Dans un contexte européen et national où les enjeux agricoles semblent mener à opposer préservation de la biodiversité – par exemple des insectes et oiseaux communs – et défis économiques, la prise en compte de nos dépendances à la biodiversité apparaît de plus en plus cruciale.
On constate ainsi qu’intégrer les logiques économiques dans les politiques de transition écologique et agricole conduit à des injonctions contradictoires : soit protéger la biodiversité afin d’améliorer la fertilité des sols ou l’épuration des eaux, soit utiliser des intrants chimiques pour augmenter ou conserver des rendements.
Pour comprendre ce phénomène, nous proposons d’explorer la notion de « contribution de la nature aux humains » : elle distingue trois types de relations humaines à la biodiversité, distinctes par leurs écologies et leurs enjeux socio-économiques.
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Contributions matérielles, immatérielles et régulatrices
Débutons par les contributions matérielles, qui se présentent sans surprise sous forme de biens et de services. Les bénéfices sont échangés sur des marchés divers, avec une régulation politique. Les modes d’appropriation par les humains (entreprise, filière, État…) déterminent qui a accès à la biodiversité et est en mesure de la préserver, par exemple en plantant et entretenant des haies sur des surfaces agricoles.
Les contributions immatérielles, ensuite, sont fournies par la qualité d’un paysage, la présence d’une espèce emblématique, et sont d’ordre mental, spirituel, éducatif. Elles procurent des bénéfices à la fois matériels (création d’emploi par le tourisme de nature) et immatériels (maintien d’identité). Les espaces naturels, réserves, parcs nationaux profitent à la fois aux habitants, touristes et visiteurs, et à la biodiversité, à l’ensemble des êtres vivants.
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Le troisième type concerne les contributions régulatrices : associées aux fonctions écologiques des écosystèmes, elles sont représentées par la qualité de l’air et de l’eau, la régulation du climat ou des pathogènes et n’ont souvent pas de bénéfices directs et immédiats.
Contrairement aux catégories précédentes, elles ne sont le plus souvent pas reconnues socialement, bien qu’elles bénéficient également à l’ensemble des humains et autres vivants sur un territoire donné. Citons l’exemple de la pollinisation, dont personne n’est tenu responsable, la qualité des eaux ou encore l’état de santé des communautés d’oiseaux et d’insectes.
Arbitrages et injonctions contradictoires
L’arbitrage le plus répandu entre contributions matérielles, immatérielles et régulatrices se fait généralement en faveur des premières. Ainsi, on privilégie la production de bois aux dépens de la biodiversité forestière, on draine des zones humides pour augmenter les surfaces agricoles. Ce choix découle de la croyance selon laquelle il est économiquement plus intéressant d’utiliser la biodiversité que de la préserver, croyance fondée sur des analyses locales de court terme.
Des évaluations plus longues et portant sur de plus larges échelles, soulignent pourtant la pertinence économique à protéger la nature associée aux contributions régulatrices et immatérielles, qui profitent à l’ensemble des parties prenantes humaines et non humaines.
En d’autres termes, il existe des coûts sociaux importants aux usages matériels de la nature, qui se font aux dépens de ces deux autres types de contributions. C’est le cas de la déforestation, qui a comme effet d’accélérer le changement climatique. Cela mène à des injonctions contradictoires entre préserver et utiliser la nature.
Un problème de justice environnementale
Ces différentes injonctions sont d’autant plus antagonistes que leurs coûts sont inégalement répartis, avec souvent un impact plus fort sur les populations défavorisées.
Ces populations « subventionnent » alors de façon indirecte les contributions matérielles en subissant davantage les externalités, qui se traduisent socialement par des risques accrus d’expositions aux toxiques et aux aléas (comme les feux, les inondations…). La gestion de ces risques se traduit par des solutions ou des conséquences coûteuses (assurances, maladies), qui posent des problèmes aigus de justice.
