Les spécialités culinaires du terroir sont aussi liées à la diversité du patrimoine géologique. Dans ce premier épisode de notre série « Géogastronomie, le goût du terroir », le géologue Patrick de Wever évoque l’influence du sol sur les fromages.
Nos régions sont généralement fières de leurs spécialités culinaires qui font la gastronomie française. Celles-ci résultent d’un ensemble de facteurs qui relèvent à la fois de la culture, des habitudes et des ressources naturelles intimement liées au sous-sol.
Le riz se cultive en Camargue et le seigle en Quercy. À qui viendrait l’idée de planter du riz sur les plateaux autour de Figeac ou de Rocamadour ? Il y a effectivement une liaison forte entre le sous-sol et les plantes, comme il y a une relation entre les plantes et les animaux qui s’en nourrissent. Et les humains, omnivores, s’alimentent avec des plantes et des animaux. Leur gastronomie dépend donc de la géologie.
Dans ce premier épisode, nous allons explorer ces liens entre roches et fromages, plus étroits qu’il n’y paraît, à travers plusieurs exemples : historique tout d’abord, car des géologues ont réussi à retrouver l’origine en Italie du fromage que dégustait Michel-Ange. Mais aussi les deux fromages français emblématiques : le roquefort et le camembert.
Le fromage de Michel-Ange
Michel-Ange (1475–1564), l’artiste qui a peint la chapelle Sixtine, se faisait livrer un fromage de brebis très particulier quand il travaillait à Rome. On avait perdu la trace de ce fromage. Les géologues de l’Université d’Urbino, en Italie, ont retrouvé en 2015 où était produite sa fameuse « casciotta » en utilisant les données géologiques.
Rodolfo Coccioni, géologue, professeur à l’Université d’Urbino a d’abord mené une enquête d’historien. En particulier, sur la correspondance entre Michel-Ange et la femme d’un de ses collaborateurs, qui s’efforçait de faire parvenir à l’artiste à Rome la fameuse casciotta. Grâce à un acte notarié de 1554, il a ainsi pu localiser la région de production : Casteldurante, rebaptisée Urbania depuis 1636.
Le géologue est alors parti sur place observer les terrains. Ceux-ci doivent être appropriés pour pouvoir produire ce fromage : ils doivent être secs. En effet, sur de l’argile, l’herbe est généralement humide. Or, de l’herbe humide fermente facilement lorsqu’elle est mangée par les brebis, qui ont alors mal au ventre et produisent du mauvais lait. Un tel fromage ne peut donc être produit sur sol argileux.
Ces relations gastronomie et géologie sont tellement bien implantées que des cours spécifiques sur ce sujet sont dispensés par le département des Sciences de la Terre de l’Université d’Urbino, afin que ces « conteurs du goût et de la culture » puissent associer le terrain, le tourisme naturaliste et la gastronomie.
Ce que le roquefort doit au calcaire
Revenons en France pour évoquer un fromage emblématique : le roquefort. Les Causses tirent leur nom de l’occitan Cauce, issu du latin calx, qui décrit la chaux (obtenue par calcination du calcaire). Les Causses offrent un paysage typique d’un plateau calcaire.
Ces régions ont des morphologies caractéristiques des paysages karstiques (structures géologiques qui résultent de l’érosion des roches solubles, dont essentiellement des calcaires) : dolines, lapiez, gouffres, avens…
Toutes résultent de ce que les calcaires sont très cariés, car dissous par le ruissellement des eaux. En surface, l’aridité est telle que seuls quelques arbustes épineux et une herbe maigre arrivent à pousser.
Cette végétation ne permet de nourrir que des animaux de taille modeste : des moutons. Le lait des brebis est conservé sous forme de fromage stocké au frais dans les grottes ou galeries souterraines naturelles. Avec l’air qui y circule, des champignons, notamment le Penicilium roqueforti, s’installent sur et dans le fromage pour offrir, in fine, le Roquefort.
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Cette moisissure d’un vert bleu qui caractérise toute une série de fromages « bleus » : la fourme d’Ambert, la fourme de Montbrison, le bleu d’Auvergne, le bleu des Causses, le bleu du Vercors-Sassenage… mais aussi, outre-Manche, le Blue Stilton. Et outre-Atlantique, au Québec, le bleu d’Élisabeth.
Argile, herbe grasse et camembert
En Normandie, des terrains sont d’origine marine depuis l’ère secondaire (mésozoïque) et constitués principalement d’argile. Ce sédiment étant imperméable, les zones où elles abondent sont humides. Ils représentent un terrain propice à l’herbe généreuse, qui nourrit des vaches qui nous offrent le camembert, pont-l’évêque, ou autre livarot…
En Bretagne ou dans l’Avesnois, le sous-sol est constitué des roches schisteuses, qui se sont formées pendant l’élévation de montagnes désormais aplaties par le temps (la chaîne hercynienne, qui s’est formée il y a 300 à 400 millions d’années et qui traversait à l’époque l’actuel Portugal jusqu’à la Pologne, et qui comprenait le massif ardennais, le Massif armoricain et le Massif central notamment).
Aujourd’hui ces roches, des anciennes argiles transformées en schistes en profondeur, s’altèrent en surface et redeviennent de l’argile.
Là aussi, une herbe grasse s’y développe tellement qu’elle nourrit des vaches, qui nous font bénéficier d’un lait abondant. Celui-ci est ensuite transformé en beurre et même, dans l’Avesnois, en Maroilles.
« Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variété de fromage ? », aurait dit le Général de Gaulle. Ces quelques exemples l’illustrent bien. La France est un pays de fromages presque unique et la France est aussi un pays avec une grande diversité géologique. Ce n’est sans doute pas par hasard.
Patrick de Wever ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.