L’abattoir mobile d’Émilie Jeanin, premier du genre en France, a fermé ses portes en Bourgogne le 28 février 2023, suite à la liquidation judiciaire de sa société porteuse, le Bœuf éthique.
Très attendu, cet abattoir 100 % roulant, conçu pour venir abattre les animaux sur leurs lieux de vie, répondait pourtant aux attentes des fermes locales et des consommateurs, tandis que l’administration avait validé sa conformité réglementaire.
Si les difficultés rencontrées par ce projet pionnier ont été multiples, l’éleveuse a néanmoins ouvert la voie : elle a montré la faisabilité d’instaurer des abattoirs mobiles dans notre pays, comme il en existe depuis bien longtemps chez nos voisins européens, puisque la législation européenne le permet.
S’affranchir des abattoirs conventionnels
Cette initiative n’est pas isolée : aux quatre coins de France, des projets d’abattoirs alternatifs essaiment, portés par des collectifs d’éleveurs et éleveuses, résolus à s’affranchir des abattoirs conventionnels.
Ces projets concernent des abattoirs coopératifs, fixes ou mobiles, à la ferme ou sur des sites d’accueil entre plusieurs fermes, reflétant la diversité des besoins et des territoires dans lesquels ils prennent forme.
Les éleveurs et éleveuses qui les portent revendiquent une même appellation : celle « d’abattoirs paysans », définie par le syndicat agricole de la Confédération paysanne, comme des abattoirs de proximité gérés par et pour les paysans et paysannes, ancrés dans un territoire d’élevage et au service des circuits courts.
Mais en quoi ces abattoirs paysans représentent-ils une rupture avec le système industriel ? Incarnent-ils vraiment une voie de transition agricole et alimentaire ?
La privatisation et la spécialisation des abattoirs français
Historiquement, l’abattage des animaux d’élevage est l’affaire des bouchers, qui officiaient dans leurs ateliers de tuerie et de découpe au cœur des villes. L’évolution des mœurs à l’égard du sang et de la mort, l’apparition des premières associations de défense des animaux, ainsi que le développement des préoccupations hygiénistes et sanitaires, aboutissent à la création des abattoirs municipaux dans les grandes villes françaises : celui de la Villette ouvre par exemple ses portes en 1867.
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Les autorités locales s’impliquent dès lors dans le gouvernement et la gestion des abattoirs, maillons stratégiques pour l’approvisionnement des habitants. Il est difficile de se le figurer aujourd’hui, mais les abattoirs municipaux ont longtemps été des lieux de sociabilité, ouverts sur leur territoire, où se côtoyaient les travailleurs d’abattoirs et les professionnels de l’élevage, du transport des bêtes et de la boucherie.
Depuis cinquante ans, l’industrialisation de l’agriculture et le développement de filières longues et spécialisées dans le lait et la viande ont entraîné la privatisation des abattoirs. Ils ont été progressivement rachetés par de grandes coopératives agricoles, et déplacés toujours plus loin des villes, à l’abri des regards.
Cette privatisation s’est accompagnée de la spécialisation des abattoirs par espèce, de leur concentration géographique (essentiellement dans l’ouest du pays) et de l’augmentation des volumes abattus.
Dans la période 1970-2000, la moitié des abattoirs français a fermé par vagues successives et, en 2010, les abattoirs publics ne représentaient plus que 36 % des structures en France, soit 102 établissements. Leur régression a entraîné celle des structures de petite taille et les abattoirs de proximité, pourtant qualifiés « d’abattoirs de soutien » de la boucherie traditionnelle et des circuits courts, ne couvraient plus que 2 % des tonnages de viande en 2009.
La question du bien-être animal
Depuis les années 1990, la privatisation et l’industrialisation croissantes du système d’abattage signent la disjonction entre l’élevage et l’alimentation : entre les deux, la mise à mort des animaux devient une boîte noire. « Désormais, l’abattage doit être industriel, c’est-à-dire massif et anonyme : il doit être non violent, idéalement : indolore ; il doit être invisible, idéalement : inexistant. Il doit être comme n’étant pas » résume l’ethnologue Noëlie Vialles dans son ouvrage de 1987, Le Sang et la chair.
