L’acclimatation des végétaux exotiques en Europe : une longue histoire, entre science et profits

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Les réflexions sur l'importation de plantes exotiques existent dès le XVIIIe siècle. Ici, Fête de la Liberté à Paris, en 1798, avec des plantes de l'expédition de Nicolas Baudin aux Antilles (1796-1798). Pierre-Gabriel Berthault nach Girard, via Wikimedia Commons

C’est pour répondre à des enjeux économiques mais aussi climatiques que des espèces de végétaux exotiques ont été introduites en Europe à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Retour sur l’expédition Baudin vers l’Australie lancée en 1800 et les questions environnementales qu’elle soulève déjà.


Entre 2012 et 2021, la France a importé en moyenne 389 000 tonnes de caoutchouc naturel par an. Surtout utile pour l’industrie l’automobile, le caoutchouc naturel provient de la culture de l’hévéa. Or, aujourd’hui, la production de cette plante est un facteur de déforestation. En 2024, 8,5 millions d’hectares de forêts tropicales ont été déboisés pour faire face à la demande mondiale de caoutchouc naturel.

Ces problématiques sur l’utilisation des plantes exotiques ne sont pas neuves ; elles étaient déjà présentes dans les réflexions à l’époque des Lumières.

Dès 1804, Joséphine Bonaparte désire multiplier des végétaux étrangers, dont il « résultera un grand avantage pour la culture » et l’industrie. Dans le cadre de cette « économie botanique », qui consiste à considérer la nature comme une ressource exploitable devenant rentable, l’acclimatation des plantes exotiques est pensée comme majeure.

Le consul Bonaparte et Joséphine de Beauharnais confient alors une expédition scientifique au capitaine Nicolas Baudin (1754-1803). Entre 1800 et 1804, ce voyage part du Havre pour aller vers la Nouvelle-Hollande, l’Australie actuelle. Trois institutions encadrent la pratique scientifique du voyage, notamment le Muséum national d’histoire naturelle de Paris. De l’Australie à l’Europe, ce voyage rapporte une immense collection naturaliste, c’est-à-dire composée d’animaux, de plantes et de minéraux.

L’un des enjeux du voyage Baudin est donc de ramener des végétaux « rentables » d’Australie. L’acclimatation d’essences étrangères, c’est-à-dire l’adaptation d’un spécimen vivant à un environnement différent de son milieu originel, devient alors indispensable pour satisfaire une demande économique.

Au cœur de réseaux botaniques : le cas de la collection Baudin

Une fois arrivés en Europe, les spécimens Baudin sont redistribués comme objet de savoir au sein de réseaux botaniques. Dès 1804, le Muséum national d’histoire naturelle de Paris se charge de la répartition des végétaux australiens en Europe.

Au cœur d’un projet d’acclimatation européen, ces essences sont envoyées dans tous les jardins botaniques européens, tels que ceux de Batavie ou d’Italie. Ils sont aussi redistribués vers les jardins botaniques provinciaux. À titre d’exemple, les plantes Baudin sont acclimatées à Nice.

Entre 1804 et 1805, le jardin botanique de Nice reçoit plus de 4 000 essences australiennes. Reconnu apte à la plantation, le département des Alpes-Maritimes a alors le devoir d’introduire des végétaux utiles à la nation. Dans cette perspective, les plantes australiennes sont enfin redistribuées vers des particuliers privés, notamment le baron Georges Dumont de Courset au Pas-de-Calais.

Les réseaux botaniques européens ont donc deux objectifs. D’une part, la création d’un savoir naturaliste. D’autre part, l’acclimatation de plantes rentables en Europe.

L’acclimatation des végétaux australiens, une entreprise verte ?

Dès 1796, les végétaux exotiques sont considérés comme « l’assortiment le plus propre à éclairer les hommes et à les rendre meilleurs ». Dans le contexte de l’Australie, les scientifiques espèrent que l’acclimatation des plantes de région est « utile » à des fins agricoles et industrielles. Pour atteindre cet objectif, des doubles de ces plantes sont produits pour être envoyés et exploités.

