Débat : Décarbonation, quotas… que faire de l’avion, privilège d’une minorité ?

1 year ago 70

Bien qu’il soit réservé à une poignée d’individus, au niveau mondial, l’aérien représente en 2015 environ 11 % des émissions de CO₂ des transports, soit 1,5 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Marco López / Unsplash, CC BY-NC-SA

Le président Emmanuel Macron a récemment affirmé sa volonté d’investir plusieurs milliards d’euros dans la décarbonation de l’aviation. Plusieurs voix se sont fait entendre pour souligner le caractère risqué, voire illusoire, de cette ambition et rappeler l’urgence d’une réduction du trafic aérien.

Quelques semaines auparavant, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici proposait de limiter à quatre le nombre de vols au cours d’une vie, suscitant un débat agité sur la réduction de l’usage de l’avion par les individus.

Ces polémiques éludent toutefois une dimension centrale du problème : prendre l’avion est un privilège qui entretient notamment les rapports de domination entre les pays et en leur sein.

L’avion, un privilège du Nord global

Le discours d’Emmanuel Macron, la proposition de Jean-Marc Jancovici et la plupart des réactions qu’elles suscitent reposent sur un présupposé : l’avion est un moyen de transport incontournable, le problème est qu’il soit polluant. Or, entre 80 et 90 % des humains n’ont jamais pris l’avion de leur vie. Au cours de l’année 2018, seuls 4 % de la population mondiale a effectué un vol international.

Cette minorité à qui il arrive de voyager en avion n’est pas également répartie sur la planète : elle vit dans les pays riches. Ainsi, environ 40 % des habitants des pays les plus aisés ont pris l’avion au moins une fois dans l’année, contre moins de 1 % des habitants des pays les plus pauvres. Les avions partant d’Europe parcourent en moyenne 9 000 km par passager, contre 300 km pour les avions partant d’Afrique. La plupart des lignes aériennes relient entre eux des pays du Nord global. Elles servent à faire circuler les individus entre ces pays, pour leurs loisirs mais aussi pour alimenter le commerce et les échanges économiques.

L’avion est donc un mode de transport qui soutient une domination économique et politique des pays du Nord et participe en leur sein à une domination de classe.

Nombre de kilomètres par passager parcourus en moyenne par les avions au départ de :

Traitements réalises à partir des résultats présents dans Gössling et Humpe 2020, Fourni par l'auteur

Socialisation des élites

Prenons l’exemple de la France : voyager en avion est loin d’être une pratique commune, elle demeure l’apanage des plus aisés et des plus diplômés. Ainsi, plus de la moitié des 10 % des Françaises et des Français les plus riches prend l’avion au moins une fois par an, contre 13 % des 50 % les plus pauvres. C’est le cas d’un tiers des personnes diplômées de l’enseignement supérieur, contre 10 % des moins diplômées.

Depuis longtemps, les voyages ont une place importante dans la socialisation des élites. Séjours culturels ou d’études à l’étranger, ils contribuent à les préparer à l’occupation de positions dominantes. Plus tard, ils permettent l’entretien d’un style de vie ou d’une carrière cosmopolite qui indique leur appartenance de classe.

Prendre l’avion est donc un privilège qui permet l’accumulation de ressources durables – ou capitaux – de plusieurs sortes : sociales, culturelles, économiques. De ce fait, les trajectoires sociales des membres des classes dominantes sont marquées par une quantité importante de vols en avion.

Pourtant, la forte sélectivité sociale du voyage aérien est peu visible dans le débat public. C’est que les personnes qui y interviennent, dirigeantes et dirigeants économiques ou politiques, scientifiques, journalistes, parlent depuis leur position de classe.

Pour elles, l’avion est familier, quand bien même elles considèrent aujourd’hui que cette pratique pose problème ou y ont renoncé. Cela les conduit à diffuser l’idée – fausse – qu’un quota de vols est une limitation pour tout le monde. Sans voir qu’elle l’est principalement lorsque l’avion est capital pour entretenir une position dominante ou la transmettre à ses enfants. Jean-Marc Jancovici peut ainsi généraliser :

« Quatre vols dans une vie, c’est pas zéro, on pourrait très bien instaurer un système dans lequel, quand on est jeune, on a deux des quatre vols pour aller découvrir le monde. »

Taux de recours à l’avion (%) sur une année selon le niveau de vie et le niveau de diplôme

33 % des diplômés du supérieur ont pris l’avion au moins une fois dans l’année. Eurobaromètre 2014, Enquête nationale transports 2008, Demoli et Subtil, 2019, Fourni par l'auteur

La question de l’empreinte carbone

Marqueur de la domination de classe, l’avion est excessivement émetteur de gaz à effet de serre (GES), bien plus que n’importe quel autre moyen de transport.

Chaque année, en moyenne, une personne des classes supérieures émet plusieurs tonnes de GES en voyageant en avion. De ce seul fait, l’empreinte carbone de sa trajectoire sociale est sans commune mesure avec celle de la plupart des individus, qui n’ont jamais pris l’avion de leur vie ou ne l’ont pris qu’exceptionnellement.

