Guide d’enquête sur le crime organisé en Afrique – chapitre 8 : les kleptocraties

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Kleptocracies - Africa Organized Crime Guide

Illustration: Dominique Mwankumi pour GIJN

La kleptocratie, c’est gouverner par le vol. Le dictionnaire anglais de Cambridge la définit comme “une société dont les dirigeants s’enrichissent et deviennent puissants en volant le reste du peuple”. Il s’agit d’une forme de vol compatible avec tout système de gouvernance – qu’il s’agisse d’une démocratie électorale ou d’une dictature. Dans sa pleine expression, comme on le voit dans une grande partie de l’Afrique, la kleptocratie ne consiste pas simplement à détourner de l’argent et du pouvoir pour s’enrichir. C’est aussi l’utilisation de ce pouvoir à des fins de contrôle, de répression et de punition normalisée des dissidents.

Le moyen le plus efficace de lutter contre les kleptocrates est peut-être d’avoir une presse forte, libre et indépendante.

Depuis les élites angolaises, qui envoient d’énormes sommes d’argent à l’étranger, jusqu’au monarque d’Eswatini [nom de l’ancien Swaziland depuis 2018], qui détourne des milliards de ressources publiques vers ses propres fonds, les dirigeants politiques en Afrique utilisent fréquemment les pouvoirs que leur confère leur fonction pour s’enrichir, souvent en détournant des fonds, en payant des dessous-de-table et en fraudant. Dans toutes les régions d’Afrique, la kleptocratie s’est développée dans des économies post-coloniales qui ont certes connu un processus de transition, mais pas de transformation. La kleptocratie va de pair avec l’utilisation de services bancaires “offshore” pour sortir de l’argent public vers l’étranger, par le truchement de juristes, comptables et autres banquiers internationaux. Ces régimes kleptocrates co-existent souvent avec l’Etat souverain qu’ils sont censés gouverner.

Cela ne signifie pas que le gouvernement lui-même soit inexistant. Il est plutôt vidé de sa substance et utilisé à d’autres fins, le pouvoir réel étant dévolu à un réseau parallèle d’individus. Concrètement, ces personnes facilitent le crime organisé et l’action de prédateurs du monde des affaires qui mettent à sac les économies, provoquant leur effondrement. Cela peut impliquer le détournement de ressources publiques, d’actifs et de fonds existants, ou comporter des dettes, des prêts et des accords qui impliquent un trafic de ces ressources par la suite.

Contrairement aux Etats mafieux et à ceux qui ont des velléités terroristes, les régimes autoritaires ou ceux marqués par des partis dominants (longtemps restés aux affaires) qui sont aussi des kleptocraties, n’agissent pas dans l’ombre. Non. Leur caractère criminel est exposé au grand jour comme de la politique menée par ceux-là même qui règnent sur les sociétés qu’ils dirigent. Mais il est important de reconnaître que les dirigeants kleptocrates ne sont pas omnipotents. Ils dépendent de prestataires de services qui sont leurs subordonnés hiérarchiques, comme les juristes et les banquiers, et ils doivent aussi tenir compte de ceux qui, de fait, sont leurs patrons ou actionnaires, comme les barons de la drogue ou des compagnies pétrolières qui leur fournissent un capital ou autre assistance concrète. Dans ces pays, la corruption est intégrée dans les coûts opérationnels de l’entreprise, et elle peut être tellement institutionnalisée qu’elle n’est plus considérée comme répréhensible ou illégale.

Dans de nombreux pays africains, la kleptocratie est déguisée : ceux qui en profitent invoquent la libération et la “transformation économique” pour détourner des fonds publics (c’est-à-dire des dépenses irrégulières, des ressources hors bilan ou pillées) et les réaffecter. Ils gardent le contrôle en utilisant les investissements dans les biens et services publics comme monnaie d’échange, tout en finançant une force militaire pour réprimer et isoler toute voix dissidente, notamment celle des journalistes.

