À l’heure où de nombreux pays aimeraient rendre possible l’exploitation minière des abysses de nos océans, les scientifiques appellent eux à la prudence et à la nécessité de mieux connaître la biodiversité des grands fonds marins encore si mystérieuses à bien des égards
C’est une course contre la montre qui oppose deux temporalités : d’un côté celle de la science, qui travaille d’arrache-pied pour mieux connaître les écosystèmes des grands fonds marins, encore très lacunaire. De l’autre côté, celle de l’appétit prospectif et du droit minier dans les eaux internationales, sur lequel travaille l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), agence onusienne de 168 membres. Depuis plus de dix ans, cette autorité planche sur un texte qui, s’il était adopté, autoriserait l’exploitation minière des fonds marins.
La position de la France, annoncée par le président de la République à la conférence des Nations unies sur l’Océan en 2022, et rejointe depuis par plusieurs pays dont le Canada ou le Vanuatu, est pour celle d’un moratoire interdisant l’exploitation des ressources minérales profondes faute de connaissances suffisantes sur la diversité et le fonctionnement des écosystèmes. Mais d’autres pays comme la Norvège, les États-Unis ou la petite île de Nauru, prônent au contraire l’adoption rapide du code minier afin de pouvoir lancer l’exploitation commerciale d’ici 1 ou 2 ans. Des tests d’extractions ont même été déjà réalisés par le groupe Nautilus Minerals dans le bassin de Manus, puis abandonnés à la suite de la mise en place d’un moratoire dans sa ZEE par la Papouasie Nouvelle Guinée. Les industriels estiment que ces ressources sont indispensables pour accéder à une économie mondiale décarbonée (par exemple pour construire des éoliennes) et digitalisée (par exemple pour la fabrication de nos objets connectés).
Sources hydrothermales et dépôts de sulfures massifs
Les dépôts de sulfures massifs constituent l’une des trois ressources visées avec les nodules polymétalliques et les encroutements cobaltifères. Ces ressources se situent entre 1 000 et 5 000 m de profondeur dans tous les océans mais en des points précis et dispersés. Si les encroutements se trouvent sur la paroi de monts sous-marins et les nodules à la surface de certaines plaines abyssales, les sulfures riches en métaux sont issus de l’activité hydrothermale associée aux dorsales océaniques et aux bassins arrière-arcs.
Sur un site actif hydrothermal, l’eau de mer pénètre dans la croûte océanique et ressort sous forme de geysers — les fumeurs noirs — riches en sulfures polymétalliques qui précipitent au contact de l’eau froide du fond des océans. Il se forme alors des cheminées, sortes de stalagmites qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de mètres de haut. Ces sources hydrothermales abritent une faune exubérante qui s’alimente à partir des bactéries capables d’utiliser ces ressources minérales particulières pour produire de la matière organique.
Mais la cible des miniers serait plutôt les dépôts massifs de sulfures que ces cheminées génèrent en s’agrégeant au cours du temps et qui perdurent longtemps après le tarissement des sources. Pour les miniers — et les politiques — les choses sont simples : un site actif serait inexploitable mais un site inactif — dépourvu de faune — serait exploitable. Pour les scientifiques, c’est un peu plus complexe. Des champs de cheminées inactives peuvent en effet être présents dans la vallée axiale des dorsales océaniques mais ces dépôts, limités en volume, sont souvent en mélange avec des sites actifs sur les dorsales rapides — là où les plaques tectoniques s’écartent de plus de 10cm/an comme dans le Pacifique Est.
Des sites inactifs ? Vraiment ?
Dans ce cas, l’exploitation minière de ces zones est susceptible de conduire à un assèchement des sources encore présentes dans la zone ou de réactiver certains dépôts inactifs par modification de la circulation hydrothermale en sub-surface. La réouverture d’anciens conduits colmatés a déjà été démontrée à la suite de prélèvements de faune ou de roches sur des dépôts apparemment inactifs. Cependant, la plupart des dépôts hydrothermaux massifs anciens sont retrouvés en dehors de l’axe des dorsales en raison du mouvement des plaques tectoniques, ce qui rend très difficile leur localisation en l’absence d’anomalies chimiques dans la colonne d’eau.
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La notion même de site inactif est de fait largement débattue. Autour de la dorsale rapide du Pacifique Est, une étude récente a montré que, sur ces sites inactifs dépourvus de la faune exubérante des sites actifs, une activité microbienne conséquente persiste et génère une production primaire locale importante. Même sur la dorsale atlantique, plus lente (environ 1 cm/an), nous avons aussi démontré au cours d’une série de campagnes dans la zone du contrat d’exploration française que certains sites supposés inactifs et décrits comme tels, sont en fait des sites de basse température hébergeant bactéries et faune spécifiques. L’exploration de cette zone se poursuit depuis 2014 avec des campagnes à objectifs tant géologiques (campagnes HERMINE) que biologiques (campagnes BICOSE) et notamment dans le cadre du programme LIFEDEEPER (voir encadré). À terme, les résultats acquis constitueront un état de référence sur la distribution des sites et le fonctionnement de ces différents écosystèmes.
La connectivité écologique, une donnée clé pour évaluer les conséquences d’une perturbation
Pour évaluer l’aire d’impact d’une perturbation, notamment face à une possible exploitation minière, un élément essentiel est de connaître le cycle de vie et les capacités de dispersion des espèces majeures de ces écosystèmes. On peut alors évaluer leur résilience et leur capacité à recoloniser l’environnement à l’issue de ces perturbations.
