Dans le cadre de sa série d’entretiens, GIJN s’entretient avec Hayatte Abdou, journaliste au National Magazine aux Îles Comores. Hayatte Abdou est l’une des rares journalistes d’investigation de ce petit pays insulaire, dominé par les médias d’État, et où la liberté de la presse est mise à rude épreuve. Elle a été acclamée pour son reportage courageux sur le meurtre d’un autre journaliste comorien, Ali Abdou (aucun lien de parenté entre les deux), dont la mort suspecte a été ignorée par les autorités.
- De toutes les enquêtes sur lesquelles vous avez travaillé, laquelle a été votre préférée et pourquoi ?
Hayatte Abdou : Mon enquête préférée est une enquête sur la corruption dans les rangs de l’AGID, l’administration fiscale comorienne. J’ai pris du plaisir à l’écrire, et mes mains ne tremblaient pas comme lorsque j’écrivais sur un viol commis en toute impunité ou sur la mort de mon collègue Ali Abdou. La plupart du temps, mes enquêtes impliquent la douleur, la tristesse et la colère. Pour celle sur l’administration fiscale, j’étais sereine. C’était une histoire que tout le monde connaissait mais avait décidé de passer sous silence. Je n’ai fait que dire ce que tous les Comoriens pensaient tout bas. Et pour moi, il était temps qu’on en parle. Donc oui, j’ai vraiment pris plaisir à l’écrire.
- Quels sont les plus grands défis en termes de journalisme d’investigation dans votre pays ?
HA : Je ne souhaite pas parler pour les autres. Le journalisme d’une manière générale aux Comores est vraiment précaire. Beaucoup de journalistes ne vivent pas de leur métier. Donc chacun se débrouille comme il peut.
Mener une enquête coûte cher, beaucoup ne disposent pas des moyens financiers pour se lancer dans des projets d’investigation. Et ceux qui osent découvrent le jour de la publication que ce ne sont pas leurs mots qui apparaissent dans le journal, tout a été censuré ou modifié..
Moi j’ai décidé que ces diktats ne sont pas faits pour moi.
Mais ma plus grande difficulté est la peur que j’ai au fond de moi, cette habitude que nous avons de douter de nous-mêmes. Nous nous demandons : Ai-je été juste ? Ai-je correctement relayé les faits ? L’information était-elle suffisamment équilibrée ? Suis-je assez bon pour nos lecteurs ?
J’essaie d’utiliser ces peurs pour me pousser à mieux travailler, à toujours me remettre en question et à me pousser à aller un peu plus loin. J’aime me dire que le jour où j’irai en prison, ça sera une injustice, pas parce que je suis journaliste d’investigation, mais parce que j’aurai fait mon travail aussi correctement. Et c’est cette peur-là que je canalise et que j’utilise.
- Quel a été le plus grand obstacle/défi auquel vous avez été confrontée en tant que journaliste d’investigation ?
HA : Je ne travaille pas dans les rédactions locales. Et ma cheffe, Christèle Bourdeau, est du genre, “ feu vert madame. C’est un très bon sujet”. Elle ne me laisse jamais seule longtemps. Elle se tient toujours au courant de l’évolution du sujet. Elle me fait confiance. Et c’est extrêmement important. Elle dit très souvent que nous sommes l’exception mais pas la règle. Depuis que nous avons commencé à travailler sur notre média en ligne National Magazine Comores, jamais une fois, elle n’a censuré mes propos ou a fait obstacle à l’un des sujets. Elle cherche toujours à comprendre la démarche et ne cherche surtout pas à s’imposer. La censure je ne connais pas ; l’autocensure non plus.
Une fois, je me suis senti vraiment en danger, lorsque nous avons publié sur la mort de notre confrère Ali Abdou. L’ancien procureur de la république Mohamed Abdou faisait vraiment peur à tout le monde. Les journalistes encore plus. Mais j’ai eu de gros parapluies. Je ne parle pas uniquement de mes collègues journalistes comoriens. Ils ont fait corps avec moi, ils se sont saisis de l’affaire. Je parle aussi du Réseau International des Journalistes d’Investigation (GIJN) qui m’a sorti de l’ombre. Qui a largement joué son rôle de soutien et de promouvoir le travail des journalistes d’investigation peu importe d’où ils où elles viennent.
