Chaque année, des milliers de personnes à la recherche d’un avenir meilleur empruntent une des routes migratoires les plus meurtrières au monde. Ce calvaire, Yancouba Badji l’a connu et le raconte aujourd’hui à travers ses toiles. Rentré au pays depuis, le casamançais dédie son art à la sensibilisation des jeunes générations africaines aux dangers de la route vers un Eldorado européen démystifié. Caméra sur l’épaule, les réalisatrices Sophie Bachelier et Valérie Malek subliment son histoire à travers leur documentaire TILO KOTO, à découvrir sans hésitation.
Après avoir fui des situations insoutenables dans leur pays d’origine, ces « voyageurs » sont prêts à tout tenter pour échapper à ce que nombreux décrivent comme l’ « enfer libyen », quitte à embarquer sur un canot précaire et surchargé pour parcourir les 400 km qui les séparent des côtes européennes.
Pour Yancouba Badji, tout a commencé en 2016 où, à l’instar de beaucoup de jeunes de sa génération, il décide de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée. Fuyant le régime dictatorial de Yahya Jammeh, le jeune casamançais (de la région bordant le fleuve Casamance au sud du Sénégal, transfrontalier de la Gambie), traverse d’abord une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest avant d’atteindre le désert depuis Agadez.
En Libye, les personnes migrantes sont en enfer
Le voyageur poursuit alors sa route avant de mettre les pieds, malgré lui, dans ce que beaucoup nomment l’« enfer libyen ». Au milieu des camps de rétention et des prisons illégales, neuf mois d’horreur se succèdent : vendu, puis contraint d’enterrer les corps de ses camarades torturés,… il essaie de fuir en tentant la traversée de la Méditerranée vers l’Italie. A trois reprises, Yancouba Badji tente le voyage, sans succès.
Sa dernière tentative se solde par une errance de trois jours en mer, sans manger, sans boire, sans dormir. Les yeux brûlés par le soleil, les rescapés – du moins ceux qui ont survécus – sont récupérés par la marine nationale tunisienne. Nous sommes le 27 mai 2017.
Quelques jours plus tard, les réalisatrices Sophie Bachelier et Valérie Malek reçoivent un appel qu’elles ne peuvent laisser sans réponse : « À Médenine [à quelques kilomètres de la frontière libyenne], le centre Al Hamdi est débordé, les jeunes affluent, ils fuient la Libye. Il faut venir recueillir ces témoignages terribles », leur confie le docteur Mongi Slim, responsable régional du Croissant-Rouge tunisien.
Une rencontre inattendue
Mi-juillet 2017, les deux femmes se retrouvent dans le Sud tunisien, en repérage. Elles ne savent pas qu’elles feront bientôt la connaissance de Yancouba Badji, une rencontre qui bouleversera leurs projets et dessinera un autre futur.
Pour l’heure, elles écoutent, devinent et se heurtent aux témoignages de centaines de « migrants vulnérables », vivant dans les couloirs sombres et exigus d’un immeuble situé dans un quartier excentré de Médenine. « Ils nous décrivent les réalités économiques de leurs pays, la mauvaise gouvernance de leurs dirigeants, la corruption, les difficultés rencontrées pour obtenir un visa et leur décision de prendre la route pour subvenir aux besoins de leurs familles », se souviennent-elles. Une route qui est en réalité bien plus dangereuse qu’elle n’y parait : « Au long de « l’aventure » de pays en pays, puis en Libye, tous ont été victimes de rackets organisés, de tortures, d’esclavage ».
“traverser de nouveau la mer, cette fois via le Maroc, ou rentrer au pays, les poches vides ?”
Malmené par ses souvenirs, Yancouba Badjo est là, tout proche, mais d’abord trop effrayé de sortir de sa chambre dans laquelle il est reclus depuis plusieurs semaines. Il réfléchit : traverser de nouveau la mer, cette fois via le Maroc, ou rentrer au pays, les poches vides ? Méfiant et fatigué des rencontres successives avec des journalistes qui n’aboutissent à rien (pense-t-il), il accepte finalement une dernière rencontre avec Sophie Bachelier et Valérie Malek, désireuses d’entendre son histoire. La connexion est évidente : « pour parler de cette traite internationale, nous choisissons d’articuler le film autour d’un seul homme dont le témoignage est particulièrement fort : Yancouba Badjo, casamançais ».
