Les moules anciennes du Groenland, témoins des changements environnementaux du passé

1 month ago 28

Un banc de moules à Nuuk, sud du Groenland. Mikael K. Sejr, Fourni par l'auteur

Notre espèce apprécie les moules depuis des milliers d’années. Ce modeste mollusque est en effet consommé depuis la préhistoire, et ses coquilles ont été retrouvées en nombre sur les sites occupés par nos ancêtres. Ces derniers n’imaginaient certainement pas que leurs restes alimentaires deviendraient pour leurs descendants des outils pour explorer la biodiversité passée…


L’augmentation de la température des océans due au changement climatique et la modification de leur composition (notamment en raison de leur acidification et de la pollution) menacent la survie de nombreuses espèces marines et côtières, ainsi que celle de leurs écosystèmes.

C’est en particulier le cas dans l’Arctique, qui se réchauffe trois fois plus vite que la moyenne de la planète et qui est reconnu comme un haut lieu du changement climatique. Pour suivre les conséquences de ces bouleversements environnementaux au cours du temps, notre équipe a trouvé un allié inattendu : les moules du Groenland.

Les moules, témoins privilégiés des changements environnementaux

Les océans recouvrent 70 % de la surface terrestre et renferment la plus grande biodiversité de notre planète. Ces écosystèmes sont hautement sensibles aux changements environnementaux globaux en cours depuis le début de la Révolution industrielle au XVIIIe siècle. Pour mieux comprendre les impacts que ces modifications dues aux activités humaines peuvent avoir, au fil du temps, sur les espèces marines, les moules sont des modèles idéaux.

Elles sont en effet abondantes le long des côtes d’environnements très divers et jouent un rôle important dans les écosystèmes côtiers. De plus, elles ont fait partie de l’alimentation des groupes humains depuis la préhistoire, ce qui en fait un des mollusques dont les coquilles sont les plus fréquemment retrouvées dans les sites archéologiques.

Partant de ces constats, nous avons passé au crible des sites archéologiques et des collections de muséums pour constituer un échantillonnage de coquilles de moules anciennes provenant de la côte ouest du Groenland. L’âge de ces coquilles est connu par la datation radiocarbone des sites dont elles sont originaires, ou bien, pour les plus récentes, par la documentation des muséums consignant les dates auxquelles elles ont été ramassées. Pour pouvoir comparer avec la situation actuelle, nous avons sélectionné des moules représentatives des populations qui vivent aujourd’hui dans cette région.

Aujourd’hui, on y trouve deux espèces dont on explique les distributions respectives par leurs différences de tolérance aux conditions de leur environnement. Les températures plus basses au nord du Groenland avantageraient l’espèce Mytilus trossulus qui y serait plus adaptée que Mytilus edulis, que l’on trouve plus abondamment au sud. Entre les extrêmes environnementaux, les deux espèces se reproduisent entre elles pour donner naissance à des moules hybrides Mytilus edulis x Mytilus trossulus.

Selon différentes hypothèses, seulement une des espèces serait endémique de la côte ouest du Groenland. L’autre espèce aurait récemment regagné le Groenland sous l’effet de changements climatiques ou des activités humaines, comme le transport maritime longue-distance par exemple.

La comparaison des coquilles de moules anciennes et actuelles en différents sites de la côte ouest du Groenland pourrait révéler si la structure des populations a effectivement été modifiée au fil du temps. Si des changements existent, leurs dynamiques pourront être reliées aux variations des conditions environnementales reconstruites à partir de la composition de carottes glaciaires du Groenland et de modèles climatiques, et issues de la littérature scientifique.

Problème : les deux espèces, et a fortiori les hybrides, sont difficilement différenciables si l’on ne se base que sur l’observation de leur coquille. C’est pourquoi, pour déterminer la distribution des espèces et la structure des populations anciennes et contemporaines, nous avons mis en œuvre des analyses de génomes complets, autrement dit de la totalité de l’ADN d’une moule.

