Enquêter sur les transactions immobilières suspectes en France et dans le reste du monde

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Quelques conseils pour enquêter sur les transactions immobilières suspectes en France et dans le reste du monde

Des villas de luxe sur la Côte d’Azur. Image : Shutterstock

Entre recherche en sources ouvertes et journalisme “à l’ancienne”, le journaliste Emmanuel Freudenthal donne ses conseils pour enquêter sur les transactions immobilières suspectes en France et dans le reste du monde.

Le président du Togo, la sœur du président de l’Azerbaïdjan, l’épouse et le fils du président du Cameroun : voici quelques-unes des 62 personnes qui ont récemment acheté, dans des circonstances qui interrogent, de luxueuses villas en France – et ce pour un montant total de 744 millions d’euros.

Pour les localiser, mes collègues et moi nous sommes appuyés sur des données et documents accessibles au public.

Ce genre de données – c’est-à-dire, celles du registre des sociétés – sont disponibles dans de nombreux pays, en particulier en Europe.

Bien sûr, la grande majorité de ceux qui possèdent des biens immobiliers en France ou les achètent via des sociétés, y compris les proches de dignitaires étrangers, ne font rien de mal et ne commettent aucun crime. Cela dit, les transactions foncières ou les achats immobiliers financés de manière opaque peuvent être révélateurs de faits de corruption. Notre méthodologie peut servir à enquêter un peu partout dans le monde (par-delà la France, nous l’avons notamment mise à profit à Montréal).

Voici donc notre approche, décrite étape par étape.

Étape 1 : Croiser un ensemble de données de référence

Parlons dans un premier temps des aspects techniques d’une telle investigation. Notre enquête en France s’est appuyée sur deux bases de données gouvernementales ouvertes au public. L’une, que compile le Ministère de l’Économie et des Finances, répertorie l’ensemble des biens immobiliers détenus par les entreprises en France. Cela représente 16,1 millions d’enregistrements. L’autre, tenue par l’Institut national de la propriété industrielle, répertorie les actionnaires des 11 millions d’entreprises françaises. Ce genre de données – c’est-à-dire, celles du registre des sociétés – sont disponibles dans de nombreux pays, en particulier en Europe. Dans certains pays, notamment en France, vous pouvez même établir l’identité des propriétaires effectifs des entreprises, mais dans notre cas ce n’était pas forcément nécessaire.

En combinant ces deux bases de données, il est possible de relier les administrateurs de chaque entreprise aux propriétés détenues par celle-ci. Ce faisant, nous avons pu recenser 2,48 millions de personnes possédant, via une société, des biens immobiliers en France. Cette base de données nous apprend notamment que la sœur de l’actuel président de l’Azerbaïdjan – qui est aussi la fille du précédent président – possède plusieurs sociétés disposant de biens immobiliers en France. L’une de ces sociétés détient une villa côtière à Saint-Tropez. Les données gouvernementales contiennent également les coordonnées du cadastre, ce qui permet, à l’aide de certains sites web spécialisés, d’établir l’emplacement exact de chaque propriété. Pour trouver des sujets pertinents dans cet océan de données, nous devions cependant creuser encore plus profondément.

Étape 2 : “Correspondance approximative”

Dans un second temps, pour trouver les aiguilles qui nous intéressent dans cette botte de foin, il nous a fallu rechercher les noms de personnes susceptibles de blanchir de l’argent via le marché immobilier français. Pour cela, nous avons utilisé plusieurs bases de données de personnes politiquement exposées, de personnes faisant l’objet d’accusations de corruption ou de personnes répertoriées sur des sites dédiés aux sanctions comme OpenSanctions ou Wikidata. En fonction de votre objectif, vous constaterez peut-être que certaines bases de données sont plus utiles que d’autres à votre projet. Vous pouvez notamment rechercher les noms des députés ou des ministres de votre pays.

