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Une grande partie des guerres meurtrières et sans merci qui se déroulent en Afrique sont liées au contrôle de ce que l’on désigne par les “ressources extractives”. Il s’agit des “ressources naturelles, non renouvelables, qui se trouvent dans le sol ou le sous-sol, à savoir le pétrole, le gaz et les minéraux”, selon la définition de l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI), une ONG qui travaille de manière approfondie sur la question.
Les experts en développement parlent de la “malédiction des ressources“, quand ils évoquent les nombreux conflits au sujet du contrôle des ressources extractives. Pour ne donner qu’un exemple, au Nigeria, plus d’un million de personnes ont été massacrées ou sont mortes de faim pendant la guerre de sécession au Biafra entre 1967 et 1970. En jeu : le contrôle des importantes réserves de pétrole de la région, qui ont fait du Nigeria le principal producteur de pétrole en Afrique; même si ces dernières années, le Nigeria a vu sa production baisser en raison de l’insécurité qui prévaut dans la région pétrolifère.
Le Nigeria a enregistré un manque à gagner estimé à 69,8 milliards de dollars en raison de la sous-facturation des exportations de pétrole vers les Etats-Unis entre 1996 et 2014.En Sierra Leone, la terrible guerre civile qui a eu lieu à la fin du siècle dernier a été décrite par Le Monde Diplomatique comme une ” lutte sans merci que se livrent les compagnies minières internationales pour le contrôle du diamant sierra-léonais”. Plus de 120 000 personnes ont perdu la vie.
Dans l’est de la République démocratique du Congo, le pillage et le trafic des ressources extractives alimentent des conflits interminables depuis des décennies. Les combats se poursuivent, et la population est toujours en proie à une extrême pauvreté.
Les pays africains détiennent 30% des réserves mondiales de pétrole, de gaz et de minerais, selon le NRGI. Mais l’utilisation abusive de ces ressources compromet le développement socioéconomique des pays producteurs.
La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) indique que le Nigeria a enregistré un manque à gagner estimé à 69,8 milliards de dollars en raison de la sous-facturation des exportations de pétrole vers les Etats-Unis entre 1996 et 2014, soit le quart du montant total des exportations du Nigeria vers les USA. “La corruption, profondément enracinée et institutionnalisée dans le secteur pétrolier“, perdure, selon la conclusion d’une étude.
Étant donné les souffrances immenses, la corruption endémique et les inégalités de développement qu’engendre le pillage de ces ressources, enquêter sur ces sujets revêt une importance particulière pour les journalistes en Afrique. Voici quelques conseils et outils à leur disposition.
Conseils et outils
L’industrie extractive rapporte beaucoup d’argent à de nombreux pays africains, leur économie étant dépendante de l’exploitation des ressources naturelles. Enquêtez pour déterminer combien rapporte cette industrie, le montant des taxes sur sa production – et, en conséquence, ce qui reste pour les communautés locales –, et dans quelles conditions ces communautés vivent.
Quand vous enquêtez sur les ressources extractives, essayez d’identifier les mécanismes financiers complexes auxquels les multinationales ont recours. Selon un rapport de 2015 de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) et de l’Union africaine (UA), l’Afrique a enregistré un manque à gagner de plus d’1 trillion de dollars à cause de mouvements illicites de capitaux au cours des 50 dernières années. Ce chiffre correspond à l’aide au développement que l’Afrique a reçue sur la même période. Ce pillage en règle est le résultat des activités commerciales des sociétés (65%), des activités criminelles (30%) et de la corruption (5%). Le secteur des ressources extractives y est pour beaucoup dans cette situation : selon l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), environ un cinquième de tous les cas de corruption concernent les ressources extractives, sous forme de dessous-de-table versés à des fonctionnaires corrompus.
