Tandis que les États s’engagent sur des réductions d’émissions de gaz à effet de serre dans le cadre des négociations climatiques internationales, certains domaines d’activité, comme la climatisation ou l’intelligence artificielle (IA), voient leur consommation d’électricité bondir. Comment répercuter les engagements nationaux au niveau des entreprises : selon quelles règles et quelles priorités ? Faudrait-il favoriser les considérations éthiques ou stratégiques ?
Alors que la COP29 sur le climat se déroule ce mois de novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan, l’avenir des énergies fossiles se trouve sous le feu des projecteurs.
L’électrification et la décarbonisation de nos économies (l’électricité étant, à condition d’être produite à partir de renouvelables, la plus « propre » des énergies) étaient justement à l’honneur du rapport annuel dévoilé par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en octobre dernier.
Cette édition du rapport, une référence internationale pour décrypter les tendances énergétiques mondiales, les prévisions de consommation et les meilleurs scénarios pour atteindre les objectifs climatiques, aurait pu s’intituler :
« bienvenue dans l’ère contrariée de l’électrique ».
D’ici 2035, la demande mondiale d’électricité devrait augmenter à un rythme annuel équivalent à la consommation électrique d’un pays comme le Japon (1 000 térawattheures). Cette hausse est portée par l’électrification des usages, mais également la demande croissante de climatisation et de dessalement d’eau de mer, en réponse au réchauffement climatique. Et dans une moindre mesure, par l’essor des data centers, en lien avec la croissance des usages liés à l’intelligence artificiel (IA).
De quoi interroger la hiérarchie de ces usages et de leurs finalités : le Financial Times soulignait que l’augmentation du recours à la climatisation constituait l’un des impacts à venir les plus « imprévisible » pour les systèmes électriques mondiaux.
Si l’on replace cela dans le contexte plus général des efforts de la diplomatie climatique pour limiter le réchauffement à 1,5 °C ou 2 °C, ce boom annoncé de l’électrique interpelle. En effet, il interroge la distribution internationale et sectorielle du budget carbone, cette quantité de CO2 que nous pouvons encore émettre sans que le réchauffement ne dépasse la limite souhaitée. Pour réfléchir à cette question, l’AFD a récemment publié une proposition de cadrage comptable et écologique des crédits carbone.
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IA et énergie, un cas emblématique… et un dilemme éthique
Comme le rapportait un article publié par le Washington Post en octobre 2024, des centrales à charbon subsistent aux États-Unis dans certaines régions pour répondre aux besoins énergétiques des data centers, ces infrastructures indispensables à l’IA.
En parallèle, les acteurs de l’IA et leurs fournisseurs de solutions de data centers cherchent à répondre à cette demande d’électricité tout en réduisant leur empreinte carbone. Ceci alimente la demande sur les marchés volontaires de la compensation carbone, et plus largement de solutions de décarbonisation, comme celles de capture du CO2 et même le renouveau de l’énergie nucléaire aux États-Unis.
Le cas de l’IA est emblématique car il cristallise des tensions qui peuvent aussi s’appliquer à d’autres secteurs d’activités :
Jusqu’à quel point un acteur ou un secteur économique peut-il augmenter ses émissions de gaz à effet de serre (GES) ? Peut-on définir une « légitimité à émettre » ?
Ces acteurs doivent-ils contribuer au développement et à la préservation des puits de carbone naturels (forêts, océans, sols…) et si oui, comment ?
Faudrait-il des règles ou des grands principes pour allouer au mieux entre les acteurs privés le budget carbone restant et l’accès aux crédits carbone ?
Ou encore, faudrait-il, au minimum, expliciter les règles du jeu pour gagner en transparence ?
Ces questions soulèvent des enjeux techniques, comptables, mais surtout politiques et éthiques.
Une éthique centrée sur l’individu prioriserait les usages de l’électricité pour la climatisation, facteur de confort individuel,
les États qui hébergent des acteurs majeurs de l’IA auraient, de leur côté, tendance à favoriser cet usage en raison de son importance stratégique,
D’autres pays, en revanche, pourraient refuser de limiter l’élevage, secteur très émissif, invoquant des raisons culturelles. Par exemple en Argentine, où la pratique des asados (barbecues) est profondément enracinée dans l’identité nationale.
Budget carbone : de quoi parle-t-on ?
Répondre aux questions qui précèdent n’est pas trivial : cela impliquerait d’avoir un cadre commun et partagé sur la scène internationale. Celui-ci pourrait s’inspirer de concepts financiers, comme les notions de dette et de remboursement de la dette.
Pour rappel, les États signataires de l’accord de Paris s’engagent déjà sur des réductions d’émissions à travers les contributions déterminées au niveau national (CDN). Mais rien n’est prévu pour répartir les budgets carbone au sein d’un même pays, où les actions de décarbonisation sont, in fine, déléguées aux acteurs.
La notion de budget carbone a été conceptualisé par le GIEC dans son sixième rapport d’évaluation du climat.
Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C avec 50 % de probabilité et la neutralité carbone à l’horizon 2050, le budget carbone restant s’élève à 275 milliards de tonnes (Gt) de CO₂ – soit environ 7 ans d’émissions au rythme actuel.
Pour atteindre l’objectif de 2 °C, ce budget grimpe à 625 Gt CO2, ce qui correspond à 15 ans d’émissions au rythme actuel.
Où en sommes-nous ? Les émissions mondiales de gaz à effet de serre s’élèvent actuellement à 40 Gt équivalent CO2 par an, et proviennent approximativement à 90 % des combustibles fossiles (36 Gt) et à 10 % des changements d’usage des sols (4 Gt).