Le moyen le plus efficace de lutter contre les kleptocrates est peut-être d’avoir une presse forte, libre et indépendante. Pour cette raison, les régimes kleptocrates reposent sur la confiscation du législatif et du juridique, sur les lois qui sont adoptées ou qu’ils refusent d’adopter (comme les lois qui favorisent les révélations des journalistes et celles sur l’accès à l’information), sur la surveillance des citoyens par l’Etat et sur la répression physique ou juridique contre les journalistes qui demandent aux autorités de rendre compte de leur action.

Comment cela fonctionne

Le système “offshore” utilisé pour détourner des sommes astronomiques des nations africaines s’est développé en parallèle avec les réseaux kleptocrates. Les dirigeants demandeurs de services financiers se sont vu courtisés par les succursales internationales, souvent “offshores”, de cabinets juridiques, comptables, lobbyistes et autres banques apparemment légitimes. Ce circuit illicite confère un semblant de légitimité aux personnes ou aux entreprises qui détiennent un capital, quelle qu’en soit l’origine. En contrepartie, ces complices en aval tirent profit de clients rentables qui peuvent se maintenir au pouvoir pendant des décennies.

Des enquêtes comme The Enablers (Les Facilitateurs), menée par l’ONG sud-africaine Open Secrets, révèlent dans le détail, comment un réseau de banques et de juristes aide à détourner d’énormes sommes d’argent du continent. Source : Capture d’écran du site d’Open Secrets.

Open Secrets investigation The Enablers

Des enquêtes telles que “The Enablers”, menée par l’ONG sud-africaine Open Secrets, montrent comment un réseau de banques et d’avocats aide à siphonner des quantités massives d’argent du continent. Image : Capture d’écran, Open Secrets

Il arrive que ce réseau de corruption externe devienne indissociable de l’Etat lui-même. Cela peut même se faire au moyen de contrats : un gouvernement corrompu sous-traite ses propres responsabilités au secteur privé, qu’il était censé réguler. Des personnes politiquement exposées (PPE), comme on les appelle, sont des acteurs clés de ce domaine. Et elles ont souvent recours à leur capital politique pour protéger les entreprises ou leurs partenaires, à l’étranger, du regard critique de l’opinion publique ou de l’obligation de rendre compte de leur action dans leur pays.

En Afrique australe, par exemple, le programme de “black economic empowerment” (“autonomisation économique des Noirs”) est souvent utilisé comme subterfuge : des PPE servent de relais pour détourner des fonds ou des ressources qui profiteront à des investisseurs étrangers. L’ONG sud-africaine Open Secrets, par le biais de séries de reportages d’investigation comme The Enablers, a révélé comment des banques nationales et internationales travaillaient avec des kleptocrates qui entretenaient des liens avec des PPE pour détourner des sommes faramineuses du gouvernement sud-africain.

Alors que les pays occidentaux vantent les mérites de la transparence dans la gestion des affaires publiques et du budget, leurs propres intérêts économiques et sécuritaires font qu’ils encouragent souvent l’existence de partenaires stables sur le long terme, qui peuvent comprendre des dictateurs corrompus. Cela concerne des enjeux comme le pétrole, le gaz et autres minerais cruciaux. En Angola, par exemple, le débat public est exclusivement limité aux élites du parti politique dominant. Des concentrations similaires de pouvoir économique et politique peuvent être observées chez des familles dirigeantes ou chez les hommes forts au pouvoir dans toutes les régions d’Afrique francophone et au Maghreb.

Conseils et outils

Comment identifier un État kleptocrate : Recherchez les Etats qui sont caractérisés par un régime de parti unique, dominant, ou par des dirigeants autoritaires ; qui ont des dépenses militaires élevées ou des budgets militaires correspondant à un certain pourcentage du PIB ; des économies dépendant d’un seul produit et articulées autour de la mise en valeur des ressources naturelles ; dont les importants flux d’entrée et de sortie d’investissements étrangers sont sans rapport avec l’activité économique réelle ; qui dissimulent les entités détenues par l’Etat, leurs succursales ou filiales, ainsi que leurs activités connexes ; qui ont monnayé leur souveraineté en devenant des juridictions basées sur le secret financier ; qui contractent des dettes importantes, en particulier des dettes privées, ou qui souscrivent à des obligations dont l’échéance n’a pas été rendue publique ou qui ont un taux d’intérêt élevé ; et ceux qui sont minés par une inégalité extrêmement importante.