Un autre sujet sur lequel enquêter : le commerce international illicite entre Etats, qui coûterait à l’Afrique la somme colossale de 288 milliards de dollars par an, selon un rapport de 2020 de Global Financial Integrity (GFI). Cette fraude porte notamment sur la falsification de factures par les sociétés pour sous-évaluer ou surévaluer les marchandises dans le but de payer le moins de taxes possibles. C’est dans le domaine des ressources extractives que cette pratique est la plus répandue, selon GFI. Par exemple, entre 2008 et 2017, la fraude sur les factures concernant les combustibles fossiles est estimée à 113,2 milliards de dollars. GFI effectue des analyses pour chaque pays, alors assurez-vous de vérifier les données qui concernent votre pays/région.
En 2021, le Mali était le quatrième producteur d’or en Afrique, avec 99 tonnes, juste derrière le Burkina Faso (103 tonnes), l’Afrique du Sud (114 tonnes) et le Ghana (129 tonnes). La vente de cet or a rapporté 2,5 milliards de dollars, soit 77% des recettes d’exportation du pays. Cependant, la contribution de ce secteur d’activité aux recettes publiques n’est que de 21%. Ce déséquilibre flagrant peut s’expliquer, en partie, par le fait que les entreprises de ressources extractives bénéficient d’une réduction de taxes de 10%, contrairement aux sociétés qui exercent des activités dans d’autres domaines. Ce n’est peut-être pas un hasard si le Mali figure au 184e rang des 189 pays répertoriés par l’Indice de développement humain (IDH) de l’ONU, qui prend en compte des indicateurs comme l’espérance de vie, l’éducation et le revenu par personne.
Faites des recherches sur l’impact de ces pratiques sur les communautés locales et sur l’environnement. Un grand nombre de projets portant sur les ressources extractives s’en tirent à bon compte, en bafouant les évaluations adéquates de leur impact environnemental et social, comme cela a été le cas en Guinée. Prenez connaissance de ces évaluations et demandez à des experts de vous aider à en comprendre le jargon.
Sur quoi les journalistes peuvent-ils enquêter ?
Enquêtez sur toutes les étapes des projets d’exploitation des ressources extractives : la recherche, la construction, l’exploitation, la fermeture et la réhabilitation. Plus spécifiquement, étudiez les questions suivantes :
Les sociétés, ont-elles reçu l’autorisation d’exercer des activités de prospection et d’exploitation ? Souvent, elles commencent ces activités alors qu’elles n’ont pas de licence. Vérifiez qui est le propriétaire légal du terrain. Dans certains cas, les communautés locales et les peuples autochtones ont été chassés de leur terre. Quel est le niveau de corruption pour obtenir des licences d’exploitation ? Lors de la négociation des contrats miniers, l’Etat a-t-il exigé un taux de taxation adéquat ? Les sociétés, offrent-elles des compensations équitables pour la terre et l’habitat des personnes déplacées pendant leurs installations ? Les sociétés, dégradent-elles l’environnement (en polluant l’air et l’eau, par exemple) ? Les sociétés, respectent-elles les droits des employés ? La perception des recettes, leur gestion et leur distribution, sont-elles transparentes ? Y a-t-il des audits externes et sont-ils accessibles au public ? Les déclarations de revenu et de production des entreprises, sont-elles exactes ? Les sociétés, contribuent-elles à créer des emplois au sein des communautés locales ? S’approvisionnent-elles dans le pays ? L’Etat contrôle-t-il suffisamment le secteur pour déceler d’éventuels manquements ? Les contrats miniers, sont-ils rendus publics ? Des études sur l’impact environnemental et social, sont-elles menées pour réduire au maximum les impacts négatifs ? Que se passera-t-il quand le projet s’arrêtera ? Un fonds de réhabilitation a-t-il été mis en place pour la période qui suivra la fermeture ? Vérifiez si les fonds alloués sont suffisants. Y a-t-il des conflits d’intérêt ? Des responsables gouvernementaux ou leurs familles ont-ils des intérêts financiers dans le secteur des ressources extractives ? Quelle est l’étendue de la fraude et de l’évasion fiscale dans le secteur des ressources extractives ?Où trouver des informations
Vous trouverez des informations sur les ressources extractives sur les sites suivants, entre autres :