La sociologue Jocelyne Porcher s’est fait l’écho du malaise sourd des éleveurs face à cette évolution. Ses enquêtes témoignent de leur sentiment que leur travail est « saccagé », du fait du stress de leurs animaux lors du transport et de l’attente en bouverie (qui désigne la zone de maintien des animaux après leur décharge), de la qualité de la viande qui s’en ressent, et de leur impression d’abandonner leurs bêtes à cette étape difficile.
Les trop rares témoignages d’employés, de chercheurs ou de journalistes révèlent également les impacts physiques et psychologiques dramatiques du travail en abattoir, qui assujettit les employés à des tâches à la chaîne extrêmement cadencées.
En parallèle, les normes de bien-être animal de plus en plus exigeantes n’ont pas clos le malaise grandissant de la société envers la condition animale dans les abattoirs, car l’abattage sans douleur est devenu une condition de la production de viande de masse.
Selon les données d’Agreste de 2016, 4,7 millions de bovins, 23,8 millions de porcs, 4,3 millions d’ovins, 0,73 million de caprins et 13 000 équidés sont abattus, en France, dans 260 abattoirs.
Le tournant des vidéos de L214
Ce n’est pourtant qu’en 2016 que le sujet des abattoirs s’invite dans l’agenda politique français, lorsqu’une commission d’enquête parlementaire est nommée suite à la diffusion des premières vidéos de l’association antispéciste L214 pour dénoncer des actes de violence dans les abattoirs.
Les conclusions de cette commission convergent avec le plaidoyer d’acteurs agricoles et environnementaux qui réclament, fin 2017, dans une tribune la possibilité de créer des abattoirs mobiles.
La Loi de 2018 sur l’agriculture et l’alimentation (dite Loi Egalim) entérine dans son article 73 cette demande sociétale, qui correspondrait au souhait de 81 % des Français.
Des abattoirs paysans pour un autre modèle économique et social
Ce décret marque la reconnaissance politique du besoin de mailler les territoires français de nouveaux abattoirs de proximité pour épargner aux animaux un transport éprouvant, soutenir les circuits courts et la relocalisation alimentaire.
Des groupes d’éleveurs et éleveuses ont désormais la légitimité de nouer le dialogue avec leurs élus et administrations locales, jusque là plutôt sceptiques. Actuellement, une trentaine de projets d’abattoirs alternatifs se structurent et se mettent en réseau en France.
Ces derniers se répartissent en trois types : de petits abattoirs fixes que des collectifs d’éleveurs font eux-mêmes fonctionner aux côtés ou à la place d’employés ; des projets d’abattoirs mobiles (abattoirs sur roues), à même de circuler entre différents groupes de ferme ; des projets de caissons d’abattage permettant de tuer les animaux dans les fermes où ils sont nés, puis de les acheminer vers des structures fixes afin d’y réaliser la préparation des carcasses. À ce jour, six abattoirs paysans fixes sont en fonctionnement, situés dans le quart sud-est de la France.
Le modèle économique des abattoirs paysans est radicalement différent d’un abattoir conventionnel : son objectif n’est pas d’être rentable, mais d’être à l’équilibre, tout en se plaçant au service des petites et des moyennes fermes. À cette fin, le travail d’abattage n’est pas réalisé par des employés, mais en partie ou totalement par des éleveurs et éleveuses qui assurent une prestation dans la continuité de leur ferme et de leur statut d’entrepreneur agricole.
Dès lors, l’abattoir fonctionne selon une charge salariale variable, fonction de la demande. Pour la plupart en circuit court, les professionnels apportent chaque semaine de petits lots d’animaux : l’ouverture de l’abattoir un à deux jours hebdomadaires suffit pour répondre à cette demande.
Auto-organisation et petits volumes
Ce modèle économique engendre un modèle social inédit : il n’y a pas de hiérarchie ni de cadence imposée, les éleveurs et éleveuses étant volontaires et auto-organisés pour faire fonctionner l’abattoir. Ces abattoirs accueillent en outre les animaux non standards, qu’il s’agisse des chevreaux, des porcs de plein air, ou des races cornues, souvent refusés dans les abattoirs conventionnels ou acceptées à des tarifs prohibitifs.
