la même concentration en sels. Ce mouvement d’eau peut entraîner des conséquences importantes sur les cellules des organismes vivants. Par exemple, si vous buvez trop d’eau, vous diminuez la concentration en sels autour de vos cellules. L’eau va alors entrer dans vos cellules (plus concentrées en sels) et les faire gonfler jusqu’à la rupture des membranes. À l’inverse, si vous buvez de l’eau de mer, vous augmentez la concentration en sels autour de vos cellules. L’eau va alors sortir des cellules (moins concentrées en sels) et les faire rétrécir, vos cellules se déshydratent.
Pour éviter de tels déséquilibres, les organismes évoluant dans diverses salinités doivent donc réguler la quantité d’eau et de sels dans leur milieu interne. C’est ce qu’on appelle l’osmorégulation. Selon le milieu dans lequel ils vivent, les organismes peuvent être classés en deux catégories : les osmorégulateurs et les osmoconformes.
Les osmorégulateurs sont capables de maintenir une concentration constante en sels dans leur milieu interne, quelle que soit la concentration du milieu externe.
Les osmoconformes sont ceux qui ont la même concentration en sels que le milieu externe. Ils n’ont donc pas besoin de réguler leur concentration en sels dissous. C’est le cas de la plupart des invertébrés marins, comme les éponges ou les méduses. La crevette blanche fait donc partie des organismes osmorégulateurs, et peut donc s’adapter à des milieux très différents en salinité.
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Les larves s’adaptent elles aussi aux variations de la salinité ?
Les adultes de la crevette ne sont pas les seuls à présenter des stratégies pour surmonter les variations de salinité. Ces capacités doivent être acquises dès l’état larvaire, car les crevettes devront naviguer entre eau douce et eau salée dès leurs éclosions.
Pour se développer, les larves ont besoin d’énergie. Cette énergie est fournie en partie par la mère et par l’alimentation des larves. Pour ne pas gaspiller cette précieuse énergie, les larves doivent se développer dans un milieu présentant de faibles variations de salinité. Seulement, dans les estuaires, les variations de salinité sont monnaie courante. Bien que nos connaissances restent limitées sur les larves de la crevette blanche, différentes stratégies écologiques en plus de l’osmorégulation ont été mises en évidence chez d’autres espèces similaires vivant en estuaires.
Parmi ces stratégies, on trouve par exemple le transport des larves le long du fleuve. À l’éclosion, les larves peuvent être émises dans une eau à faible salinité. Elles vont ensuite se laisser porter par les courants de marée et du fleuve pour se retrouver dans une salinité plus élevée et surtout plus stable pour assurer leurs bons développements. Cet export des larves le long du gradient de salinité peut permettre de minimiser l’énergie allouée à l’osmorégulation. Elles peuvent aussi effectuer des migrations verticales en plongeant dans la colonne d’eau.
Une autre de ces stratégies repose sur la migration des femelles portant les œufs vers l’estuaire aval. Elles vont relâcher les larves dans une eau de plus forte salinité, plus stable que l’environnement des adultes. Ces stratégies permettent aux larves de se développer dans des conditions optimales, en limitant les dépenses énergétiques liées à l’osmorégulation, et d’optimiser leurs croissances. De plus, cela laisse le temps aux larves de mettre en place les processus physiologiques pour l’osmorégulation et de faire face aux variations de salinité.
Les défis et menaces des estuaires pour un avenir durable
Si la crevette blanche semble ainsi une championne de l’adaptation, des menaces d’origine humaine pèsent cependant sur les populations. Par exemple, en Gironde, une étude menée sur près de 30 ans, a démontré une diminution de l’abondance de cette crevette depuis les années 1980 et un décalage des populations vers l’amont de l’estuaire. Ce décalage serait en partie dû aux activités humaines, entraînant des intrusions marines, menant à des augmentations de la salinité, déplaçant les populations.
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Les crevettes blanches ne sont pas les seules espèces à être menacées. Les estuaires sont des milieux fragiles, menacés par le changement climatique et les activités humaines. Parmi les menaces qui pèsent sur ces milieux, la pollution est un enjeu majeur. Par exemple, certains métaux peuvent influer sur les capacités osmorégulatrices. En effet, les contaminants peuvent s’accumuler dans les sédiments, qui à leurs tours peuvent être remués par les tempêtes ou les dragages et remobiliser les polluants. De plus, l’artificialisation et l’extension des ports, réduisent aussi l’espace naturel des estuaires. Il est donc important de préserver ces milieux, qui sont à la fois des sources rares de biodiversité, mais aussi des environnements d’une grande importance économique et écologique.
Jason Jeanne a reçu un financement de la région Normandie pour son contrat doctoral.