L’Initiative pour la transparence dans les industries extractives. L’ITIE est une organisation mondiale dont les pays membres s’engagent “ à divulguer des informations sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’industrie extractive – allant des conditions d’octroi des droits d’extraction, à la manière dont les revenus parviennent au gouvernement et profitent à la population”. Si ce manque à gagner n’est pas élevé, le pays est considéré comme plus ou moins transparent dans sa gestion du secteur des ressources extractives. Les rapports de l’ITIE sont une source d’information importante au sujet de tous les pays membres. Recherchez des données sur le site canadien Sedar, où les utilisateurs peuvent avoir accès à des données sur les activités des sociétés canadiennes dans le monde entier, notamment en Afrique. Ce site en accès libre est destiné à rendre les sociétés canadiennes plus transparentes et plus responsables. Le Processus de Kimberley est une initiative internationale qui “rassemble des administrations, des sociétés civiles et industrielles dans le but de réduire l’existence des diamants de conflits (diamants bruts utilisés pour financer les guerres livrées par des rebelles visant à déstabiliser les gouvernements) partout dans le monde”. Avant de pouvoir devenir membres, les pays sont soumis à une procédure d’évaluation qui repose sur des critères spécifiques. Sur ce site, les journalistes peuvent trouver des données, des rapports, des sources et des mises en garde à propos de l’industrie du diamant.Autres rapports et sources utiles :
African Mining Vision (Vision de l’Union africaine pour l’industrie minière sur le contine) est une stratégie continentale adoptée en 2009 par l’Union africaine pour aider les pays à revoir leur politique en matière d’industrie minière pour augmenter leurs bénéfices. Certaines régions d’Afrique ont adopté des codes et des directives sur l’exploitation des ressources extractives. En Afrique de l’ouest, par exemple, 15 pays ont adopté la Directive du code minier de la CEDEAO en 2009. Huit pays d’une autre communauté économique importante en Afrique de l’ouest, l’UEMOA, ont adopté un Code minier. En Afrique centrale, le Code minier communautaire en est toujours en chantier. Prenez connaissance des lois en vigueur : chaque pays producteur de ressources extractives dispose de sa propre législation qui régit les différents secteurs concernés comme l’industrie minière, le pétrole, le gaz, l’environnement, la taxation et les douanes. Vérifiez aussi le texte d’application des lois qui régissent l’exploitation des ressources. Recherchez des rapports périodiques financiers ou les rapports annuels des sociétés spécialisées dans l’exploitation des ressources extractives sur leurs sites et ceux des bourses auxquelles elles sont affiliées. Les sociétés cotées en bourse sont tenues de remettre des rapports aux bourses et aux agences de contrôle auprès desquelles elles sont immatriculées. Elles ont souvent l’obligation de déclarer chacune de leurs nouvelles opérations, les actions en justice qui les concernent et leurs activités extérieures. Les rapports d’ONG internationales peuvent être extrêmement utiles. Le Forum africain des administrations fiscales dispose d’une base de données dans le domaine des ressources extractives pour chaque pays. Voir aussi le Tax Justice Network Africa , Global Financial Integrity, le Forum mondial de l’OCDE sur la transparence et l’échange d’informations à des fins fiscales, Publiez Ce Que Vous Payez, NRGI et OXFAM. Vérifiez ce que publient les autorités comme les rapports officiels des gouvernements, les services de gestion des statistiques, les contrats miniers, les enquêtes parlementaires ainsi que les évaluations sociales et environnementales.Études de cas
Fraude à l’exportation d’or, L’Economiste du Faso (2016)
Cette enquête, réalisée par le journal L’Economiste du Faso, a révélé qu’entre 15 et 30 tonnes d’or extrait ‘de manière artisanale’ ont été annuellement exportées clandestinement du Burkina Faso, soit pratiquement l’équivalent de la quantité d’or extraite légalement dans le pays en 2015 (36 tonnes). Cette fraude à grande échelle a représenté un manque à gagner équivalant à 500 millions de dollars sur 10 ans, une somme plus importante que le budget annuel alloué à l’éducation (300 millions de dollars).