Equatorial Guinea map, Africa

La Guinée équatoriale, un tout petit pays, dispose d’un PIB relativement conséquent, mais la majeure partie de ce capital est récupérée par des sociétés pétrolières internationales. Image: Shutterstock

Souvent, ces États affichent aussi un PIB élevé, mais leur population est pauvre. Par exemple, la Guinée-Équatoriale a un PIB de 12,5 milliards de dollars, pour une population de seulement 1,2 millions de personnes. Mais le PIB ne reflète qu’un aspect de la situation, étant donné que les importantes réserves de pétrole du pays sont exploitées principalement par des géants pétroliers internationaux comme Chevron. Si vous recherchez le coefficient de Gini de la Guinée-Équatoriale – qui mesure la différence entre les revenus dans une société – vous constaterez que le pays connaît l’une des inégalités les plus importantes au monde. Sur les dix pays les plus inégaux de la planète, huit se trouvent en Afrique. Le Botswana, le Mozambique, la Namibie et l’Afrique du Sud figurent notamment sur cette liste. Ce sont des économies relativement riches, contrôlées depuis des décennies par des partis politiques dominants, qui ont hérité du vol des ressources publiques et de la corruption, et qui utilisent l’héritage de leur libération pour asseoir leur pouvoir.

Comment remonter la piste des documents : Les besoins et le comportement des gens sont foncièrement prévisibles. Les dirigeants d’anciennes colonies comme l’Angola et le Gabon reproduisent souvent l’attitude des colons en détournant des actifs et en les envoyant au Portugal et en France. Pour que les enquêteurs puissent identifier l’origine de cette richesse – le processus grâce auquel elle sort du pays, la subversion de la responsabilité politique et juridique dans le pays et les techniques de blanchiment d’argent employées pour contrer la vigilance internationale -, ils doivent comprendre la mentalité de leurs adversaires. Même quand des politiciens corrompus, des entreprises prédatrices ou des cartels cherchent à modifier un schéma ou à le rendre plus efficace, ils en créent inéluctablement un nouveau. Gardez à l’esprit le fait que, même si la lutte des autorités contre la criminalité se limite à enquêter sur les infractions aux lois d’un pays donné, les journalistes doivent aussi s’intéresser aux infractions à l’esprit d’une loi donnée, ou au fait que certains pays, notamment les juridictions disposant du secret financier, sont utilisés comme des espaces ‘tiers’, leurs lois comportant des ‘angles morts’ qui seraient considérés comme délictueux dans le pays où l’activité a lieu.

Comment retrouver les personnes qui présentent un intérêt : Quand on essaie de déterminer la provenance de la fortune d’un kleptocrate, l’une des premières choses que l’on doit faire, c’est d’enquêter pour savoir si cette personne et son clan ont des intérêts dans des entreprises. Cela vaut aussi pour leurs complices, comme les juges, les ministres et les responsables d’entités étatiques, qui prennent part au processus décisionnel. Des personnes qui travaillent à un niveau [hiérarchique] moins élevé, comme les douaniers et les inspecteurs des impôts, peuvent aussi être impliqués. Tous les postes peuvent jouer un rôle et tirer parti de la situation.

Par ailleurs, tenez-vous au courant de toutes les informations concernant la personne qui présente un intérêt, notamment sur les réseaux sociaux et les sites web. Recherchez les intérêts qu’elle pourrait avoir dans des entreprises dans des pays spécifiques.