Dans un tel contexte, il est pertinent de distinguer trois composantes de la justice environnementale :
la justice de reconnaissance (comprendre et reconnaître la diversité des points de vue, ceux des naturalistes, des agriculteurs, des collectivités territoriales),
la justice procédurale (permettre une participation inclusive et équitable aux processus de décision, aussi bien des entrepreneurs que des jeunes générations ou des femmes)
et la justice distributive (répartir équitablement les bénéfices issus de la biodiversité et des contributions de la nature).
Injustice distributive
Alors que des avancées ont été obtenues en matière de justice procédurale et de justice de reconnaissance, la justice distributive semble moins bien traitée, exigeant des gouvernances plus équitables dans la répartition des ressources et des risques.
Ces derniers, liés notamment à l’ignorance de l’importance des contributions régulatrices et immatérielles de la nature, perpétuent et exacerbent un cercle vicieux qui conduit à des pièges socioécologiques, spécialement pour les groupes les plus vulnérables. Ainsi, les ménages les plus pauvres dans les pays du sud utilisent le bois pour la cuisson de la nourriture, tout en accélérant la déforestation et donc en nuisant au renouvellement des écosystèmes forestiers dont ils dépendent.
Les expressions de « gaspillage économique » ou de « défaillances des marchés » sont parfois associées à ces externalités. À l’échelle internationale, cela concerne les pays pauvres exportant des produits primaires (riz, café, fibres, huile de palme, minéraux) et conduit à un transfert en faveur des pays importateurs, en particulier les pays riches, qui sont exemptés de leurs coûts lorsque le prix final des produits n’inclut pas une compensation des externalités négatives subies dans les pays producteurs.
Le problème associé à ces « subventions cachées » est que le prix trop bas des produits finaux stimule des consommations superflues voire néfastes au regard des capacités de la planète. Ces processus délétères, qui affectent en priorité les plus vulnérables, sont souvent encouragés par des dépenses de recherche et développement orientées préférentiellement vers de nouveaux produits et technologies riches en externalités négatives – tels que des plastiques peu recyclables ou les OGM lorsqu’ils favorisent l’homogénéisation des paysages.
Le rôle des arbitrages publics
Ces réflexions mettent en lumière l’importance de la notion de justice distributive, dans les décisions publiques et privées portant sur la biodiversité et les activités humaines qui l’affectent. L’État et les Nations unies ont un rôle majeur à jouer, leurs responsabilités étant de défendre l’intérêt général et d’éviter des injonctions contradictoires entre efficacité économique, préservation d’environnement et justice sociale.
Une de nos recherches récentes souligne la nécessité d’avoir des institutions de qualité pour contourner ces contradictions.
Il apparaît donc urgent, en amont de chaque décision publique incluant le soutien aux activités économiques, d’aborder et répondre aux questions suivantes :
Quelle est l’ampleur des pertes supportées par les écosystèmes ou les groupes sociaux les plus défavorisés en cas d’extension des contributions matérielles ? Quelles sont les modalités d’appropriation de ces contributions matérielles, qui en bénéficie ?
Comment les différentes catégories de contributions de la nature peuvent-elles être protégées par la puissance publique ?
Quels arbitrages entre ces diverses contributions encourageraient la justice environnementale, la préservation des écosystèmes et la réponse aux demandes humaines, d’une manière compréhensible pour l’ensemble des parties prenantes ?
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Helene Soubelet est membre du comité national sur la biodiversité, du comité d'éthique de l'ordre des vétérinaires, du comité français sur la désertification, du groupe d'appui et d'expertise pour la formation des agents de l'Etat, du comité des parties prenantes d'Aéroport de Paris, elle est aussi administratrice de l'association Humanité et biodiversité
Denis Couvet est membre de Humanité et Biodiversité, du comité aux enjeux sociétaux de Semae, du comité 'Ethique en commun', du Conseil Scientifique du fonds de compensation EDF