Scandale au Sénégal, BBC (2019)
Cette enquête a révélé qu’un homme d’affaires roumain avait obtenu deux généreux contrats de pétrole et de gaz auprès du gouvernement sénégalais portant sur un total de 10 milliards de dollars, alors qu’il n’avait aucune expérience dans ce secteur. Des documents obtenus par Panorama et Africa Eye, de la BBC, ont également révélé que la société de cet homme d’affaires avait versé ou promis “des sommes suspectes” de plusieurs millions de dollars au frère du président du Sénégal. Un rapport de 2012 de l’inspection générale d’Etat du Sénégal, qui avait fuité, a été un élément clé de cette enquête. Les journalistes ont aussi consulté le contrat minier pour y repérer des incohérences.
L’industrie minière au Nigeria, Business Day (2022)
Le quotidien nigérian Business Daily a révélé une pratique répandue qui consistait à demander aux sociétés souhaitant obtenir des concessions minières de verser des dessous de table. La corruption touchait ensuite les sites miniers où disparaissaient des milliards de dollars qui auraient dû être versés au Trésor sous forme de taxes, de droits et de redevances. Au total, le Nigeria aurait perdu un montant estimé à plus de 5 milliards de dollars à cause de la contrebande d’or entre 2012 et 2018. Pour réaliser leur enquête, les journalistes ont utilisé des sources en accès libre et des interviews avec les autorités publiques.
Des deals à la congolaise RDC, Jeune Afrique (2022)
Le magazine panafricain Jeune Afrique a publié une série de révélations sur les réseaux d’un magnat du pétrole et des ressources minières, un milliardaire israélien qui a “fait fortune grâce à des pratiques de corruption et à des opérations minières et pétrolières secrètes portant sur des centaines de millions de dollars” en République démocratique du Congo (RDC), selon le Département du trésor américain. Cet homme d’affaires aurait acquis auprès du gouvernement congolais des licences d’exploitation de mines et du pétrole à des prix défiant toute concurrence, les aurait vendues à des partenaires internationaux et/ou revendues à la RDC.
Dessous-de-table en Afrique du Sud, Swissinfo (2021)
D’après cette enquête, des entreprises – deux suisses et une française – sont citées dans un vaste réseau de dessous-de-table dans l’industrie pétrolière en Afrique du Sud. Les reporters font état de la vente secrète de 10 millions de barils de pétrole issus des réserves nationales de l’Afrique du Sud, par une entité publique en charge de la réserve pétrolière stratégique sud-africaine. La transaction, qui portait sur 281 millions de dollars, a été conclue sans appel d’offres préalable. Selon l’enquête, le PDG de cette entité a reçu des dessous-de-table pour faciliter les transactions pétrolières. La journaliste a utilisé des archives judiciaires et a interviewé des membres d’ONG qui luttent contre la corruption.
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Ressources additionnelles
Guide pour enquêter sur les industries extractives
Enquêter sur le pétrole, le gaz et les transactions douteuses ? Il existe un guide pour vous aider
Elie Kaboré est journaliste d’investigation au Burkina Faso depuis 17 ans. Il est aussi le directeur de publication du journal en ligne Mines Actu Burkina, spécialisé dans le secteur minier. Auteur de plusieurs enquêtes sur la corruption, le blanchiment d’argent et la finance illicite, Elie Kaboré est également formateur à la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’ouest (CENOZO).
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