Comment vérifier des détails comme des vidéos, des photos et des visages en utilisant des bases de données et des outils accessibles à tous : La vérification est une étape importante, depuis l’identification de la personne qui utilise certains numéros ou comptes de courrier électronique, jusqu’à l’extraction de métadonnées à partir de photos et de vidéos. Des systèmes gratuits comme Pimeye, Truecaller, Pipl, LinkedIn, ExifPurge, Watools, entre autres, peuvent être utiles pour trouver ou vérifier des informations concernant des personnes qui présentent un intérêt.

Il est crucial de bien comprendre comment la richesse – comme les biens immobiliers, les billets de banque et les entreprises – est utilisée, détournée et blanchie, surtout quand elle est placée “offshore”, à l’étranger.

Comment identifier la structure des entreprises : Recherchez les noms des propriétaires et des gestionnaires, ainsi que les actifs des entreprises en consultant les bases de données. Cela implique souvent de passer au crible des données publiques (notamment des registres d’entreprises, des archives des tribunaux, des journaux officiels et des fuites). Effectuez des recherches sur le site web de l’entreprise, dans les notes d’information [des bourses], sur les pages consacrées aux relations avec les investisseurs et dans les rapports annuels.

Comment effectuer des recherches dans des bases de données : Les archives des tribunaux sont un bon point de départ. SAFLII couvre plus d’une vingtaine de pays africains et comprend les décisions de justice concernant les impôts, ainsi que les archives des parlements nationaux. Des bases de données en accès libre comme Open Corporates sont disponibles pour effectuer des recherches sur les entreprises et leurs responsables, partout dans le monde. Des bases de données comme Sayari ou Orbis peuvent aussi être utilisées pour retrouver la trace des intérêts que certaines personnes pourraient avoir dans une entreprise, des activités de capitaux, des pays où elles opèrent, ainsi que des détails sur les entreprises connexes. Une remarque, toutefois : vous devrez payer pour avoir accès à ces services. D’autres services payants comme Dow Jones Factiva fournissent aussi des renseignements sur les personnes qui sont sous le coup de sanctions et sur les tierces parties à haut risque.

Comment effectuer des recherches dans les registres des entreprises du monde entier : Par exemple, en utilisant Aleph, de l’OCCRP, qui héberge des informations sur la justice, les impôts, les entreprises, les biens immobiliers et les contrats en lien avec des individus et des opportunités commerciales, faire une demande de recherches sur des informations difficiles à obtenir et qui requièrent une certaine collaboration. ICIJ Offshore Leaks propose aussi une série similaire de fichiers de données liées à des fuites au niveau international. Open Sanctions propose une couverture exhaustive, en accès libre, des PPE, des individus sous le coup de sanctions, des mandats de perquisition et des conflits d’intérêt concernant plus de 200 000 personnes dans plus de 50 fichiers de données. Contrairement aux sources automatisées, Open Sanctions élimine les redondances et met les données à jour. LexisNexis comprend aussi des informations au sujet des listes récapitulatives de sanctions, relatives à la criminalié financière et aux juges, et surveille même les litiges en cours.

Comment remonter la piste des montages financiers : Il est fondamental de bien comprendre comment la richesse – comme les biens immobiliers, les billets de banque et les entreprises – est utilisée, détournée et blanchie, surtout quand elle est placée “offshore”, à l’étranger. Les valises de billets sont peut-être moins courantes de nos jours, mais elles existent toujours, de grandes institutions financières occidentales ne posant pas de questions sur l’origine de l’argent.

En général, l’utilisation de services bancaires offshore dépend de l’habileté des prestataires de services, qui créent autant de couches juridiques et juridictionnelles que possible, en utilisant des entités qui empêchent les gouvernements des pays d’origine d’avoir accès à l’information.

Pour comprendre la conduite des kleptocrates, il faut partir d’une preuve, comme le nom d’une entreprise, une facture, un bateau ou une localisation, puis reconstituer l’infrastructure tout autour.