Nous avons également collaboré avec des journalistes des pays d’où provenait probablement l’argent

Au cours de notre enquête, nous avons comparé les noms de personnalités de premier plan à notre base de données de propriétaires français à l’aide d’un algorithme de “correspondance approximative” (“fuzzy matching”, en anglais), dont une version est disponible sur la page Github de CSV Match. Cet outil permet à l’ordinateur de trouver des liens entre des mots ou groupes de mots semblables. Par exemple, “Michael Fox” et “Michael J. Fox” ne sont pas identiques, mais ils pourraient bien concerner la même personne. Souvent, les noms varient légèrement selon les documents officiels consultés.

Cette méthode a révélé plusieurs centaines de personnes pertinentes à notre enquête. Nous avons ensuite soigneusement analysé chaque candidat, en recherchant leur nom sur Google et en éliminant les fausses correspondances à l’aide d’informations complémentaires, telles que leur date de naissance ou leur nationalité.

De ce travail fastidieux est ressortie une liste de près de 200 personnes assez connues qui avaient réalisé des investissements non négligeables dans l’immobilier français. Nous avons donc cherché à affiner encore plus notre sujet d’enquête.

Étape 3 : Approfondir les cas individuels

Nous nous sommes alors penchés sur chaque achat. Nous avons recherché les acquéreurs et s’ils disposaient de sources de financement légitimes suffisantes pour conclure les transactions concernées. Nous avons ainsi constaté que le chef d’État d’un pays pauvre possédait un appartement coûteux à Paris, mais qu’il avait auparavant occupé un poste à responsabilité au sein d’une banque d’envergure internationale et que sa femme disposait également d’un revenu important. Puisqu’ils pouvaient apparemment financer l’achat d’un tel bien immobilier avec leurs fonds privés, il n’y avait aucun intérêt public à révéler cette propriété. Nous les avons donc retirés de notre liste.

Nous avons également collaboré avec des journalistes des pays d’où provenait probablement l’argent, bien que la plupart de nos confrères aient préféré ne pas être cités dans l’article pour des raisons de sécurité. Ces partenariats ont amélioré notre enquête. Par exemple, nos confrères du journal Tempo en Indonésie ont mis la main sur un document montrant que le ministre de la Défense du pays n’avait pas déclaré sa propriété française au bureau indonésien chargé de la lutte contre la corruption. La mise en lumière de cette opacité a renforcé la valeur de notre article.

Nous avons également recherché des informations concernant les propriétés, afin de rendre l’article plus intéressant pour nos lecteurs. Pour la plupart des villas, Google Maps et Google Street View ont permis d’en apprendre davantage sur le bâtiment, le terrain avoisinant et d’autres détails, notamment la présence ou non d’une piscine ou de courts de tennis.

Dans certains cas, les réseaux sociaux et les recherches sur le web ont également pu mettre au jour ces détails. Par exemple, dans le cas de la villa tropézienne de la sœur du président azerbaïdjanais, nous avons retrouvé le portefeuille des travaux réalisés par le paysagiste de la propriété. On y voyait des images d’une luxueuse piscine, de grands pins et d’une vue imprenable sur la mer. Ces détails ont finalement servi d’accroche à notre papier.

Quelques conseils pour enquêter sur les transactions immobilières suspectes en France et dans le reste du monde

L’enquête d’Emmanuel Freudenthal et de son équipe sur les transactions immobilières suspectes est sortie dans le magazine L’Obs. Une photo du Cap Ferrat à Saint-Tropez, qui abrite de nombreuses propriétés appartenant à des sociétés basées dans des paradis fiscaux, a illustré l’article. Image : Capture d’écran, L’Obs

Dernière étape : remonter le fil des paiements

Enfin, nous avons déposé des demandes administratives pour chacune des propriétés. Dans ces documents, qui ont confirmé que les données étaient encore à jour, nous avons découvert pour chaque adresse des détails supplémentaires, notamment le prix d’achat et l’identité du vendeur ainsi que celle des avocats et des courtiers ayant travaillé sur le dossier.

