La France accueille du 8 au 10 novembre 2023 le One Planet – Polar Summit. Parmi les annonces attendues, celle du vote de la proposition de loi de programmation polaire pour les années 2024 à 2030, portée par les députés Jimmy Pahun et Clémence Guetté, co-présidents du groupe d’études « Arctique, Antarctique, TAAF et grands fonds océaniques » de l’Assemblée nationale. Pour la première fois, cette proposition de loi « aligne les budgets de la recherche polaire sur l’ambition historique de la France dans ces régions ».
Les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) sont au cœur de ces ambitions. Composées de cinq districts – l’archipel Crozet, les îles Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam, les îles Éparses et la terre Adélie –, ces territoires constituent pourtant l’une des collectivités ultra-marines les plus méconnues du grand public. Ces territoires si spécifiques n’en sont pas moins confrontés à des défis statutaires, géopolitiques et environnementaux importants.
Le statut ambigu des TAAF
Les TAAF présentent des caractéristiques particulières, tenant notamment à leur éloignement géographique par rapport à la métropole, à leur difficulté d’accès et à l’absence de population humaine permanente. Ces caractéristiques expliquent que ces territoires soient soumis à une gouvernance originale.
C’est une loi du 6 août 1955, complétée par un décret du 11 septembre 2008, qui fixe le statut, empreint d’ambiguïtés, des TAAF. La loi de 1955 les qualifie « territoire d’outre-mer » (TOM), alors que cette catégorie juridique a été supprimée par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 qui lui substitue la notion de « collectivité d’outre-mer » (COM). Jusqu’à présent, le législateur continue de qualifier les TAAF de « TOM » sans véritablement se justifier.
Il est d’ailleurs peu probable que la réforme constitutionnelle annoncée par Emmanuel Macron début octobre concernant l’organisation territoriale de la République y compris les outre-mer, soit l’occasion d’une clarification sur ce point.
Un régime législatif à part
La nature juridique des TAAF peut donc être questionnée : s’agit-il d’une véritable collectivité territoriale ? La réponse est délicate : en l’absence de population humaine permanente, il n’y a ni élections locales, ni conseils élus, ni démocratie locale. Devrait-on alors considérer les TAAF comme une collectivité à statut particulier ?
Particulier, ce statut l’est d’autant plus que les TAAF sont régies par le principe de spécialité législative, c’est-à-dire que les lois françaises y sont inapplicables sauf exception. Il en va ainsi du Code de la route, du Code de la construction ou du Code de l’éducation. Cela ne signifie pas que les TAAF ne sont soumises à aucune réglementation française puisque, par exception, le code pénal, le code civil ou encore les règles relatives à la nationalité demeurent applicables.
Il est ainsi possible – bien que rare – qu’un mariage soit célébré dans les TAAF. En 2014, un ressortissant français a été condamné à 10 000 euros d’amende pour avoir organisé illégalement des séjours touristiques en Antarctique et violé le Code de l’environnement.
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Position incertaine et différends territoriaux
Méconnues sinon inconnues, les TAAF n’en restent pas moins connectées aux grands enjeux géopolitiques. Elles se situent aux pourtours de cet Indopacifique dont la France, à la suite notamment du Japon, des États-Unis, de l’Inde ou de l’Indonésie, a fait un élément central de sa politique extérieure.
Ce nouveau concept stratégique actualise les approches qui prévalaient jusqu’alors, en insistant davantage sur la situation des îles de la zone. Parmi elles, les TAAF, tout en étant constamment arrimées à cet ensemble dans les discours, occupent une position incertaine.
Elles font également l’objet de différends territoriaux entre la France et certains de ses voisins. Il faut à cet égard réserver le cas de la terre Adélie, « secteur » de plus de 430 000 km2 situé sur la côte est du continent. Le Traité sur l’Antarctique du 1ᵉʳ décembre 1959 a en effet « gelé » les prétentions territoriales des sept États dits « possessionnés » (Argentine, Australie, Chili, France, Norvège, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni), ce qui a eu pour effet de ne pas contester, sans pour autant consacrer, ces revendications.
La terre Adélie peut donc demeurer française du point de vue de Paris, tout en constituant un espace « internationalisé » pour Washington, Pékin ou Moscou.
