Pendant des siècles, les hommes et femmes de Kalymnos ont vécu des ressources de la mer, de l’iconique pêche à l’éponge notamment. Champions de l’adaptation et fins connaisseurs de la mer, les habitants de cette île grecque ont su développer des techniques et transmettre des savoirs précieux pour les scientifiques. Mais depuis quelques décennies, s’adapter semble de plus en plus dur. En cause, plusieurs dérèglements successifs des écosystèmes : une grande épizootie en 1986 notamment et, plus récemment, l’arrivée d’une espèce invasive.
À regarder les quais de Kalymnos aujourd’hui, ses dizaines de bateaux de pêche comme englués dans les eaux épaisses du port, il est difficile d’imaginer que ces mêmes lieux ont été, des siècles durant, synonymes d’intenses activités et de prospérité.
Pourtant, cette île du Dodécanèse de 16 000 habitants, à quelques milles nautiques des côtes de Turquie, fut jadis la capitale mondiale des pêcheurs d’éponges. Cette ressource apportait depuis l’Antiquité du travail à des milliers de plongeurs en apnée. Ces derniers, convertis au milieu du XIXe siècle à l’usage du scaphandre « pieds lourds », ont continué ensuite à alimenter durant toute l’époque contemporaine une partie du commerce mondial des éponges.
L’armement des navires kalymniotes, qui appareillaient tous les ans pour des campagnes d’exploitation sur les côtes africaines, a laissé dans la mémoire locale le souvenir idéalisé d’un âge d’or révolu. L’éponge de Méditerranée répondait alors, dans le contexte de la révolution industrielle, aux besoins croissants de la chirurgie, de l’imprimerie, de l’artillerie ou des soins du corps, alors que l’eau courante devenait la norme dans les foyers des grandes capitales occidentales.
Mais Kalymnos se trouve aujourd’hui à l’avant-garde des effets du changement global. Les difficultés des pêcheurs kalymniotes ont commencé, il est vrai, bien avant les ruptures environnementales contemporaines. La mécanisation des pêches par le scaphandre, encouragée par des négociants internationaux soucieux d’augmenter les tonnages disponibles, a marqué dès la décennie 1860 la prolétarisation des flottilles. Transformés en forçats de la mer sous la pression du capitalisme international, victimes de terribles accidents de décompression, les plongeurs de Kalymnos ont alimenté pendant plus de cent ans le martyrologe des marins sacrifiés. Les portraits sépia des défunts, pères, frères, fils ou maris, qui ornent les pièces communes des maisons les plus anciennes, témoignent de la tragédie qui a marqué l’intrusion de l’ère industrielle dans l’épopée plurimillénaire de l’éponge.
La fin d’une identité millénaire
Deux facteurs essentiels permettent ensuite d’expliquer le déclin historique de cette activité après 1960. D’abord l’indépendance progressive des zones d’exploitation (Égypte, Tunisie, Libye), qui a réservé cette ressource aux pêcheurs nationaux. Les bancs spongifères ont par ailleurs rapidement décliné, victimes d’épizooties, c’est-à-dire d’épidémies touchant une population animale. Celle de 1986, particulièrement brutale, et dont les causes demeurent aujourd’hui encore mal expliquées, a marqué le début d’une évolution chaotique. Sauf quelques sanctuaires reliques, les éponges ont aujourd’hui déserté les eaux méditerranéennes. Celles qui sont offertes aux touristes qui arrivent à Kalymnos proviennent principalement désormais des Caraïbes.