Mais prélever tous les stades de vie d’une espèce donnée — œufs, larves, juvéniles, adultes — est un objectif rarement atteint en milieu profond compte tenu de l’épaisseur de la colonne d’eau à prospecter. Heureusement, il existe des méthodes indirectes basées sur la génétique des populations d’adultes et/ou de jeunes recrues observés sur différents sites, ou sur l’étude des empreintes chimiques « enregistrées » dans la coquille larvaire des bivalves ou des gastéropodes, qui permettent de reconstruire leur histoire dispersive et d’identifier leur site de naissance.
Les études de connectivité des populations d’une même espèce, et par ricochet des communautés d’espèces inféodées à l’hydrothermalisme profond sont particulièrement prometteuses pour définir les zones à l’origine d’échanges (populations sources) et les zones qui se contentent de recevoir les larves émises à l’issue de leur voyage dans la colonne d’eau (populations puits). Néanmoins, selon le contexte géologique de la dorsale, ces dynamiques d’échanges peuvent s’avérer plus complexes au cours du temps lorsque des sources deviennent puits et vice versa. Pour évaluer le degré d’échanges entre communautés, une récolte hiérarchisée de la faune sur de grandes distances géographiques (souvent déterminées par l’aire de distribution des espèces) est nécessaire.
Dans le cas particulier de la zone du contrat d’exploration français, il est donc important d’étendre cette étude de la faune hydrothermale le long de la dorsale médio-atlantique bien au-delà et de part et d’autre de celle-ci pour mieux apprécier son importance sur la résilience des communautés hydrothermales à une échelle régionale. À ce titre, les études de génétique de populations basées sur les génomes de plusieurs espèces hydrothermales de l’Atlantique au cours du projet européen H2020 iAtlantic ont montré que la portion de dorsale située entre les sites Snake Pit (23°N au large de l’arc antillais) et Rainbow (35°N proche de l’archipel des Açores) pouvait constituer une zone de moindre migration où des populations d’espèces géographiquement éloignées se rencontrent occasionnellement et s’hybrident localement.
Préserver les espèces hydrothermales
Cette rupture ou atténuation de la connectivité hydrothermale pose problème quant à la préservation des communautés associées à une ressource minière sous moratoire, la destruction des habitats hydrothermaux pouvant accentuer l’isolement des populations limitrophes et diminuer la diversité génétique des espèces. L’étude des populations d’espèces hydrothermales le long de la dorsale est pacifique (campagne BIOSPEEDO 2004) puis dans les bassins arrière-arc du Pacifique Ouest (campagne CHUBACARC 2019) permet également de tirer certaines leçons sur les dynamiques d’échanges et le degré de résilience des communautés inféodées à cet environnement particulier.
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La première leçon est que les espèces hydrothermales sont beaucoup plus structurées géographiquement que ce que l’on pouvait penser précédemment (hypothèse selon laquelle ces espèces sont capables de disperser sur de longues durées pour compenser l’instabilité naturelle de leur habitat). La connectivité des espèces architectes (formant un habitat pour d’autres espèces) est souvent extrêmement limitée spatialement par des discontinuités géotectoniques majeures comme les microplaques, les failles transformantes ou les arcs de subduction. Ces barrières physiques à la dispersion ont tendance à générer une multitude d’espèces géographiques qui ne peuvent que très peu échanger entre elles, ce qui limite considérablement tout effet de sauvetage (rescue effect) d’une population par une autre à l’échelle régionale.
La deuxième leçon est que les communautés hydrothermales actuelles sont composées d’une multitude d’espèces ayant des traits d’histoire de vie très différents, certaines espèces pouvant disperser longtemps et loin alors que d’autres ne peuvent disperser que de proche en proche. La plupart des espèces étant interdépendantes pour assurer le bon fonctionnement de l’écosystème dans son ensemble, une approche de la connectivité des populations doit nécessairement être multi-espèces pour pouvoir faire des recommandations adaptées sur les espaces à protéger et la gestion durable de ces communautés.
Et maintenant ?
Conformément à ses prises de position sur le moratoire pour l’exploitation des ressources minérales des grands fonds, la France consacre l’un des 10 objectifs du plan « France 2030 » au développement de solutions permettant d’accélérer l’acquisition de connaissances sur les grands fonds marins. C’est dans ce cadre que le PEPR GFM vient d’être lancé. Il y a urgence car le contexte international autour de ces enjeux est important. Néanmoins, avec la palette de moyens dont dispose déjà la Flotte océanographique française pour l’exploration des GFM et l’étendue de sa ZEE distribuée dans tous les océans, la recherche française dispose de solides atouts pour faire progresser nos connaissances sur ces « terra incognita » sous-marines grâce à de futures expéditions d’exploration sous-marine. À condition toutefois que le potentiel humain capable de conduire ces investigations complexes se maintienne…
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
François H. Lallier est membre du Réseau Universités Marines et de l'European Marine Board et il est Ambassadeur France 2030 pour les Grands Fonds Marins.
Didier Jollivet a reçu des financements de l'ANR sur le projet PPR LifeDeeper et du projet européen iAtlantic
Marie-Anne Cambon a reçu des financements de ANR-22-POCE-0007 France 2030 LIFEDEEPER