Îles Éparses, une souveraineté contestée
Si elle n’est désormais plus contestée dans ses prétentions à posséder les trois terres australes (Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam ou Crozet), la France affronte en revanche une double opposition dans celles à exercer sa souveraineté territoriale sur les îles Éparses.
Madagascar, tout d’abord, lui dispute les quatre îles du canal du Mozambique (Europa, Juan de Nova, Bassas da India, Les Glorieuses). La venue d’Emmanuel Macron en octobre 2019 sur l’Île des Glorieuses, une première pour un chef de l’État, a relancé l’opposition et crispé la position de Tananarive. Depuis lors, les négociations sont au point mort.
Il en va de même pour l’autre contentieux territorial concernant l’île Tromelin, entre la France et l’île Maurice. Un accord-cadre de cogestion a pourtant été adopté le 7 juin 2010, qui organise la coopération des États sur les questions liées à la recherche, à la protection de l’environnement et à la gestion des ressources halieutiques.
Il n’est cependant toujours pas entré en vigueur, faute pour le Parlement français d’en autoriser la ratification. Les raisons tiennent aux craintes, exprimées par certains parlementaires, que ne s’ouvre la boîte de Pandore d’une perte de souveraineté à l’égard de ces îles disputées.
Biodiversité sanctuarisée
Sur le plan environnemental, l’isolement géographique a largement contribué à préserver l’extraordinaire biodiversité de l’ensemble des TAAF, qui servent de refuge à de très nombreuses espèces protégées. La préservation de ce cadre unique est une préoccupation de plus en plus urgente face aux impacts des activités humaines et des changements environnementaux globaux.
Ici aussi, le cas de la terre Adélie est à distinguer de celui des autres TAAF. Son environnement spécifique est protégé par un cadre juridique particulier puisqu’elle est soumise à la réglementation issue du Traité sur l’Antarctique de 1959, en particulier le Protocole de Madrid et ses six annexes. L’ensemble établit une protection globale de l’environnement en Antarctique et a permis jusqu’ici, de manière plutôt efficace, de préserver la biodiversité de la région.
Pour les autres TAAF, l’État mène depuis une vingtaine d’années une politique volontariste de sanctuarisation de ces espaces vulnérables. En 2006 a ainsi été créée la Réserve naturelle des Terres australes françaises autour de l’archipel Crozet et des îles Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam.
Cette réserve, dont la superficie étendue en 2022 atteint désormais 1,6 million de km2, est l’une des plus grandes aires marines protégées du monde, classée depuis 2019 au patrimoine mondial de l’Unesco. S’y ajoute sur 43 000 km2 la réserve naturelle nationale de l’archipel des Glorieuses, dont la protection a été renforcée en 2021.
Une protection insuffisante ?
Ce mouvement de sanctuarisation des milieux naturels, certes à saluer, suscite cependant deux remarques.
D’une part, ce processus peut cacher une instrumentalisation de la protection du milieu marin dans le contexte des différends de souveraineté persistants. Ainsi, la création de l’aire marine protégée des Glorieuses en 2021 à l’entrée nord du canal du Mozambique a provoqué une vive opposition de Madagascar, qui n’a pas manqué de rappeler ses prétentions concurrentes de souveraineté sur les îles Éparses.
On peut interroger d’autre part l’efficacité de la protection des espaces protégés, une fois qu’ils ont été désignés. L’élaboration des plans de gestion permettant d’atteindre les objectifs définis et la mobilisation des moyens pour parvenir à ces objectifs se révèlent en effet très souvent insuffisantes.
Par ailleurs, l’établissement de réserves naturelles n’exclut pas totalement les activités humaines : les TAAF accueillent ainsi des activités scientifiques, de pêche et touristiques. Si ces activités sont soumises à déclaration préalable ou autorisation du Préfet, administrateur des TAAF, il est crucial de veiller à ce que leurs impacts sur cet environnement si vulnérable soient strictement limités.
Florian Aumond est membre du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques.
Anne Choquet est membre du Comité de l'Environnement Polaire, de la délégation de la France à la Réunion consultative du Traité sur l'Antarctique et du Comité National Français des Recherches Arctiques et Antarctiques (CNFRAA) .
Sabine Lavorel a reçu des financements de la Fondation Ice Memory, dans le cadre de la Chaire de recherche Ice Memory Law & Governance.
Ludovic Chan-Tung ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.