Par exemple, des doubles de Mimosa et de Casuarina sont envoyés au jardin d’histoire naturelle de Milan. Une telle entreprise nécessite donc des aménagements, notamment par la création de serres et de pépinières. Le développement de tels équipements explique la facile insertion des plantes australes dans les paysages européens. Aujourd’hui, ces doubles se trouvent dans plusieurs herbiers, notamment celui de Candolle à Genève.

Les plantes de Baudin et de Flinders ont également été acclimatées en Europe pour remplacer l’utilisation de plantes locales. Par exemple, le lin australien, également connu sous le nom de Phormium tenax, a joué un rôle dans la polyculture, notamment sur la Côte d’Azur. L’introduction de cette plante a eu un impact sur divers secteurs d’activité, notamment celui du textile.

Le fil de lin produit à partir de cette plante est plus résistant et plus durable, ce qui le rend idéal pour la création de cordes et de vêtements. Les aspects utilitaires des plantes australiennes légitiment donc des programmes d’amélioration des environnements locaux.

L’arbre australien : opportunité économique et remède à la déforestation

Dès 1669, le Code Colbert évoque les besoins de l’acclimatation d’arbres étrangers pour subvenir aux besoins de l’Industrie et de la marine.

En 1804, l’expédition Baudin débarque des arbres destinés aux menuiseries et aux industries du charbon. Des espèces comme les Eucalyptus et les Mimosas sont alors introduites dans différentes régions. De vastes plantations d’arbres exotiques émergent donc en Europe, notamment dans le comté de Hampshire, au sud de l’Angleterre.

L’acclimatation d’arbres australiens s’insère aussi dans un projet de restauration des forêts et des ressources nationales. Les programmes d’acclimatation des végétaux australiens répondent à cet appel. Face aux nouveaux rythmes de l’industrialisation, la déforestation des forêts européennes s’intensifie pour répondre aux besoins énergiques.

Cette crise environnementale suscite donc une éco-anxiété d’une pénurie de bois. Dans cette logique, les arbres exotiques sont le remède à la vulnérabilité des forêts européennes.

De nouvelles ressources végétales pour répondre à une crise climatique

Au début du XIXe siècle, les enjeux de l’introduction de végétaux étrangers sont scientifiques et stratégiques. Outre l’économie botanique, le transfert de plantes vers la métropole tente de répondre aussi à une problématique autour du climat conjugué au dépérissement de la nature européenne.

Dès le XVIIe siècle, l’idée d’une dégradation climatique liée à l’action humaine peut être déjà identifiée en Europe. À titre d’exemple, les botanistes, Henri Louis Duhamel de Monceau et André Thouin évoquent un « réchauffement climatique » associé au déboisement de l’Europe. Ce changement climatique entraînerait ainsi la stérilité des sols.

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Cette conscience environnementale survient à un moment de découverte des Nouveaux Mondes, jugés soit trop chaud ou trop froid. Dans ses Mémoires, André Thouin propose alors de défricher ces Nouveaux Mondes pour rééquilibrer leurs climats. À cela, il ajoute l’idée d’introduire des spécimens exotiques pour reboiser l’Europe afin de contrebalancer les changements climatiques « en humidifiant ». Ce programme européen d’acclimatation tente déjà de maîtriser le climat afin d’éviter les risques énergétiques ou environnementaux.

Entre 1790 et 1850, la première vague d’acclimatation d’espèces exotiques suit donc des enjeux et économiques. Cependant, l’introduction massive de végétaux étrangers est déjà un désastre environnemental pour la flore et la faune européenne. D’ailleurs selon l’IPBES, les végétaux australiens sont tous des espèces envahissantes, comme l’Eucalyptus ou le Mimosa.

Depuis le XVIIIe siècle, l’insertion massive d’espèces exotiques est à l’origine de conséquences environnementales. D’une part, il s’agit de la perte d’authenticité de la flore régionale. D’autre part, les espèces étrangères invasives sont responsables de 60 % des extinctions de plantes et d’animaux endémiques. Dans un contexte de changements globaux, les pertes de biodiversités végétales sont aujourd’hui des risques majeurs pour l’équilibre du monde naturel et celui des sociétés humaines.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Léonie Boissière a reçu des financements de l'Ecole Française de Rome (EFR); de l'Ecole Universitaire de Recherche CREATES (Nice) et de l'Ecole Universitaire de Recherche ODYSSEE (Nice).

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