Au départ, nous pensions pouvoir obtenir ces documents gratuitement auprès du service cadastral des mairies concernées. Malheureusement, nous avons eu du mal à obtenir que ces agences répondent à nos demandes et nous nous sommes vite rendu compte qu’il nous faudrait trouver un autre moyen. Après quelques appels téléphoniques aux fonctionnaires les plus bienveillants, nous avons connu plus de réussite auprès du Service de la publicité foncière, une agence gouvernementale. Pour obtenir des informations, nous n’avons eu qu’à remplir 80 formulaires imprimés, y joindre un chèque bancaire de 12 euros par entreprise et envoyer le tout par courrier aux directions régionales concernées de l’agence. Une démarche à l’ancienne ! Nous avons écrit à 19 sièges distincts, d’Antibes à Versailles. Heureusement, dans la plupart des cas, la réponse est arrivée par courriel dans les jours qui ont suivi. Certaines réponses nous ont néanmoins été envoyées par la poste, et ont mis des semaines à nous arriver.

Nos recherches ont révélé que plusieurs avocats au sein d’instances dirigeantes de leur profession ont travaillé à des ventes qui posent question.

Une fois cette liste de transactions entre nos mains, nous avons pu demander le contrat de vente au même service gouvernemental, en envoyant une autre lettre avec un autre formulaire et un chèque de 15 euros par document. Au total, nous avons dépensé plus de 1 800 euros pour obtenir ces documents. (Une subvention modeste d’IJ4EU a couvert ces frais.)

Les promesses de vente mentionnent souvent la profession des acquéreurs. Par exemple, dans le cas de la sœur du président azerbaïdjanais, on y apprend qu’elle est soit “sans profession” soit “compositrice”. Nous avons découvert qu’elle avait travaillé sur deux albums seulement, tous deux sortis il y a une dizaine d’années, apparemment sans grand succès. Ce métier pouvait donc difficilement expliquer les 53 millions d’euros dépensés pour l’acquisition de ses propriétés françaises. Elle n’a en tout cas pas souhaité répondre à nos questions.

Nous nous sommes également intéressés aux courtiers et aux avocats qui ont travaillé sur ces ventes, ces professionnels ayant l’obligation légale d’informer une agence gouvernementale française (appelée Tracfin) de toute transaction suspecte. Cette agence doit ensuite enquêter sur d’éventuels achats illicites. La plupart des ventes sur lesquelles nous avons porté notre attention paraissent pour le moins suspectes, puisque les acquéreurs se disent “ans profession” tout en déboursant des millions de dollars. Nos recherches ont pourtant révélé que plusieurs avocats au sein d’instances dirigeantes de leur profession ont travaillé à des ventes qui posent question.

Suite à la parution de notre enquête dans l’hebdomadaire français L’Obs l’an dernier, des ONG et même certaines forces de l’ordre nous ont demandé d’élucider nos méthodes. Afin de préserver notre indépendance, nous avons organisé des formations ouvertes à tous, dont une pour le GIJN (que vous pouvez visionner ici).

Le média bulgare Bird a pour sa part créé un site internet réunissant les données immobilières que nous avions recueillies, permettant ainsi à tout un chacun de rechercher le nom des propriétaires et de localiser leurs biens en France.

Il y a sans doute bien d’autres transactions immobilières suspectes – voire illégales – à découvrir en France comme dans le reste du monde.

Retrouvez le webinaire de GIJN dédié à l’investigation immobilière, présenté par Emmanuel Freudenthal, ci-dessous.

Ressources complémentaires

Comment utiliser les registres fonciers pour enquêter

Propriété foncière et immobilière : une histoire à creuser (anglais)

Quelques enquêtes marquantes sur la propriété foncière 


Emmanuel Freudenthal est un journaliste indépendant qui mène des enquêtes en Afrique depuis plus de 10 ans. Ses articles ont été publiés entre autres par la BBC, France 24, Le Monde, Libération, The New Humanitarian, Daily Telegraph, OCCRP, Paris Match, Sydney Morning Herald, African Arguments, Journal de Montréal et Mongabay.

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