Depuis 1750, l’humanité a émis environ 2 800 Gt équivalent CO2. Heureusement, les écosystèmes terrestres et océaniques ont pu jouer leur rôle de puits de carbone, en divisant par deux la vitesse à laquelle les concentrations atmosphériques de CO2 ont augmenté.
À titre d’exemple, entre 2013 et 2022, les systèmes océaniques ont capté 26 % et les terrestres 31 % des émissions. Cependant, leur efficacité diminue avec la hausse des températures, comme le soulignait le dernier rapport du Global Carbon Budget.
Climat : une rigueur budgétaire à géométrie variable ?
Pourrait-on imaginer, pour mieux distribuer le budget carbone, un système de « débiteurs » du CO2 émis avec une obligation de remboursement ? L’enjeu semble surtout être de fixer les priorités. Un peu comme lors d’un exercice budgétaire, ou tout resserrement budgétaire doit conduire à un meilleur optimum social et/ou économique, et où les arbitrages réalisés doivent être explicités.
À l’échelle globale, aucun cadre universel ne permet actuellement de mesurer précisément la contribution des entreprises aux objectifs des CDN des États ou à la gestion du budget carbone mondial : encore faudrait-il savoir selon quels critères le faire, et sur la base de quelle comptabilité.
Le concept d’« alignement » tente d’y remédier : il qualifie les efforts de décarbonisation des entreprises et autres organisations par rapport à une trajectoire idéalisée de leur secteur de référence compatible avec un scénario net zéro.
Certaines de ces méthodes, comme celle développée par l’emblématique SBTi (Science Based target Initiative), allouent des budgets carbone d’abord par secteur, puis par entreprise.
Ce processus est controversé car il repose sur des scénarios sectoriels. Ces derniers sont donc bâtis sur des compromis politiques, ainsi que sur des hypothèses en matière de développement technologique et d’évolution de la demande.
Ce système favorise souvent les gros émetteurs actuels, selon le principe du « grandfathering », qui attribue les budgets carbone au prorata des émissions actuelles. Il échappe ainsi à toute délibération politique, créant ainsi une répartition implicite du budget carbone pour les entreprises, sans prendre en compte les trajectoires des CDN déclarées par les pays dans lesquels opèrent les acteurs concernés.
En France, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) prévoit de répartir le budget carbone national de la France en plusieurs budgets sectoriels. Cette répartition sectorielle, définie par la loi de transition énergétique pour la croissance verte, est le fruit d’un processus politique.
Concrètement, cette loi
« donne des orientations pour mettre en œuvre, dans tous les secteurs d’activité, la transition vers une économie bas carbone, circulaire et durable. Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’à 2050 et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone ».
Les entreprises ne sont toutefois pas tenues de respecter ces budgets carbone sectoriels : la démarche est sur une base volontaire.
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Faudrait-il aller plus loin et « désagréger » au niveau des entreprises le budget carbone dévolu à un secteur ? Dans un monde idéal avec un prix du carbone approprié, la décarbonisation s’opèrerait naturellement selon un critère optimal coûts-bénéfices. Comme ce n’est pas le cas, il faut descendre au niveau de l’entreprise pour comprendre comment se répartissent les efforts de décarbonisation.
L’entreprise semble être le lieu le plus approprié pour cela : elle a une existence juridique, des comptes financiers, des comptes carbone, et peut être tenue responsable. Elle est le lieu où convergent les investisseurs, les politiques publiques et la société civile.
Dans tous les cas, les méthodes de répartition des budgets au niveau individuel devraient distinguer et expliciter les différents enjeux d’ordre scientifique, technique, économique et politique qui les constituent et les soumettre à des délibérations élargies.
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Vers l’épuisement du budget carbone
Le dépassement du budget carbone devrait engendrer la reconnaissance d’une dette climatique qu’il serait obligatoire de rembourser. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle.
Les crédits carbone liés aux puits de carbone (par exemple reforestation ou capture du CO2), qui relèvent principalement des marchés volontaires, ne sont en aucun cas liés à une dette climatique. En effet, aucune comptabilité ne reconnaît formellement le budget carbone, et du coup, ne peut enregistrer son dépassement. Bien que la méthode SBTi mentionnée précédemment tente d’introduire des règles, elle ne s’inscrit pas dans une logique de dette climatique.
Le GIEC a malgré tout formulé des recommandations, notamment le fait de réserver les puits de carbone aux secteurs difficiles à décarboniser (comme l’industrie lourde, l’aviation) ou aux émissions résiduelles, sans qu’il existe de consensus clair sur la définition de ces dernières. Le GIEC propose ainsi une tentative de hiérarchisation partielle (merit order) d’accès aux puits de carbone.
Il faut aussi rappeler que si la maintenance des puits de carbone existants est négligée, la création de nouveaux puits deviendra plus difficile, augmentant ainsi la nécessité de réduire ou d’éviter les émissions pour rester dans les limites du budget carbone global.
À ce jour, aucun cadre ne garantit donc la cohérence entre les systèmes de redevabilité ou de comptabilité carbone entre l’échelle de l’entreprise et celle d’un État. Cette absence de coordination empêche d’aligner efficacement les actions des entreprises avec le budget carbone national, et pose un risque clair de voir naître des politiques climatiques biaisées, des subventions captées par les mauvais acteurs voire des réglementations trop sévères pour d’autres.
Djedjiga Kachenoura ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.