L’Île de la Réunion pourrait-elle atteindre la souveraineté alimentaire ?

3 weeks ago 24

Paysage agricole de la commune de Petite-île, au sud de la Réunion Gilles Billen, Fourni par l'auteur

Après deux siècles de libre-échange et d’ouverture des systèmes agro-alimentaires, la notion de souveraineté alimentaire revient en force dans le débat public. Illustration sur l’île de La Réunion.


Un quart de la nourriture consommée dans le monde et 40 % des engrais azotés de synthèse utilisés pour la produire transitent aujourd’hui par le commerce international. Ces chiffres spectaculaires sont le résultat d’une spécialisation et d’une ouverture des systèmes agricoles, amorcées par les Empires coloniaux du XIXe siècle, et poursuivies au XXe siècle avec la mondialisation du commerce, jusqu’à créer des dépendances extrêmes dans l’approvisionnement alimentaire de nombreuses régions du monde. Les petites îles, comme La Réunion ou les Antilles, sont de ce point de vue particulièrement vulnérables.

Pourtant dès les années 2000, certains pays des Sud revendiquent leur souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit des peuples de choisir démocratiquement leur mode d’approvisionnement, et de développer comme ils l’entendent leur capacité à se nourrir conformément à leur culture. Avec la crise du Covid, et la guerre en Ukraine, c’est maintenant au tour des pays occidentaux de remettre en question l’internationalisation de l’approvisionnement. La revendication de l’autonomie, de la sécurité, et de la souveraineté alimentaires, termes plutôt complémentaires que synonymes et souvent utilisés à tort et à travers – revient depuis en force dans le débat politique.

La moitié des Réunionnais victimes de précarité alimentaire

Essayons d’y voir clair à travers un exemple emblématique, celui de l’île de La Réunion, département français comptant 860 000 habitants, isolé au milieu de l’océan Indien. Les ruptures d’approvisionnement s’y font sentir périodiquement et la cherté des denrées y crée des situations de précarité alimentaire pour près de la moitié de la population.

L’autonomie alimentaire durable y est un mot d’ordre partagé par la plupart des acteurs, notamment sous l’impulsion du Collectif Oasis-Réunion, et dont le cadre juridique et réglementaire est inscrit dans l’agenda officiel de la Trajectoire Outre-mer 5.0 et du Plan AgriPéi 2030 du département 974.

Comment calculer l’autonomie alimentaire ?

Mais avant même de réfléchir à la manière dont cet objectif pourrait être atteint, il est important de s’attarder sur le terme d’autonomie alimentaire qui manque d’une définition précise et d’un bon indicateur.

Par exemple, la filière agro-alimentaire du lait à la Réunion s’enorgueillit d’atteindre 100 % d’autonomie sur les produits lactés frais ; de même en ce qui concerne les fruits et légumes frais, les productions intérieures couvrent plus de 70 % de la demande. Mais dans la mesure où ces produits ne peuvent que difficilement être importés, ces affirmations ne nous apprennent pas grand chose !

Il apparaît bien que seule une approche d’ensemble du système agro-alimentaire, portant sur tous les aliments, ainsi que sur les « intrants » (graines, engrais, aliment pour animaux…) nécessaires à les produire, peut permettre d’y voir plus clair. Il faut pour cela décider d’une métrique commune. Cette métrique pourrait être les calories, qui caractérisent le contenu énergétique des aliments.


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Utiliser l’azote pour évaluer l’autonomie alimentaire

Mais l’azote (N) est un autre bon choix. Car cet élément est crucial pour l’agriculture et l’alimentation. D’une part il est le constituant majeur des protéines qui constituent une part incontournable de notre alimentation : le contenu en azote protéique permet de comparer la valeur nutritive des fruits et légumes, des céréales et des produits animaux. D’autre part, l’azote est aussi l’élément limitant principal de la production agricole, qui dépend des apports fertilisants d’azote sous forme d’engrais industriels, de fumier ou d’engrais vert produits par les plantes légumineuses. La question de l’autonomie alimentaire, ou à l’inverse, celle de la dépendance de l’approvisionnement alimentaire aux importations, peut alors être posée en termes quantitatifs précis : pour fournir un kilo d’azote protéique sous forme de nourriture destinée à l’homme, combien de kilos d’azote faut-il importer sous forme d’aliments, de nourriture pour les animaux, ou d’engrais industriels pour les plantes ?

La prédominance de la canne à sucre et de l’élevage

Le système agro-alimentaire actuel de La Réunion, est représenté dans la figure ci-dessous par les flux d’azote qui le traversent. Dans les régions des Bas de l’Île, l’agriculture est dominée par la canne à sucre, héritage de son passé colonial, et ne laisse que très peu de place aux cultures vivrières. Dans les Hauts, des prairies ont été implantées dans les années 1970 pour accueillir un élevage bovin intensif largement dépendant de l’importation d’aliments composés pour bétail. Pour nourrir les 860 000 habitants de l’Île, qui consomment, sans compter les produits de la mer, quelque 4 400 tonnes d’azote protéique, il faut en importer 2.8 fois plus : 3 300 sous forme de nourriture, 3 400 sous forme d’aliment pour le bétail et 5 600 sous forme d’engrais azoté. La dépendance du système agro-alimentaire de la Réunion aux importations est donc telle que, pour chaque kilo d’azote fourni à la population sous forme de nourriture, il faut importer presque trois kilos d’azote, sous une forme ou sous une autre.