De la peinture à l’huile, et des pinceaux
Novembre 2017. Les deux réalisatrices reviennent armées de leur caméra et chargées d’un présent un peu spéciale : de la peinture à l’huile, des toiles et des pinceaux, seul souhait du protagoniste de leur futur documentaire. Les premières images sont capturées, témoignant du quotidien décousu, parfois badin, désenchanté de Yancouba et ses « camarades » de route.
Mais la suite du long-métrage prend bien vite un autre tournant, ainsi guidé par le besoin irrépressible du jeune casamançais de raconter son histoire, sans mots vains, seulement accompagné de ces pinceaux : « La peinture était pour moi une manière de faire comprendre ce que je n’avais plus la force de dire avec des mots. J’avais pour obsession de laisser des traces de ce que mes camarades et moi avions vécu de terrible durant ce parcours. À ce moment-là, seule la peinture le pouvait », explique Yancouba Badjo à Danielle Bellini.
Peu à peu, le jeune artiste abandonne l’idée de retraverser la mer pour rejoindre l’Europe et élabore un projet qui redonne un sens à sa vie : retourner au Sénégal et peindre pour informer la jeunesse africaine des dangers de la route clandestine. « La volonté de rentrer au pays vient du film. J’ai été interviewé, j’ai raconté, j’ai été écouté, j’ai réfléchi… L’urgence pour moi a été de transmettre à mes frères encore au pays les atrocités que j’avais vécues. Je ne voulais pas qu’ils tombent dans les mêmes pièges de cette traite internationale ».
Un projet pour redonner sens
Quelques semaines plus tard, Sophie Bachelier et Valérie Malek retrouvent Yancouba en Casamance. Au fil des images, le spectateur ne peut être que subjugué par la transformation du jeune homme : de village en village, il montre à présent ses tableaux afin de sensibiliser les habitants aux dangers de la route migratoire. Grâce à la somme d’argent octroyée par l’organisation internationale pour les migrations (OIM) pour le retour volontaire au pays, l’artiste engage à Goudomp la construction d’un centre culturel qu’il nomme « TILO KOTO – DIAMORAL », (« Sous le soleil – La paix »), respectivement en mandingue et diola. En référence à ses longues heures passées sous le soleil du désert et de la mer qui lui a brûlé la chair, les yeux et peut-être un bout de son âme, le documentaire portera le même nom.
« Aujourd’hui, Yancouba est accompagné dans sa démarche artistique par la commissaire d’exposition et critique d’art Marie Deparis-Yafil. Ils se sont rencontrés à Saint-Louis-du-Sénégal. En octobre 2019, il obtient un visa Talent », racontent les réalisatrices dans le dossier de presse qui accompagne la sortie de leur long métrage. Depuis, l’artiste expose son travail dans des centres d’art contemporain et continue à réunir des fonds pour son projet en Casamance. Il accompagne les projections de Tilo Koto et les débats autour du film.
Sophie Bachelier, assisté de Valérie Malek, signe avec Tilo Koto le dernier volet d’une trilogie documentaire autour des thématiques de l’exil, des migrations et du racisme, (après Mbëkk mi, le souffle de l’océan en 2013, et Choucha, une insondable indifférence en 2016), chacun de ces trois films racontant l’émigration d’un point de vue particulier. Ici, Yancouba Badjo raconte avec talent et émotion le point de vue de ceux qui sont retournés au pays. Distribué par La Vingt-cinquième heure, une maison de production et de distribution engagée sur des phénomènes de société, le documentaire est disponible en DVD ici.
– L.A.
Une autre oeuvre à voir sur le thème de la condition de vie des jeunes personnes migrantes ? Paris Stalingrad, également distribué par La Vingt-cinquième heure.
“Ce film est un portrait de Paris vu par Souleymane, 18 ans, réfugié du Darfour. Arrivé en France après un périple de cinq longues années, la ” ville lumière ” dont il avait rêvé, loin de répondre à ses attentes, lui inflige de nouvelles épreuves. À la dureté des situations, répond sa poésie douce- amère. En suivant Souleymane, le film retrace le parcours des migrants dans Paris : les campements de rue, les interminables files d’attente devant les administrations, les descentes de police et la mobilisation des habitants du quartier pour venir en aide aux réfugiés. La caméra témoigne de la métamorphose d’une ville et nous montre l’émergence de nouvelles frontières intérieures : des kilomètres de grillages pour rendre inaccessibles les allées sous le pont du métro aérien, des pierres pour empêcher les migrants de s’allonger, des rondes de vigiles pour les déloger.”
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