Il en fallait plus cependant pour décourager les descendants locaux des anciens athlètes de l’apnée et du scaphandre. Ces pêcheurs courageux, tout en pleurant l’effacement progressif de leur identité, ne se sont pas avoués vaincus. À la fin des années 1980, les navires auparavant affectés à la pêche des éponges étaient disponibles. Et l’essor du tourisme estival remplissait les tavernes d’amateurs des produits de la mer. Maniant la palangre, le filet de fond ou le casier, les patrons kalymniotes ont alors changé leur cible de pêche. Les poulpes, extrêmement nombreux sur le plateau continental qui s’étend entre Kalymnos et Kos, sa voisine méridionale, semblaient une richesse inépuisable. Stefanis K., l’un des pêcheurs de l’île, se souvient encore « qu’au début des années 2000, les bonnes journées de pêche permettaient à la communauté de débarquer quotidiennement 1,5 tonnes de poulpes. »
Ces temps d’abondance sont aujourd’hui terminés. Succédant à la disparition des éponges, l’amenuisement de la ressource en poissons et en poulpes a conduit les équipages de l’île à une situation de ruine imminente. Ce n’est pourtant pas une épidémie qui explique l’effondrement actuel de l’économie halieutique de ce caillou enchâssé dans les flots cristallins des Sporades du Sud. Partout en Méditerranée, l’arrivée d’espèces invasives est en train de rebattre les cartes de la pêche artisanale.
Une mer qui se tropicalise
Les pêcheurs de Kalymnos, comme ceux de Chypre ou du Liban, ont vu s’installer sur leurs côtes depuis plus d’un demi-siècle d’étranges hôtes aquatiques, qu’ils ont appris à connaître, à détester, et parfois à pêcher. Le plus ancien dans l’ordre des apparitions a sans doute été le poisson-lapin, un herbivore venu de mer rouge, gourmand d’algues et d’herbiers au point de transformer les paysage sous-marins (son sobriquet, « o Γερμaνóς » (o Germanos), « l’Allemand », rappelle la période noire d’invasion nazie de 1941 à laquelle les Grecs ont rattaché l’arrivée de ce poisson piquant dans leurs eaux). Succédant au poisson-lapin, d’autres poissons tropicaux ont été transportés jusqu’à la mer du milieu par l’eau contenue dans les réservoirs de certains navires de commerce. Ils ont aussi remonté pour certains d’entre eux ce grand tapis roulant des perturbations du vivant que constitue le canal de Suez.
Ces intrus modifient, sans doute à jamais, des écosystèmes méditerranéens qui se tropicalisent. Mais ces espèces opportunistes offrent parfois de réelles potentialités d’exploitation. À l’instar des crabes bleus, installés aujourd’hui dans le bassin méditerranéen après un long voyage depuis le nord de l’océan Indien et la mer des Caraïbes. Ces décapodes aux éclats d’azurite, riches d’une chair savoureuse, permettent ainsi aux commentateurs les plus optimistes d’affirmer que la modération doit prévaloir dans nos analyses des phénomènes invasifs. On peut penser que ces derniers n’ont pas fait le voyage de Kalymnos. L’auraient-ils fait, ils auraient découvert une espèce infiniment plus préoccupante que les organismes que nous venons de mentionner : le Lagocephalus sceleratus.
