Nous vous proposons de découvrir un passage de l’ouvrage de Loïc Bollache (Université de Bourgogne), « Quand les animaux font la guerre », paru le 8 mars 2023 aux éditions HumenSciences. Une exploration étonnante, à travers une grande variété d’exemples, des situations de conflits, d’exclusion, mais aussi de pacification qui traversent le monde animal. Dans le texte ci-dessous, extrait du chapitre consacré à la guerre des sexes, l’auteur s’intéresse aux mœurs pour le moins « dysharmoniques » des canards.
Entre 1910 et 1912, le Balliol College de l’université d’Oxford proposa un poste d’enseignant à Julian Huxley. Issu d’une famille de scientifiques et d’écrivains renommés – son grand-père Thomas Henri Huxley était un biologiste proche de Darwin, son père Léonard et son frère Aldous des écrivains reconnus –, le jeune Huxley avait reçu, dans ce même collège, une bourse d’étude en zoologie et ornithologie quelques années plus tôt.
En 1912, juste avant son départ pour Houston au Texas et l’université Rice, il publia une note sur les étranges habitudes sexuelles des canards colverts (Anas platyrhynchos). Les relations forcées entre les mâles et les femelles sont décrites comme des « dysharmonies » de la nature, selon l’expression empruntée au biologiste Elie Metchnikov correspondant à des adaptations qui entraînent des effets néfastes pour les individus.
L’histoire des amours des canards colverts paraît pourtant semblable à celle de la plupart des espèces d’oiseaux monogames, au moins au départ. Si le mâle ne participe ni à la couvaison ni à l’élevage des jeunes, il manifeste cependant un attachement considérable à sa compagne. Une preuve d’amour, me direz-vous ? On l’observe régulièrement à ses côtés non loin du nid et il n’hésite pas à la suivre sur de grandes distances lorsqu’elle s’envole à la recherche de nourriture.
En dehors de ces périodes, les différents mâles, célibataires ou en couple, se regroupent en bandes pour passer le temps, mais pas uniquement. Lorsqu’une femelle s’envole loin de son nid pour se nourrir, elle n’est pas seulement accompagnée par son partenaire, mais poursuivie par d’autres mâles dont le nombre peut atteindre plus d’une dizaine d’individus.
Lorsqu’ils sont très nombreux, il leur arrive de rattraper la femelle et de la contraindre à se poser sur l’eau. Un premier mâle force immédiatement la femelle à copuler. Tandis qu’elle se débat et qu’elle essaie désespérément de maintenir sa tête hors de l’eau, le mâle pèse de tout son corps pour la maîtriser. La scène est extrêmement violente. Dès que le premier mâle a terminé sa besogne, un deuxième prend la suite, puis un troisième, la femelle apparaît épuisée, incapable de résister longtemps aux assauts répétés des différents mâles. Le viol collectif se poursuit jusqu’à ce que les mâles soient rassasiés et peut finir par la noyade de la femelle.
Dans sa note de 1912, Huxley estime qu’entre 7 et 10 % des femelles meurent noyées, causant un tort important à la population.
À partir des années 1970, les observations de copulations forcées chez les Anatidés (famille comprenant les canards, oies, dendrocygnes, fuligules et autres espèces apparentées) s’accumulent, montrant que ce phénomène est plus courant que les biologistes ne l’avaient imaginé.
Dans son article de 1983, Frank McKinney et ses collaborateurs recensent trente-neuf espèces pratiquant des copulations forcées. Le mode opératoire suit un enchaînement bien établi. Chaque tentative est généralement précédée d’une course-poursuite entre la femelle et les mâles, que ce soit en vol, à terre ou sur l’eau.
Si elle n’arrive pas à échapper aux agresseurs, la femelle peut rapidement se retrouver sous un amas de mâles luttant entre eux pour pouvoir la féconder. Le contexte local peut aussi influencer le phénomène. Les jardins et parcs urbains accueillent des populations de canards et d’oies dont les densités et le sex-ratio (le rapport entre le nombre de mâles et de femelles) peuvent amplifier la fréquence des copulations forcées. Il arrive même chez des populations semi-domestiquées que la promiscuité conduise à l’observation de viols entre différentes espèces de canards.
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Cela pose de nombreuses questions. La sélection naturelle trie chaque variation, rejetant ce qui est mauvais et préservant ce qui est bon pour les individus. Il ne s’agit pas d’un processus moral, le bon et le mauvais se réfèrent uniquement aux effets des traits sur la capacité d’un individu à survivre et à se reproduire.
Les causes des comportements de viol ont été l’objet d’une intense littérature. En 1912, Huxley estime que l’instinct sexuel des mâles se prolonge pendant la période d’incubation. Tant que la femelle couve ses œufs, cet instinct ne peut être satisfait ; c’est pourquoi, lorsqu’une femelle quitte son nid, elle est souvent poursuivie par un certain nombre de mâles insatisfaits.
Mais la seule frustration des mâles ne saurait expliquer ces comportements. Par exemple, les mâles violeurs ne sont pas automatiquement les mâles célibataires frustrés. Les mâles en couple participent eux aussi aux copulations forcées collectives. Si, pour de nombreux auteurs, les copulations forcées font partie d’un ensemble de stratégies de reproduction des mâles pour augmenter leur succès reproducteur, d’autres hypothèses soulignent que ces comportements violents pourraient être un sous-produit de la sélection naturelle favorisant l’agressivité en réponse à l’intense compétition entre mâles.
Ce n’est pas l’agressivité envers les femelles en tant que telle qui serait sélectionnée mais les comportements agressifs lors des interactions avec les mâles en période de reproduction, une agressivité extrême qui deviendrait malheureusement incontrôlable.
Un fait intéressant à relever concerne les réponses des femelles aux comportements néfastes des mâles. Leurs réactions sont de deux types.
D’abord, une résistance physique aux tentatives de copulation forcée qui peut avoir diverses fonctions. Emma Cunningham du département de zoologie de l’université de Cambridge a analysé en 2003 le rôle de la résistance des femelles chez les canards colverts. Il ressort que, si celles-ci résistent aux tentatives des mâles, c’est plus pour éviter les copulations multiples toujours risquées (blessures mortelles, transmission accrue de maladies) que pour favoriser une compétition entre mâles. Preuve en est, l’évolution morphologique des appareils génitaux des mâles et des femelles que Patricia Brennan et ses collaborateurs ont analysé minutieusement chez seize espèces dans leur article de 2007.
Les femelles de ces espèces ont développé des caractéristiques vaginales aptes à contrarier les mâles indésirables. L’examen méticuleux des organes reproducteurs chez ces espèces a montré que plus le sexe des mâles était long et élaboré, plus les femelles avaient des vagins longs et complexes. Certains vagins présentaient ainsi des formes en spirale limitant l’introduction du phallus mâle. D’autres des poches surnuméraires, véritables culs-de-sac pour piéger les spermatozoïdes.
Ces caractéristiques morphologiques étaient présentes uniquement chez les espèces réputées pour la violence des mâles et la haute fréquence des rapports sexuels forcés. Une « course aux armements » évolutive pour le contrôle de la reproduction. Lorsque le mâle développe un phallus plus long et plus élaboré pour forcer la copulation, les femelles reprennent le contrôle de leur fécondation en développant des freins contre les mâles violeurs !
Loïc Bollache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.