L’image est gravée dans nos inconscients collectifs : celle d’une vache regardant placidement passer un train, comme un archétype d’une nature impassible face à une modernité en marche. On retrouve cette vision d’un bovin figé au milieu d’un pré verdoyant dans les livres d’enfants, sur la pochette d’un fameux album de Pink Floyd, sur des fonds d’écrans d’ordinateurs, ainsi que dans de nombreuses publicités où les ruminants nous vendent, tour à tour, du chocolat, une destination touristique ou du fromage à bas prix.
Aux antipodes de cette image de la vache immobile, immuable, il y les vaches réelles. Celles-là ne cessent de se transformer et d’évoluer, comme on peut le voir au fil des concours agricoles et des éditions du Salon de l’Agriculture. La Holstein, par exemple, est devenu le standard global de la vache à lait ; originaire des Pays-Bas, cette race a traversé l’Atlantique, pour mieux revenir ensuite sur le vieux continent avec un gabarit considérablement plus imposant et une productivité sans commune mesure.
L’héritage de la vache : de la lettre A à l’étymologie de capitalisme
La vache ne cesse, de fait, d’évoluer, mais aussi de façonner notre culture. C’est vrai sur le plan symbolique, comme en témoigne la lettre A de notre alphabet latin, dérivée d’un pictogramme représentant une tête de taureau. C’est vrai également sur le plan économique. Le mot capital est ainsi dérivé du terme cattle, (cheptel en anglais), qui désigne des animaux de rente que l’on possède pour toute richesse, avec lesquels on noue des alliances, on règle des dots, on occupe du terrain.
Mais si les vaches ont ainsi pu participer à façonner notre vision du monde, les êtres humains les ont aussi forgées en retour. La grande majorité des bovins qui de nos jours cohabitent avec l’être humain sont héritiers de lignées d’animaux de rente, sélectionnés d’abord et avant tout pour leurs traits productifs – quantité de lait, quantité de viande. Elles sont le fruit d’une longue histoire de co-évolution entre des générations de bovins d’élevage et leurs commensaux humains.
L’histoire de la vache est donc celle d’une domestication, mais aussi d’une transformation des espèces bovines comme humaines au contact l’une de l’autre. Ni l’une ni l’autre ne sont « naturelles », au sens où chacune existerait en elle-même et par elle-même, indépendamment l’une de l’autre. Toutes deux, en revanche, sont très « naturelles » si on considère la nature comme un ensemble d’interdépendances et une notion fondamentalement relationnelle. Et à chaque époque sa vision du monde, de la nature et donc de la vache « idéale », de ce qu’elle devrait être et de ce qu’elle devrait, littéralement, « incarner ».
À lire aussi : Peut-on « restaurer » la nature ?
À la recherche de la vache originelle
Un des exemples les plus éloquents à cet égard est celui des frères Lutz et Heinz Heck dans l’Allemagne nazie. Dans les années 1930, ces deux biologistes ont poursuivi un rêve fou : celui de retrouver l’archétype de la vache originelle, l’auroch, Bos primigenius de son nom latin. Seul problème, cette espèce avait disparu, supplantée par sa lointaine cousine, transformée par des siècles de domestication en une nouvelle espèce, Bos Taurus, l’ancêtre de tout bovin domestiqué. Il s’est donc agi, pour les frères Heck, de « réensauvager » les bovidés avilis par leur contact avec la civilisation humaine, afin de retrouver la puissance et la vigueur de l’ancestralité primordiale.
Pour ce faire, ils se sont livrés à une « rétro-ingénierie » (back breeding) de l’espèce bovine. Ils ont cherché à remonter le fil du chemin de l’évolution, à le parcourir à l’envers en quelque sorte. Bien sûr, l’auroch ayant disparu depuis belle lurette, ils étaient réduits à faire des suppositions sur ce que devaient être ses qualités, sa rusticité (la rusticité se dit d’une bonne résistance aux maladies et d’une bonne adaptabilité aux milieux inhospitaliers), sa vigueur, sa puissance. Faute d’avoir des spécimens sous la main, il a bien fallu composer avec les espèces de bovidés qui leur semblaient les plus proches de ce que devrait être un auroch.
Les géographes Jamie Lorimer et Clemens Driessens ont montré dans leurs travaux les liens forts entre le régime nazi et cette entreprise de « dés-extinction » d’une espèce animale disparue.
Les frères Heck ont ainsi participé au projet piloté par le chef des SS Heinrich Himmler de Ahnenerbe (« héritage ancestral » en allemand) qui visait à la restauration de l’espace vital du peuple allemand, protégé des immixtions étrangères et rendu à son état de paradis originel – auroch compris, donc. Lorimer et Driessens montrent également les fortes connivences entre les deux frères biologistes et Hermann Goering, l’un des hauts dignitaires et chefs militaires du troisième Reich, et entre ce dernier et les bovins ainsi obtenus par voie de rétro-ingénierie. Goering leur vouait une admiration toute particulière, s’échinant – avec succès – à les protéger lorsque le front de guerre se rapprocha.
La tentative des frères Heck était bien sûr expérimentale sur le plan biologique, puisqu’elle s’inscrivait dans une époque préalable à l’essor de la microbiologie et de la génétique moléculaire. Les biologistes ont ainsi prospecté différentes races bovines, d’Espagne à la Hongrie, pour éliminer les caractéristiques qu’ils associaient à la domestication. S’inspirant aussi bien du bison européen, alors en voie d’extinction à l’état sauvage, que des peintures pariétales, ils ont cherché à fabriquer une race bovine affranchie de sa dépendance aux êtres humains, en privilégiant les caractères de rétivité, de rusticité, de taille ou de force, affirmant être parvenus à leurs fins dans les années 1930.