Aujourd’hui, je dirais que les grands obstacles sont la pression, le découragement, les phrases, du genre : “ Pourquoi tu veux remuer tout cela”, “ tout le monde le sait et a décidé de se taire, c’est du déjà vu”, “ tu te mets en danger pour rien”… Mais ce n’est pas parce qu’une chose est ancrée dans la normalité que nous devons l’accepter. Parfois, mine de rien, on te balance des phrases : “ Tu n’as pas peur, tu es une femme ?” Ou encore : “ pourquoi tu ne laisses pas ce genre de sujet à tes collègues hommes, parce que les femmes de nature sont fragiles.” Ou encore : “Arrête tes bêtises”.
- Quel est votre meilleur conseil ou votre meilleure astuce pour passer un entretien ?
HA : En général, je m’entends bien avec les gens. Pour moi, le plus important avec les interviewés est d’écouter, de s’adapter à la personne, de comprendre et de ne pas chercher à avoir toujours raison. Même si la personne en face de vous ment, ce sont ses mensonges à elle. Vous devez écouter et rester poli. La politesse et le respect sont très importants, peu importe qui se trouve en face de vous. Vous pouvez souvent obtenir ce que vous voulez avec un sourire et un “s’il vous plaît”. Je dis souvent aux personnes qui me racontent leur histoire : “Même si je me fais l’avocat du diable en posant autant de questions, ce n’est pas que je suis contre vous, c’est juste pour mieux comprendre.”
“Le meilleur conseil qu’on m’ait donné, c’est “taisez-vous et faites votre travail”… C’est d’autant plus important que nous ne travaillons pas pour nous-mêmes, nous travaillons pour le peuple, pour les citoyens.” – Hayatte Abdou (quote 2)
- Quel est l’outil d’investigation, la base de données ou l’application que vous préférez utiliser dans vos enquêtes ?
HA : Avant, je ne faisais que les bases, comme faire des recherches sur Google. Le fait de travailler avec des organisations comme le GIJN, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO), ainsi que d’être formée par le projet Media & Démocratie m’a beaucoup appris. Aujourd’hui, cela dépend du sujet. Et quand je ne sais pas où chercher, c’est simple : je demande.
Avant, je me limitais aux choses basiques comme faire des recherches sur Google. Travailler avec des organisations telles que le Réseau International du Journalisme d’Investigation (GIJN), le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ), et la Cellule Norbert-Zongo pour le Journalisme d’Investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO) et être formée par “Médias & Démocratie” m’a énormément appris. Aujourd’hui, cela dépend du sujet. Et lorsque je ne sais pas où chercher, c’est simple je demande.
- Quel est le meilleur conseil que vous ayez reçu jusqu’à présent dans votre carrière et quels conseils donneriez-vous à un journaliste d’investigation en herbe ?
HA : Le meilleur conseil qu’on m’a donné : “ Fais ton travail et tais-toi”. Et c’est le même conseil que je donnerais. Nos lecteurs ne nous demandent pas nos avis, ni nos points de vue, on nous demande d’informer, des faits. D’autant plus que nous ne travaillons pas pour nous, mais pour des populations, pour les citoyens. Faire son travail et laisser les personnes pour qui vous travaillez juger. Le journalisme d’investigation est un genre parfois douloureux, soit pour le journaliste, soit pour les personnes impliquées dans les histoires que nous racontons. Pour moi, mieux vaut le faire en silence.
- Quel est le journaliste que vous admirez, et pourquoi ?
HA : Cette question est un peu compliquée pour moi car je n’en ai pas un, mais trois ! Il y a trois journalistes qui ont marqué l’histoire de la presse comorienne, qui se sont battus pour la liberté d’expression et pour leur profession. Si nous sommes capables de travailler aujourd’hui, c’est parce qu’ils nous ont montré le chemin.
Il y a d’abord Aboubacar Mchangama, ancien correspondant de l’AFP et fondateur d’Archipel, un ancien journal local. Ensuite, Kamaleddine Saindou, ancien journaliste de RFI, qui a également été conseiller au Conseil national de la presse et de l’audiovisuel. Ensemble, ils ont créé le mensuel indépendant Kashkazi. Et puis il y a Ahmed Ali Amir, l’ancien directeur de la publication Al-Watwan. Ils sont, sans conteste, les modèles du meilleur journalisme aux Comores. Et ils sont aussi mes modèles.
- Quelle est la plus grande erreur que vous ayez commise et quelles leçons en avez-vous tirées ?