Figure de gauche : Le système agro-alimentaire actuel de La Réunion sous l’angle des flux d’azote entre les terres arables, les prairies, le bétail et la population humaine. Figures de droite : Usages du sol et principales cultures sur l’Ile de la réunion. (Billen et coll., 2024), Fourni par l'auteur

La reconstitution du fonctionnement agro-alimentaire de La Réunion depuis 150 ans (Figure ci-dessous) montre que ce degré de dépendance, historiquement déjà très important en raison de sa spécialisation d’« Île à Sucre » délaissant les cultures vivrières, s’est accru considérablement, d’abord avec la généralisation du recours aux engrais azotés industriels à partir des années 1950, puis dans les années 1970 avec l’implantation d’un élevage intensif dépassant les limites des ressources fourragères de l’île.


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Une dépendance extrême, fruit de l’histoire

La reconstitution historique montre aussi comment la période de blocus imposée par la marine anglaise de 1942 à 1943 (quand La Réunion comptait 220 000 habitants pour 70 000 hectares de terres agricoles), a contraint à la conversion en cultures vivrières d’une grande partie des surfaces plantées en canne, ce qui se marque par une diminution notable de la dépendance extérieure. Celle-ci s’accroît à nouveau très vite après la guerre et la départementalisation de La Réunion en 1946.

Un taux de dépendance aux importations de près de 3 est exceptionnel, même pour des îles de la taille de La Réunion. Sa voisine, l’île Maurice, à l’agriculture plus diversifiée, présente un taux de 1.6. Celui de Cuba, soumise au blocus états-unien et qui n’utilise presque plus d’engrais de synthèse, est à peine supérieur à 1, tandis que Madagascar montre un taux de dépendance inférieur à 0.4.

Figure a. Le taux de dépendance de l’approvisionnement alimentaire réunionnais vis-à-vis des importations au cours du temps. b. Dépendance actuelle aux importations de l’approvisionnement alimentaire de quelques autres îles. L’indicateur de dépendance auFigure a. Le taux de dépendance de l’approvisionnement alimentaire réunionnais vis-à-vis des importations au cours du temps. b. Dépendance actuelle aux importations de l’approvisionnement alimentaire de quelques autres îles. L’indicateur de dépendance aux importations définit la quantité d’azote qui doit être importé pour fournir un kilo d’azote sous forme de protéines comestibles à la population. Fourni par l'auteur

Trois leviers pour plus d’autonomie alimentaire

Mais alors, une totale indépendance vis-à-vis des importations (donc une complète autonomie alimentaire) pourrait-elle être atteinte à La Réunion ? Y est-il tout simplement possible de se passer complètement du recours aux importations de nourriture, d’aliments pour animaux et d’engrais azotés de synthèse ?

Pour tendre vers l’autonomie du système agro-alimentaire, trois leviers principaux pourraient être actionnés :

  • La généralisation des systèmes de cultures alternatifs, impliquant des rotations avec peu ou pas de canne à sucre, laissant place à des cultures vivrières et à des légumineuses, capables de fixer l’azote atmosphérique et de le rendre disponible dans les sols pour les cultures suivantes. De telles rotations ont été décrites et caractérisées à La Réunion par une littérature agronomique parfois ancienne et délaissée ; pourtant leurs performances, à niveau de fertilisation identique, sont équivalentes, voire supérieures, à celle de la monoculture de canne actuellement dominante.

  • La reconnexion de l’élevage avec les productions fourragères locales, c’est-à-dire, l’herbe et les légumineuses fourragères pour les ruminants (bovins, ovins…), et les grains et céréales en excédent des besoins humains, ainsi que les déchets alimentaires, pour les monogastriques (porcs et volaille).

  • Un régime alimentaire humain moins riche en protéines animales que le régime actuel, dont la part de protéines animales représente près de 60 % de la consommation de protéines, bien au-delà des recommandations de santé publique.

Ce que représente concrètement un régime alimentaire contenant 60, 30, 20 ou 15 % de protéines animales. Fourni par l'auteur

L’autonomie alimentaire est un objectif difficile à atteindre à La Réunion en raison de l’exiguïté de l’Île qui n’offre que 460 m2 de terres cultivables par habitant (presque 10 fois moins qu’en France hexagonale). En explorant des scénarios pour en déterminer les conditions, nous avons cependant montré que cet objectif peut être atteint. Il requiert toutefois des changements structurels majeurs à tous les niveaux du système agro-alimentaire. La circulation de l’azote dans le système réunionnais se présenterait alors comme dans la figure ci-dessous. La production de canne à sucre devrait être réduite à 15-20 % de son niveau actuel, et le régime alimentaire humain ne pourrait dépasser 20 % de protéines animales.