Posez-vous des questions simples, comme si vous recherchiez le maillon le plus faible de votre enquête, plutôt que le plus fort :

Quel est l’objectif visé, ou le motif, quand on rend publiques des données ou que des données ont fuité ? De quel pays s’agit-il, et pourquoi ? Comment s’appellent les entreprises connexes ? Où les entreprises connexes sont-elles immatriculées, et qui sont les propriétaires ou intermédiaires qui en tirent parti ? Quelle est la logique de la performance de la société mère par rapport aux entités (au sein du groupe ou aux entreprises connexes), filiales, succursales et soi-disant tierces parties ? Quels impôts sont payés ? Les pertes et profits sont-ils enregistrés ? Si c’est le cas, où et pourquoi ? Où les actifs sont-ils détenus ? De quel genre d’actifs s’agit-il ? Quels sont l’origine, la valeur, le statut juridique et la nature des ressources et autres actifs ? Dispose-t-on d’exemples, que ces actifs soient corporels ou incorporels ? Quelle est l’infrastructure financière de l’entreprise ? Y a-t-il des prêts, des investissements, etc. et, si oui, à quelles conditions ? (Une capitalisation de faible volume, par exemple, est généralement le signe de taux d’intérêt élevés.) Quels sont les moyens, “pavillons” légaux ou nationalités associés aux actifs, comme des bateaux ou des capitaux ? De quel type d’actionnaires s’agit-il, et quelles sont leurs attributions ? Où sont installés les employés, s’il y en a ? L’objectif déclaré des activités correspond-il aux revenus, aux dettes, aux profits et autres indicateurs de performance ? Y a-t-il des litiges, au niveau mondial, qui pourraient fournir davantage de renseignements ? Des actions en justice, par exemple, peuvent donner aux journalistes d’enquête, accès à des tonnes de documents grâce aux lois qui favorisent l’accès aux données publiques en vigueur dans certains pays. S’agit-il bien d’une société à responsabilité limitée, ou l’est-elle en apparence seulement, si elle est cotée en bourse ? Ou s’agit-il bien d’une société fermée au public en termes de valeur d’échange de l’action ? Dans quelles transactions, quelles fusions et quels partenariats l’entreprise a-t-elle été impliquée, et pourquoi ?

En comprenant la taxonomie des entreprises liées aux PPE, et en prenant du recul en utilisant des outils visuels comme des tableaux répertoriant la chronologie, le pays, l’activité et la valeur, il est possible de se faire une idée de la stratégie employée par le kleptocrate.

Faites attention à la méthodologie utilisée pour obtenir des indices de moralité : La plupart des juridictions disposant du secret financier sont classées comme des pays étant exempts de corruption, même s’ils la facilitent, par exemple les Pays-Bas, Singapour, le Luxembourg et même l’île Maurice. (voir ci-dessous la carte de Transparency International sur la manière dont le secret financier et la corruption sont perçus dans différents pays.) Cela est dû à une conception erronée de ce qu’est la corruption, en tant que processus et dans la pratique. Les définitions que l’on donne de la corruption à travers le monde portent généralement uniquement sur les demandeurs, comme des autorités publiques corrompues, au lieu d’inclure les gouvernements ou les systèmes qui leur permettent d’exister. En citant des indicateurs erronés, les journalistes risquent de perpétuer le problème plutôt que de contribuer à démêler l’écheveau.

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Collaboration : Les journalistes et les chercheurs peuvent facilement s’affranchir des frontières grâce à la collaboration internationale et avoir ainsi accès à des preuves qui peuvent satisfaire l’intérêt général. En revanche, la lutte contre la criminalité est souvent restreinte aux frontières nationales et dépend de la coopération d’autres nations – qui, souvent, est inexistante. L’absence de tribunal international contre la corruption implique que les journalistes d’investigation, les lanceurs d’alerte et les réseaux élargis de la société civile sont souvent les seuls acteurs susceptibles de démasquer les kleptocrates.    