HA :
Ma plus grande erreur a été d’aller sur le terrain avec des idées préconçues, des préjugés, d’avoir oublié que c’est le terrain qui détermine une enquête mais pas l’hypothèse qu’on émet au départ.
Après la mort d’Ali Abdou, je suis partie à Tunis en formation. C’est là ou un jour via une discussion sur Messenger j’ai échangé avec sa petite sœur qui était convaincue que son grand frère n’est pas mort naturellement.
Dans ma naïveté la plus totale, aidée par la conférence de presse de l’ancien procureur Mohamed Abdou, je me suis dit que cette jeune femme avait juste besoin qu’une personne l’écoute.
Une fois rentrée aux Comores, je suis allée la voir avec sa famille. Les propos du procureur dans ma tête. Je me disais qu’un procureur de la république ne pouvait pas mentir sur une histoire pareille. Pour moi, ce n’était pas possible. Même en écoutant la famille, ma tête était toujours remplie de questions.
Plus tard, j’étais en colère contre moi-même car la réalité était si différente de ce que j’avais pensé. Lorsque j’ai vu les photos du corps d’Ali Abdou, j’ai dû accepter que j’avais tort et changer totalement de cap. (Dans son enquête, elle a dit avoir appris que le corps d’Abdou avait été retrouvé gisant dans le sang et qu’un œil présentait des signes d’une possible agression. Elle a également affirmé que le procureur qui a mené l’enquête était lié à des personnes impliquées dans un conflit foncier avec la victime).
Et c’est la chose la plus difficile à faire, accepter ses propres erreurs. J’ai donc appris : je commence toujours par une hypothèse, mais je commence mon enquête en oubliant tout ce que je sais. Je laisse tout de côté, j’écoute, j’apprends, et je laisse l’enquête me guider.
- Comment évitez-vous l’épuisement professionnel ou le burn-out dans votre travail ?
HA : Lorsque j’ai décidé de me lancer dans l’investigation, je savais que ça allait être dur, mais j’ignorais à quel point ! Je suis déjà tombée malade une fois. A ce moment-là, je ne savais pas ce qui m’arrivait, mais, une fois à l’hôpital, le médecin a vu dans quel état j’étais et m’a dit que c’était de l’épuisement.
Parfois, j’en perds le sommeil. Cela peut durer une semaine. Pour réussir à dormir, je dois me décharger entièrement en faisant de l’activité physique. Je cours jusqu’à ne plus sentir mes jambes. La plupart de mes journées commencent très souvent avec du sport. Cela me permet de me détendre, de me sentir bien et de mieux dormir.
Il faut aussi savoir s’entourer de personnes de confiance, qui peuvent vous tenir la main et trouver les mots justes pour vous convaincre de prendre soin de vous, vous dire de prendre la journée quand c’est nécessaire : “Ne fais rien et repose-toi”, même si cela implique de confisquer votre ordinateur.
“Ce que nous faisons est, avant tout, un acte de conscience, de mémoire et d’enregistrement.” – Hayatte Abdou (quote 3)
- Qu’est-ce qui vous frustre dans le journalisme d’investigation, ou espérez-vous que cela change à l’avenir ?
HA : Ma frustration est d’avoir passé des mois sur un sujet, sur le terrain, et d’attendre toujours des retombées. Je ne parle pas du nombre de partages ou de like, ou encore du nombre de followers qu’on peut avoir. Je parle de réactions, de conséquences, de répercussions, qu’on est en droit d’espérer, comme une action en justice ou l’espoir que les autorités compétentes demandent des comptes.
Hélas, la plupart du temps, on tombe de très haut. Il ne se passe rien. À la limite, c’est vous qu’on juge, qu’on harcèle et qu’on menace. On finit toujours par se consoler. Histoire de se rassurer. Après tout, ce que nous faisons, c’est d’abord un travail de conscience, de mémoire. Le plus important est de maintenir sa conscience tranquille en se disant : “J’ai fait mon devoir, le reste ce n’est pas de mon ressort”, et on passe au suivant, même si cela laisse un goût un peu amer.
Ressources Additionnelles
Ce que j’ai appris : Leçons et conseils de Vinod K. Jose de The Caravan
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Maxime Koami Domegni est le responsable de GIJN pour l’Afrique francophone et un journaliste d’investigation primé. Il a travaillé comme rédacteur en chef du journal togolais L’Alternative et, basé à Dakar, au Sénégal, pour la BBC Africa en tant que journaliste producteur et planificateur de reportages magazines pour l’Afrique francophone.
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