De l’ADN dans les coquilles

Si extraire l’ADN à partir des tissus des moules que l’on vient de déloger de leur rocher ne présente pas de difficulté particulière, comment analyser celui des moules anciennes, quand leurs tissus mous ont disparu ? En récupérant l’ADN piégé dans… leurs coquilles.

Nous avons en effet découvert que les coquilles de moules et d’autres mollusques contiennent aussi de l’ADN. Si on ne sait pas encore précisément comment ce dernier se retrouve dans la coquille (constituée de carbonate de calcium), nos travaux suggèrent qu’il est intégré lors de sa formation, autrement dit tout au long de la vie des moules.

Photos de coquilles de moules anciennes du Groenland -- collections du Muséum national d’histoire naturelle du DanemarkCoquilles de moules anciennes du Groenland, collections du Muséum national d’histoire naturelle du Danemark. Clio Der Sarkissian, Fourni par l'auteur

L’ADN ancien à la rescousse

Nos travaux ont aussi révélé que l’ADN présent dans les coquilles de moules peut être préservé sur le très long terme. Ainsi, la coquille la plus ancienne à partir de laquelle nous avons été capables d’extraire de l’ADN a été datée à plus de 100 000 ans. Cette préservation exceptionnelle a été rendue possible par les conditions optimales offertes par les sols continuellement gelés du pergélisol sibérien dans laquelle ladite coquille a été retrouvée.

Cette propriété est précieuse pour pouvoir retracer les éventuels changements dans la structure des populations sur de longues périodes. Il faut cependant souligner que si l’ADN peut persister longtemps dans les coquilles, il n’en est pas moins soumis aux outrages du temps. Au fil des années, ces molécules se fragmentent et sont modifiées chimiquement, ce qui complique les analyses.

Étudier l’ADN ancien n’est pas une mince affaire. Cela doit notamment se faire dans des laboratoires spéciaux, de type « salle blanche », autrement dit des environnements extrêmement contrôlés, afin de limiter les contaminations par de l’ADN moderne. Des outils de séquençage et d’analyse de pointe sont également requis.

Enfin, il faut savoir que les coquilles ne contiennent pas uniquement l’ADN des mollusques, mais aussi d’autres ADN, provenant de microbes de l’environnement marin piégés lorsque les mollusques filtrent l’eau pour se nourrir (une moule pompe en moyenne 25 L d’eau par jour). L’ADN d’agents infectieux responsables de maladies chez les mollusques a également pu être identifié dans des coquilles.

Les coquilles peuvent donc être « lues » comme des archives par des chercheurs de diverses disciplines, qui y dénicheront non seulement l’ADN des mollusques, mais aussi celui de leurs pathogènes et des communautés microbiennes marines qui vivaient à la même période.

Que nous a appris l’ADN ancien ?

Contre toute attente, l’analyse de l’ADN de coquilles de moules vieilles de 125 ans a montré que M. trossulus et des hybrides se trouvaient déjà à des latitudes médianes le long de la côte ouest du Groenland. Nos analyses ont aussi confirmé la présence de M. edulis au sud du Groenland depuis au moins 600 ans.

Ces travaux préliminaires ne détectent donc pas de différence dans la distribution des espèces de moules au Groenland entre le passé et le présent, malgré des changements environnementaux importants et une intensification de la pression due aux activités humaines.

La question est maintenant de savoir si au sein de chaque espèce, ce sont vraiment les mêmes populations qui ont persisté au cours du temps. Pour le savoir, des analyses plus fines sont actuellement en cours. Cela pourrait confirmer la résilience des populations de moules face aux changements environnementaux ainsi que la stabilité des zones d’hybridation. Ces hypothèses avaient déjà été formulées en se basant sur l’étude des populations actuelles, mais n’avaient jamais été testées sur le temps long. Restera ensuite à comprendre les facteurs à l’origine d’une telle résilience, si elle existe.

Quoi qu’il en soit, la prochaine fois que vous vous promènerez sur une plage, lorsque votre regard se posera sur des coquilles vides, souvenez-vous qu’il ne s’agit pas de simples restes de mollusques, mais bien de véritables archives de la biodiversité !

The Conversation

Clio Der Sarkissian a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

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