Comment identifier les médias spécialisés dans la couverture de certains sujets : Certains médias permettent de surveiller la kleptocratie et peuvent garder un œil critique sur la manière dont certains contrats sont conclus, dont les lois sont votées (ou annulées), et de voir si l’on demande aux corrompus de rendre compte de leur action. L’un des médias les plus importants sur le continent africain, le Premium Times, au Nigeria, comporte une section appelée Parliament Watch (“Surveillance du Parlement”) qui publie des articles, des enquêtes et des informations sur les projets de loi, les budgets et les détournements de fonds. Le site, dirigé par le journaliste chevronné Dapo Olorunyomi, publie des informations quotidiennement. Oxpeckers, un pôle environnemental d’Afrique australe, joue un rôle similaire, en conjuguant le journalisme d’investigation sur le trafic des animaux sauvages à l’analyse de données et à la géocartographie.

Comment remonter la piste des actifs : Recherchez les actifs monétaires et non monétaires comme les actions, les obligations, les biens immobiliers, les œuvres d’art et les antiquités, ainsi que les joujoux qu’affectionne la jet-set, comme les avions et les yachts. Tous ces actifs, qui volent dans les airs ou qui flottent sur les mers, doivent être pourvus de codes d’identification uniques, immatriculés dans un pays particulier, et être la propriété d’une entreprise ou d’une personne.

Une tactique répandue chez les kleptocrates consiste à utiliser le droit comme arme contre les journalistes, les activistes et les lanceurs d’alerte.   

Les bases de données en accès libre comme Equasis sont particulièrement utiles pour retrouver la trace de navires, notamment pour retracer leur historique et identifier leur propriétaire. Marine Traffic et Vessel Finder vous aideront aussi à identifier les juridictions où les bateaux sont immatriculés, leurs propriétaires potentiels et leur localisation. Pour les avions, des plateformes comme FlightRadar24, Flight Aware et Icarus proposent des informations précieuses pour identifier les avions, notamment leur localisation, leurs propriétaires successifs et leur pays d’immatriculation. LAAS International est une autre ressource potentielle pour retrouver la trace des jets appartenant à des entreprises, en particulier. Le Guide de ‘planespotting’ de GIJN peut aussi vous être utile. Des sites identiques existent au sujet des biens immobiliers, des œuvres d’art et autres actifs.

Il faut toutefois relever un certain nombre de défis pour pouvoir retrouver la trace de ce type d’actifs. Certains responsables ont recours à des juridictions spécialisées dans le secret maritime et aérien. Le boîtier de géolocalisation d’un avion ou d’un bateau peut lui-même être désactivé en transit, ce qui fait qu’il est impossible à localiser. Les bateaux immatriculés dans des pays comme le Panama, le Liberia et les Iles Marshall, par exemple, sont très difficiles à retrouver, car ces “pavillons de complaisance” garantissent un secret total, qu’il s’agisse de plateformes pétrolières, de paquebots de croisière ou de bateaux de plaisance. Par exemple, la plupart des plateformes pétrolières du Nigeria sont immatriculées dans des paradis fiscaux qui ont très peu – ou pas du tout – de réglementations sur le travail, l’environnement ou la finance. Ces plateformes peuvent être immatriculées pour seulement 15 000 dollars par an. En vous rendant sur des forums communautaires comme shipspotting ou le Forum PPrune, vous pourrez écouter les communications entre les capitaines de bateaux, les pilotes et autres amateurs de ce secteur. En disposant du numéro unique à sept chiffres ou OMI, utilisé pour identifier un bateau, depuis sa création jusqu’à sa démolition, vous réussirez peut-être à en identifier les propriétaires.

Protégez-vous des actions en justice : Beaucoup de médias africains n’ont pas accès aux services gratuits d’avocats ou à une assurance. L’une des conséquences les plus répandues d’une enquête solide sur la kleptocratie, c’est une vive réaction de la part de ceux qui sont assez riches pour casser, juridiquement,  des révélations pourtant exactes. Les oligarques et les kleptocrates peuvent affirmer qu’ils n’ont jamais reçu de courrier électronique demandant leur version , ou qu’ils ne l’ont pas reçu à temps pour pouvoir répondre avant publication. En utilisant des outils comme Streak pour envoyer des courriers électroniques, les journalistes peuvent prouver de manière indépendante quand un courriel a été ouvert, avec quel appareil, et même à combien d’autres destinataires on l’a fait suivre. De même, utiliser WhatsApp et LinkedIn permet de confirmer que des messages ont bien été reçus. Pour en savoir plus, lisez le Guide de GIJN pour éviter les poursuites ainsi que cet article qui donne des conseils au sujet du contradictoire.