Ont-ils réussi dans leur entreprise ? Cela dépend de comment on définit la réussite, et donc de l’idée qu’on se fait de « l’authenticité ». Selon que l’évaluation porte sur l’adéquation entre les caractères physiques de ces vaches et leurs caractères génétiques, sur leur apparence physique ou encore sur leur rôle dans les écosystèmes, la réponse variera. D’autant que la recherche scientifique a montré depuis qu’il existait toute une diversité de races d’aurochs, de provenances variées, dont ont hérité en zigzag différentes espèces bovines domestiquées, suivant les continents où elles se sont développées.
Si l’on regarde leur rôle dans les écosystèmes, les travaux des frères Heck ont été un succès. Les descendants de ces aurochs reconstitués trouvent aujourd’hui à s’épanouir dans différentes réserves naturelles, notoirement dans le Oostvaardersplassen, aux Pays-Bas, dans les polders repris à la mer et aux marais, où ils sont prisés pour leurs qualités de rusticité et de maintien des écosystèmes moyennant des soins très minimaux – au point parfois de redevenir des espèces férales ou « réensauvagées ».
À lire aussi : « Des bovins découpés encore vivants » : comment changer notre rapport aux animaux d’élevage ?
Et demain, la vache parfaite ?
Si l’exemple de l’auroch nazi est spectaculaire, il est aussi singulier par sa démarche de retour vers un passé idéalisé, sa quête de l’ancestralité, la pureté de la lignée, etc. Nos sociétés de capitalisme tardif nourrissent également une version figée de la nature et une image tout aussi idéalisée des bovins d’élevage. Depuis l’après-guerre, les vaches sont plutôt projetées vers le futur et investies d’une série de missions morales. La nature y est perçue comme pourvoyeuse de ressources et les animaux de rente considérés comme de la matière à produire. Ils sont ainsi rationalisés, quantifiés, évalués, etc., ce qui aura eu pour effet une explosion de la production. Un veau gras vaut son pesant de kilos de chair et une vache à lait les litres qu’elle pourra donner par le jeu de la reproduction, qui implique cette forme de nature « chosifiée ».
Toutefois, ce développement productif se heurte à différentes limites. En témoignent par exemple les maladies auxquelles l’élevage intensif expose les vaches ou encore leur vulnérabilité face aux stress climatiques. Un épisode de canicule peut ainsi susciter une baisse significative de la production ou des problèmes de fertilité. Les polémiques abondent sur les conséquences environnementales de l’élevage bovin, tant en ce qui concerne la production de méthane (un gaz à effet serre virulent mais à a rémanence moindre dans l’atmosphère que le CO2) ou d’azote.
De nombreux scientifiques recherchent dès lors les caractères génétiques qui permettraient aux bovins de mieux résister aux coups de chaud, dans un contexte où ceux-ci sont appelés à se répéter et à s’intensifier. Existerait-il un gène de la résistance aux canicules ? Les questions de ce type abondent sur ce à quoi devrait ressembler la vache de demain. On voit se multiplier les idéaux auxquels elle devrait correspondre. Ainsi, en 2019, le célèbre magasine Wired faisait sa couverture sur les potentialités de l’édition du génome des vaches, haut lieu des promesses les plus variées : vache sans cornes, afin de protéger les éleveurs, vache résistante à la chaleur, au virus de la grippe…
Avec mes collègues du projet de recherche The Body Societal, nous menons l’enquête sur les différentes valeurs dont sont ainsi investis les corps bovins et leurs devenirs.
À quoi ressemblera la vache du futur ? La seule certitude à ce stade, c’est que pour se plier à tous ces attendus, parfois contradictoires, elle devrait avant tout présenter des qualités de contorsionniste. Autant les frères Heck étaient à la recherche d’un modèle immuable et éternel, autant la vache de demain devrait se montrer flexible, et adaptable.
Le point commun de ces projections, qu’elles regardent vers l’arrière ou vers l’avant, c’est de négliger les types de société qui accompagnent l’élevage bovin. En première ligne, bien sûr, on trouve les éleveurs, chargés de composer avec ces injonctions paradoxales dans des conditions historiquement difficiles, comme en témoigne la colère qui s’exprime actuellement. Eux aussi sont soumis à une logique impitoyable, contraints de s’adapter ou de disparaître, ni plus ni moins. Les lobbies promouvant la viande artificielle, développée en laboratoire, qualifient d’ailleurs l’élevage de « technologie obsolète ».
Les éleveurs, en attendant, font partie des agriculteurs les moins bien rémunérés malgré une charge de travail écrasante, des investissements lourds à supporter et des marges réduites, qui ne subsistent que par la perfusion de subsides publics. Avec de moins en moins de marge de manœuvre, leur profession est à la croisée des chemins, bien consciente d’une chose ; on ne regarde pas impunément passer le train de la modernité. Il ne passe pas deux fois.
Cet article s’appuie sur le projet de recherche interdisciplinaire financé par le European Research Council, « The Body Societal », sous la coordination de François Thoreau (laboratoire Spiral, Université de Liège). François Thoreau a reçu des financements du European Research Council (GA959477) et du F.R.S.-FNRS de Belgique.