Ainsi, les ressources durables qu’elle a accumulées grâce à ces voyages ont eu un coût écologique très élevé. Que cette personne ait ou non arrêté de prendre l’avion ces dernières années ne change qu’à la marge le coût de son privilège.

Dans le débat sur l’avenir de l’avion, il est donc avant toute question de l’empreinte écologique des positions sociales dominantes, et non de comportements individuels universels qu’il faudrait corriger.

Les quotas, une proposition ambivalente

Depuis cette perspective, comment interpréter l’idée d’un quota de quatre vols en avion dans la vie d’une personne ?

Une première interprétation est progressiste. On peut considérer qu’étendre le privilège de prendre l’avion quatre fois à l’ensemble de la société permettrait à tous les jeunes, sans distinction, d’aller « découvrir le monde ». Une interprétation toutefois écologiquement extrêmement coûteuse.

Car faire voler chaque personne quatre fois dans sa vie consommerait une part très importante du budget carbone qu’il reste à l’humanité. Pour donner un ordre de grandeur, offrir à chaque Française et Français quatre allers-retours Paris–New York dans sa vie consommerait l’équivalent de 6 % du budget carbone pourtant largement surestimé que la Stratégie nationale bas carbone alloue aux transports à la fin de la décennie 2020.

Cela pèserait d’autant plus au fil des années, le budget carbone diminuant : ces vols équivaudraient à 5 à 10 % du budget carbone total de la France en 2050.

Émissions carbone annuelles si l’ensemble des Français réalisaient dans leur vie

Détails du calcul : Un aller-retour : 2 tonnes (ordre de grandeur d’un Paris–New York). Cohorte de 18 ans en 2023 : 800 000 individus. Budget carbone de la France en 2030 selon la Stratégie nationale bas carbone : 300 millions de tonnes au total, 94 millions de tonnes pour les transports. Fourni par l'auteur

Cette interprétation progressiste est peu concevable. Une autre, probablement plus conforme à ce qu’envisage Jean-Marc Jancovici, consisterait à ne pas encourager à voler la population qui ne vole pas, mais à limiter celle qui vole.

Cela signifie, in fine, permettre aux membres des classes supérieures des pays du Nord de bénéficier encore du privilège de prendre un petit peu l’avion. C’est donc bien sur leurs privilèges que devrait porter le débat, comme celui qui émerge autour de la décarbonation de l’aviation.

Décarboner pour une minorité ?

Si l’on veut contenir au maximum le réchauffement climatique, continuer à faire voler des avions implique leur décarbonation rapide. C’est le cas même si l’on décide de limiter les vols des classes supérieures des pays les plus riches.

Or, à court terme, il n’y a pas de solution permettant de voler autant sans émettre de GES. Emmanuel Macron a donc proposé un investissement de 8,5 milliards d’euros d’ici 2027 pour développer un « avion ultrasobre » et des carburants durables.

L’ambition séduit le monde des ingénieurs, dont les propriétés entrent en affinité à la fois avec la norme de l’avion et avec ce type de raisonnement technologique. Elle provoque également quantité d’oppositions : l’aviation ultrasobre n’existera pas dans un futur proche et elle demanderait quoiqu’il en soit une quantité très importante de surfaces de cultures ou d’électricité bas carbone.

Or, la question n’est pas seulement de savoir si c’est possible, mais si c’est désirable. Avant de décider si un secteur mérite un tel investissement, remettons au cœur du débat des éléments plus épineux que la faisabilité technologique : à qui donne-t-on la possibilité de consommer une part si importante du budget carbone restant à l’humanité ? Dans quels buts collectifs ?

Part des personnes croyant en la possibilité future d’un avion plus écologique

Gauche : Pourcentage d’individus ayant répondu « Oui, tout à fait » à la question : Croyez-vous à la possibilité qu’il existe un jour un avion plus écologique, moins émetteur de CO₂ ? (Source : IFOP-Fondation jean Jaurès, 2022). Droite : Pourcentage d’individus déclarant être très ou assez favorables l’interdiction des vols entre deux villes européennes dès 2026 pour réduire les émissions de carbone. ELABE et BFMlV, 2022, Fourni par l'auteur

Un nécessaire débat démocratique

Poser ces questions permettrait d’aborder une dimension centrale de la catastrophe écologique : elle est d’abord le fait des fractions les plus privilégiées de la planète, en termes de classes mais aussi de genre et de race.

Un tel débat aiderait à rendre plus acceptable la réduction nécessaire de l’activité d’un secteur qui, s’il est un symbole de l’industrie française, est aussi un des plus injustes et des plus carbonés de son histoire récente.

De la rendre plus acceptable, y compris aux yeux des personnes qui en pâtiront le plus : celles qui y travaillent. Cela serait un exercice démocratique intéressant, qui devrait être suivi de nombreux autres.


Merci à Elsa Favier, Héloïse Prévost, Julian Carrey et Odin Marc pour leurs commentaires.

The Conversation

Julien Gros est membre de l'Atelier d'écologie politique de Toulouse (Atécopol).

Yoann Demoli ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Read Entire Article