Etudes de cas

Démêler les méandres de l’économie des kleptocrates peut se révéler long et laborieux. Nul besoin d’avoir les meilleures ressources, les journalistes les plus chevronnés ou les scandales les plus juteux. Les kleptocraties sont rarement démasquées dans le cadre d’une seule enquête. Les journalistes doivent plutôt être disposés à s’attaquer lentement, mais sûrement au mur apparemment impénétrable du secret, en faisant peu à peu jaillir la vérité.

Scandale des filets de poisson, The Namibian (2019)

La dénonciation qu’a faite [le quotidien] The Namibian au sujet du scandale dit du “Fishrot” (“poisson pourri”) a mis à nu la corruption au cœur du parti dominant et des plus hauts responsables. Il s’agissait d’une machination autour de l’or bleu du pays : le poisson. Grâce à leur série de reportages à succès, Shinovene Immanuel et son équipe ont provoqué la démission de divers ministres et la mise en examen de plusieurs personnes pour corruption.

Sonangol au bord du gouffre, Maka Angola (2017)
Sonangol skyscraper, Angola

Les entreprises publiques en Afrique, comme le conglomérat pétrolier Sonangol (basé à Luanda, en Angola), peuvent être des cibles de choix pour les kleptocrates. Image : Shutterstock

On peut aussi trouver des enquêtes d’excellente qualité sur des supports moins traditionnels comme les blogs, sur lesquels des pièces du puzzle sont assemblées en continu et en temps réel. Depuis sa création, Maka Angola est la principale source pour les enquêtes menées en Angola et sur ce pays. Le site, dirigé par le journaliste d’investigation Rafael Marquez, dont le travail a été primé, enquête de façon méticuleuse sur la corruption qui implique des opérations bancaires, des dettes et des ressources extractives, et qui mène invariablement à un petit cercle de personnes, connu sous le nom de ‘futungo’, qui contrôle l’économie. En 2019, Rafael Marquez a dirigé une enquête, publiée par [le magazine américain] Forbes, sur la façon dont la fille de l’ancien dictateur, Isabel Dos Santos, a accumulé 3 milliards de dollars sur un compte.

Malversations autour des fonds COVID, ZAM Media (2021)

Un autre reportage qui se distingue : une enquête menée par ZAM Media et rédigée par le journaliste malien d’expérience, David Dembele. Il a travaillé sur l’utilisation abusive de fonds destinés à la lutte contre la pandémie de COVID-19 et alloués au Mali par des partenaires au développement. David Dembele, qui est également le rédacteur en chef de la Dépêche du Mali, a révélé comment des centaines de millions [de francs CFA] affectés à la crise ont été détournés par le gouvernement pour être consacrés à la sécurité, à des campagnes électorales et à d’autres activités sans rapport avec la pandémie. La source d’information clé pour ce reportage était un simple document public. Une information qui nous rappelle qu’une crise crée de bonnes opportunités financières pour de mauvaises gens.

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Khadija Sharife profile picKhadija Sharife est une journaliste d’investigation dont le travail a été primé. Elle a rejoint l’OCCRP en 2017 et est actuellement chargée de mener des enquêtes au niveau international. Elle a été directrice de la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique, est titulaire d’un master en droit, et a contribué à des enquêtes sur l’exploitation forestière illégale à Madagascar, la corruption en Angola et la manière dont les négociants de matières premières ont alimenté le trafic d’armes en Côte d’Ivoire. Elle a obtenu une bourse de journalisme avec Poynter pour travailler à Yale en 2021.

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