Autonomie et sécurité alimentaire ne vont pas forcément de pair

Si la possibilité théorique de l’autonomie alimentaire est donc avérée, celle-ci est-elle pour autant souhaitable ? C’est ici qu’interviennent les notions de sécurité et de souveraineté alimentaire.

Aux arguments des défenseurs de l’autonomie alimentaire de l’île, certains objectent qu’un certain niveau de dépendance extérieure, avec la logistique qu’il implique, sécurise en fait l’approvisionnement face aux aléas du climat tropical et ses cyclones et tempêtes cycloniques souvent très violents. L’autonomie n’entraîne pas forcément la sécurité alimentaire en toutes circonstances. Un équilibre entre autonomie et ouverture doit donc sans doute être trouvé pour garantir la sécurité de l’approvisionnement.

La souveraineté alimentaire stipule que l’approvisionnement alimentaire relève d’un choix, qui, idéalement, appartient à la population. Mais le choix de l’autonomie alimentaire bousculerait beaucoup de réalités de l’économie réunionnaise, et impliquerait de s’affranchir d’un certain nombre de puissants verrouillages économiques, politiques et sociétaux.

Ce choix est d’abord incompatible avec la spécialisation actuelle de l’Île dans la production sucrière. Aujourd’hui deux usines, détenues par la multinationale Téréos, achètent la récolte de 2500 exploitants, à un prix largement supérieur au prix du marché mondial, grâce à des aides publiques considérables, qui, tout compris, s’élèvent à près de 8000 € par ha et par an. Le secteur du sucre, de la plantation à l’export, emploie directement ou indirectement, selon Téréos Ocean Indien, environ 15000 travailleurs, ce qui représente environ 5 % des emplois totaux de l’Ile. Ce n’est pas si énorme, mais même si la diversification agricole est affichée comme une priorité par tous les politiques réunionnais,peu d’entre eux remettent en cause l’hégémonie de la filière de la canne à sucre.

L’élevage, développé et contrôlé depuis les années 1970 par une puissante organisation professionnelle repose aussi sur une forte spécialisation territoriale et des importations massives d’aliments pour bétail comme complément du fourrage offert par les prairies aménagées dans les Hauts de l’île ; ce secteur devrait changer radicalement de modèle pour une meilleure connexion avec les cultures.

Enfin la réduction drastique de l’alimentation carnée et lactée, pourtant recommandée par tous les nutritionnistes impliquerait de sortir du modèle de consommation mondialisé imposé par la grande distribution pour revenir à une consommation alimentaire plus conforme aux traditions culinaires créoles. Mais 80 % des achats alimentaires à La Réunion se font dans les grandes surfaces (17 hypermarchés et 88 supermarchés), détenues par seulement 3 enseignes qui contrôlent aussi la majeure partie des importations.


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Comment concilier autonomie, souveraineté et sécurité ?

C’est probablement parmi les maraîchers, nombreux sur l’île (plus de 2600 producteurs enregistrés) et disposant de petites exploitations très diverses, dont un grand nombre en agriculture biologique, que se trouve aujourd’hui le plus grand potentiel de changement vers l’autonomie et la souveraineté alimentaire, en se libérant des verrouillages de la grande distribution, en particulier par la vente directe et les circuits courts. De nouvelles rotations de cultures sont expérimentées, avec notamment la ré-introduction de la culture du riz de montagne ; de petits élevages de proximité se multiplient. Le raccourcissement et la relocalisation des chaînes d’approvisionnement reposent sur les actions de nombreuses associations citoyennes, qui tentent d’utiliser les potentialités offertes par la loi EGAlim sur la restauration collective pour développer des productions locales diversifiées et réorienter les aides publiques.

Autonomie, sécurité et souveraineté alimentaire sont donc trois notions bien distinctes, dont on voit sur l’exemple de La Réunion, comment elles peuvent s’enchevêtrer. La souveraineté alimentaire est l’expression du choix de la population à se nourrir en conformité avec ses aspirations propres. La mondialisation des systèmes agro-alimentaires, qui spécialise les agricultures régionales et uniformise les régimes alimentaires, laisse peu de place à de telles aspirations régionales. Le désir d’autonomie alimentaire, c’est-à-dire sa capacité à s’affranchir de sa dépendance aux importations, apparaît donc comme une condition de souveraineté.

L’autonomie du système agro-alimentaire de la Réunion, est biophysiquement possible, moyennant des bouleversements structurels considérables. Garantir la sécurité alimentaire de l’Île, c’est-à-dire assurer la possibilité de son approvisionnement même en cas de crises externes (susceptibles de rendre difficiles ou impossibles les importations), ou internes (liés aux aléas climatiques) suppose un juste équilibre entre réduction de la dépendance aux importations et persistance de réseaux et d’infrastructures permettant la possibilité du recours à la solidarité internationale. À La Réunion comme ailleurs, trouver cet équilibre est le grand enjeu des débats actuels sur l’agriculture et l’alimentation.

The Conversation

Bernard Bonnet est membre du Comité de Pilotage du Collectif Oasis Réunion

Gilles Billen et Josette Garnier ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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