Faire la guerre est une activité humaine, violente, très ancienne ; un recours à la force, généralement armée, entre plusieurs collectivités organisées, clans, factions ou États pour contraindre la partie adverse à se soumettre à sa volonté. Elle est, selon la définition du célèbre théoricien de la guerre Carl von Clausewitz « un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ». En ce sens, « la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens », « un choc de volonté et de moyens ».
Parce qu’elle se joue sur des terrains, et plus généralement dans des espaces – le « théâtre des opérations » –, la guerre possède un environnement propre avec lequel elle entretient des relations multiples et protéiformes : en s’y déployant, elle le modifie au même moment par sa simple expression.
Les militaires ont d’abord cherché à tirer tactiquement profit de l’environnement dans la conduite des opérations. Ils y ont toujours cherché ce qui était bénéfique ou préjudiciable aux opérations militaires.
Des impacts qui vont crescendo
Historiquement, les modifications environnementales en lien avec des confrontations armées restèrent longtemps très locales, superficielles, les combats ne concernant que des aires géographiques restreintes, sur de courtes périodes de temps et avec un nombre limité de combattants usant principalement de l’arme blanche ou d’armes à feu portatives et d’une artillerie rudimentaire, sans projectiles explosifs. La guerre a longtemps été menée par des « raids sans cesse recommencés en territoire adverse », par l’embuscade.
Mais la magnitude et la diversité des conséquences environnementales des guerres n’ont cessé de progresser avec l’accroissement de la violence guerrière, des dimensions des armées en présence et surtout de la puissance d’armes qui se sont aussi diversifiées et spécialisées.
Un premier seuil dans la brutalité guerrière a été franchi avec les guerres napoléoniennes du XIXe siècle, qui ont inauguré la massification de la guerre, avec les premières confrontations à grande échelle entre des armées nationales dont les effectifs étaient en partie issus de la conscription.
La technicisation de la guerre initiée à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion de progrès technologiques et de l’armement et le recours massif à cet arsenal d’une puissance inédite marquèrent avec la Première Guerre mondiale (1914 -1918), appelée la Grande Guerre, l’entrée dans l’ère des guerres modernes mécanisées.
La Grande Guerre, un tournant majeur
La Grande Guerre a été la première rupture anthropologique dans les relations de l’être humain avec son environnement ; jamais encore auparavant celui-ci n’avait été si profondément et si durablement bouleversé en si peu de temps. La guerre devint dès lors un facteur de l’anthropisation des milieux.
Cette guerre d’une violence environnementale inouïe fut totale, se gagnant ou se perdant au front ou à l’arrière en investissant aussi tous les compartiments de l’environnement : les airs, les mers, les sols et le sous-sol, plaines et montagnes.
Elle fut aussi un point d’inflexion dans l’acte guerrier. La plus grande des guerres des machines et de matériel, largement dominée par l’artillerie, fut aussi désincarnée. On se tua à distance sans se voir, 14–18 est cette catastrophe inaugurale d’un XXe siècle barbare.
Durant les deux conflits mondiaux, l’empreinte environnementale, lorsqu’elle est connue et surtout visible, reste une conséquence co-latérale de la guerre : le combattant était visé, et non l’environnement dans lequel il évoluait.
Au Vietnam, l’environnement dans le viseur
C’est avec la guerre du Vietnam (1955–1975) et la Guerre froide que l’environnement devient délibérément visé par des actions militaires pour en déloger le combattant.
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L’invisibilisation défensive du combattant de la Grande Guerre dans ses tranchées laissa place, dans des guerres de plus en plus technologiques, à des tactiques fondées sur l’hypervisibilisation de l’ennemi, en supprimant des éléments environnementaux susceptibles de le dissimuler : caméras thermiques contre l’obscurité, agents défoliants ou tapis de bombes contre la jungle au Vietnam, usage du phosphore blanc pour brûler les forêts lors de la guerre de 2020 au Haut-Karabagh (communication orale). L’œil électronique des drones a besoin de voir pour frapper.
Mais avec le Vietnam, ce furent aussi les effets environnementaux d’une guerre qui étaient devenus brutalement visibles par des millions de téléspectateurs et de lecteurs.
La naissance de l’écocide
De cette prise de conscience naquit, dans un cadre plus large de la critique de l’intervention militaire américaine au Vietnam, le nom et le concept « d’écocide ».
Dans Ecocide in Indochina (1970), Barry Weisberg le définit comme une stratégie visant à détruire l’ennemi en s’en prenant en partie à lui, mais aussi à tout son environnement naturel, à ce qui lui permet de subsister.
Les séquelles environnementales des guerres sont une réalité sans équivoque ; la magnitude et la typologie de ces modifications sont étroitement liées à l’intensité des combats, leur densité (violence des combats sur une aire géographique restreinte), leur dynamique (évolution spatiale et temporelle des champs de bataille), la puissance des armes et les compartiments environnementaux investis par les forces armées (sol, sous-sol, eaux et airs).
Peu de phénomènes géomorphologiques, qu’ils soient strictement géologiques et/ou biogéomorphologiques – actions des organismes vivants sur le paysage – sont capables à l’instar des guerres modernes de modifier et perturber durablement l’environnement sur une si courte période, à de telles magnitudes.
Des conséquences encore mal connues
Les études environnementales et historiques pour établir des liens entre des changements de l’état normal de notre environnement – voire des pollutions lorsque ces modifications sont synonymes de nuisances – et des conflits armés majeurs, restent locales, parcellaires et encore à leur balbutiement.
Nous mesurons tout juste aujourd’hui l’importance des traces plus que centenaires laissées par la Grande Guerre dans nos sols et les nappes, alors que l’Europe est ébranlée depuis le 24 février 2022 par un conflit interétatique de haute intensité, d’une brutalité inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Une guerre d’agression de la Russie à l’encontre d’un état souverain, l’Ukraine, d’une physionomie qu’on croyait reléguée au passé.
Daniel Hubé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.