Les abattoirs paysans développent des services qui limitent la dépendance à des intermédiaires, comme la mise à disposition d’une salle de découpe et d’un équipement de mise sous vide. Ils permettent également aux apporteurs d’animaux de les amener le matin même et bien entendu d’entrer dans l’abattoir s’ils le souhaitent.
Or en vente directe et en circuit court (un intermédiaire au plus entre le producteur et le consommateur), les éleveurs font abattre chaque semaine quelques animaux, en les choisissant en fonction des demandes de leurs clients. Dans les marchés, les magasins de producteurs ou les AMAP, éleveurs et éleveuses misent sur la qualité de leurs produits et sur la confiance de leurs clients.
La viande n’est alors plus seulement une histoire de prix au kilo : elle raconte une ferme, un territoire, une relation entre un éleveur, une éleveuse, et son troupeau.
Les animaux de quelqu’un
Les normes de bien-être animal dans les abattoirs n’ont cessé de progresser depuis cinquante ans, notamment du fait de la réglementation européenne. Mais les débats qui les entourent se limitent trop souvent à la question de l’inconscience des animaux, et donc de la présence ou de l’absence de douleur, lorsqu’ils sont saignés.
Or ces considérations éthiques perdent de leur sens lorsque les tâches de contrôle de la perte de conscience puis de la mort réalisées par les employés sont prises dans l’étau de la cadence, la répétition des tâches, l’épuisement dû aux horaires – jusqu’à une vache abattue par minute, 7 500 porcs par jour et 2 millions d’animaux par an dans l’abattoir où le journaliste Geoffroy Le Guilcher, auteur de l’ouvrage Steack machine, s’est infiltré.
Dans un abattoir paysan, le temps est élastique : il importe alors de prendre le temps qu’il faut. Si une vache refuse d’avancer, qu’un porc s’effraie, qu’un agneau saute le tapis d’amenée, le travail d’abattage s’interrompt et les gestes des éleveurs reprennent le dessus. De plus, les bêtes ne sont jamais anonymes : à l’arrivée en bouverie, comme à la restitution des carcasses, c’est l’animal de quelqu’un et pour quelqu’un qui passe entre les mains et sous les yeux des éleveurs œuvrant dans l’abattoir.
Des parcours semés d’embûches
Dans les abattoirs paysans, les animaux ne sont perçus ni comme l’animal-matière des productions industrielles ni comme l’animal-enfant des mouvements animalistes que décrit l’anthropologue Charles Stepanoff. Ils sont envisagés comme des animaux-sujets, qu’il est décent de tuer sous certaines conditions.
La distinction faite par la philosophe Donna Haraway entre des êtres rendus tuables, et des êtres tués avec responsabilité, prend ici tout son sens : les animaux produits en masse pour faire de la viande rentable doivent être tuables efficacement, rapidement et silencieusement, moyennant de développer des normes de bien-être animal standardisées. Tuer des animaux avec responsabilité implique en revanche de ne pas cesser de se demander pourquoi, et de le faire en conscience.
Si les abattoirs paysans offrent une voie de transition agricole et alimentaire à la fois éthique et durable, leur chemin demeure semé d’embûches.
Dans le Lubéron ou en Lozère, les éleveurs sont toujours en quête de financements publics et de terrains communaux pour leur futur abattoir mobile. Dans la Drôme ou l’Hérault, la construction de caissons d’abattage à la ferme est imminente, même si l’interprétation française de la réglementation européenne en matière d’abattoirs mobiles est moins favorable qu’en Suède, en Allemagne ou en Autriche.
Face à ces verrouillages politiques et institutionnels, et alors que se prépare la nouvelle loi d’orientation agricole du quinquennat, des acteurs se mobilisent aujourd’hui pour faire reconnaître les abattoirs paysans comme un authentique modèle alternatif.
Julie Riegel est membre fondatrice de l’association Pour des Abattages Paysans (PAP). Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche réalisée au laboratoire PACTE de sciences sociales, qui a bénéficié du financement de l’Université Grenoble-Alpes (idex).