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Lagocephalus sceleratus, ou les dents de la mer du Dodécanèse…
Celui que les Grecs appellent « poisson-lièvre », traduction littérale du mot « λαγόψαρο » (lagopsaro), a été identifié pour la première fois en 2003 sur les côtes égéennes de la Turquie. La plupart des pêcheurs de Kalymnos s’accordent pour faire remonter l’apparition de ce redoutable carnassier autour de leur île aux débuts de la décennie 2010. Le témoignage du même Stefanis K. semble démontrer cependant qu’au moment de sa première mention, le poisson-lièvre était déjà présent dans les eaux grecques proches de la Turquie : c’est en effet en 2003 que ce pêcheur a constaté les premiers effets des attaques de ce poisson exotique sur ses engins de pêche. Ce Tetraodontidae, nom que l’on réserve à la famille des poissons munis de quatre dents, peut dépasser 12 kg. Il est un cousin du Fugu japonais et en possède les mêmes défenses. Ses tissus contiennent de la tetrodotoxine, une neurotoxine potentiellement létale, qui paralyse les systèmes nerveux et respiratoire. Ce poisson a ainsi causé la mort d’une dizaine de consommateurs en Méditerranée orientale depuis son apparition. Il est donc clairement dénoncé sur l’une des affiches qui ornent l’entrée du bureau des garde-côtes de Kalymnos. L’été, à la faveur du réchauffement des eaux, les poissons-lièvres s’approchent des côtes. Leur présence soulève un problème réel pour la santé publique : en 2022, 16 baigneurs ont été soignés dans les hôpitaux de Crète après avoir été mordus par eux…
On sait depuis peu que cette espèce invasive possède des prédateurs en Méditerranée : tortues, mérous, orphies, lagocephalus n’hésitant pas non plus à dévorer ses congénères. Si la vulnérabilité des espèces invasives consommées comme proies est encore mal évaluée par les biologistes, il est en revanche certain que la surpêche qui affecte les eaux de la mer Egée, en réduisant le nombre des prédateurs locaux potentiels, a dû faciliter l’installation de ce poisson exotique.
On constate dans tous les cas très clairement les dégâts occasionnés sur le milieu par cet invité surprise. Le poisson-lièvre est un chasseur qui ne dort jamais, et ses bancs, nourris par un âge précoce de reproduction (2 ans), semblent être toujours plus nombreux. L’individu est opportuniste. Il ne répugne à attaquer ni les filets, qu’il ruine en quelques instants, ni les lignes de fond, même équipées de filins métalliques. Il est de plus d’une intelligence désarmante. Tassos, pêcheur de poulpe en hiver, explique que « des bancs de centaines d’individus, en attente à 200 mètres de fond, se mettent aussitôt en mouvement quand ils entendent le bruit des moteurs des bateaux de pêche ». Pour échapper aux attaques imminentes, les barques n’ont alors comme solution que d’arrêter leurs machines, ou de mettre plein gaz pour semer leurs poursuivants…
Le poulpe est la victime de prédilection de ce poisson. Au point que ceux que les pêcheurs retrouvent capturés dans des casiers n’ont souvent plus qu’un nombre incomplet de tentacules, signe d’une pression incessante du poisson-lièvre. Effondrement des captures de poulpes, engins de pêche détériorés, les pêcheurs de Kalymnos avouent leur détresse. D’autant qu’ils s’estiment bien mal soutenus par les politiques communautaires et par leur propre gouvernement, qui exigent des équipements de plus en plus onéreux, et lèvent un impôt forfaitaire, payable à l’année, qui ne tient pas compte des périodes d’inactivité dues à la présence du poisson vorace.
Si l’on ajoute à cela la présence devant l’île de chalutiers étrangers qui ne subissent pas les mêmes restrictions réglementaires que les pêcheurs grecs, et la concurrence de plus en plus vive de la pêche de loisir, on comprend que parmi la cinquantaine de patrons immatriculés à Kalymnos, nombreux soient ceux qui pensent désarmer avant 5 ans. C’est ainsi avec un visage mouillé par les larmes qu’un matin de mai, contre les quais de Pothia, Nikolaos N. a reconnu la ruine de son métier. Prenant son fils et son matelot à témoin, ce fileyeur nous a dit sa honte de ne plus pouvoir fréquenter la taverne, parce que pour un pêcheur comme lui, il était inconcevable de ne pas honorer ses amis en leur offrant café et cigarettes.
On pourrait, en écoutant les doléances de tous ces hommes faits pour vivre sur la mer et de la mer, considérer qu’ils appartiennent à un temps révolu. On oublierait alors que l’identité de la Méditerranée ne survivra pas à la disparition des pêches côtières. Et que l’effacement des flottilles artisanales, sous la pression des bouleversements environnementaux, ne fera que précéder une crise généralisée des autres activités littorales.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.