Après être passée à travers le mirage méritocrate néolibéral et le techno-solutionnisme de l’ingénierie, Victoria Berni-André a rallié le cœur des luttes écologistes. Dans son livre Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique, elle décrypte le monde pernicieux de l’ingénierie verte et y oppose la richesse du monde des alternatives et des luttes écologistes, tout en décortiquant les pièges qui peuvent s’y trouver. Échanges autour d’une auto-critique nécessaire et rafraîchissante.
Ex-ingénieure dans l’urbanisme environnemental, Victoria Berni-André a changé de camp pour rejoindre l’écologie de terrain. Des ZAD à la lutte antinucléaire en passant par la réappropriation des politiques institutionnelles, les écolieux ou encore la pratique intersectionnelle de l’écologie, son livre Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique publié le 17 mai aux éditions Hors d’Atteinte réaffirme un désir de bâtir des formes de sociétés émancipatrices.
Des écolieux à l’autonomie politique
Sa rupture avec l’ingénierie – dont elle politise la portée avec le collectif des Désert’heureuses – sera la première d’une longue série de mutations. La militante ne cessera par la suite de déménager de microcosmes alternatifs en laboratoires d’idées écologistes, de nouveaux codes en nouvelles règles, à la recherche du mode de vivre-ensemble le plus juste. Écolieux, maraîchage, habitat léger, désobéissance civile, autonomie politique, son itinérance la conduira notamment jusqu’au traumatisme de la répression de Sainte-Soline, dans la lutte contre les méga-bassines.
Chaque fois ou presque, Victoria Berni-André documente les milieux qu’elle incorpore – pour garder une trace de ces expérimentations souvent dénigrées par les médias traditionnels et, surtout, donner envie de les rejoindre. La chaîne Vivi au pays des alternatives (soutenue par Mr Mondialisation) voit ainsi le jour.
Aujourd’hui, elle dresse le bilan de quatre années d’expérimentations écologistes dans son livre Vivant·es et Dignes. À travers une écriture à la fois sincère et intransigeante, intimiste et politique, vulnérable et documentée, elle y retisse le fil de nos écocides et des rouages de nos sociétés toxiques, jusqu’aux nouveaux imaginaires, sans fuir les aveux d’échecs ni les désillusions propres à ce qui mûrit.
Ce livre sonne comme un appel à décloisonner l’écologie militante, à la rejoindre du dehors, où l’ont peut facilement s’oublier, comme à l’ouvrir du dedans où l’on se sent parfois trop à l’étroit.
Vivant·es et dignes – Des petits gestes à l’écologie politique. L’entretien.
Mr Mondialisation : Bonjour Victoria. On se connaît à travers nos nombreuses collaborations journalistiques. Aujourd’hui, tu publies Vivant·es et Dignes, deux notions qui parcourent le livre en filigrane, jusqu’à leur apogée au chapitre final. Pourquoi ces mots en particulier ?
Victoria Berni-André : Ces mots sont le dénominateur commun des luttes écologistes auxquelles je participe. Mais ça n’a pas été une évidence tout de suite. Au début, le titre était « Au pays des alternatives », mais la notion de pays posait la question des frontières alors même que je soutiens la libre circulation des individus. Cela renvoyait aussi à un espace cloisonné alors que le monde des alternatives est poreux. Et la question des luttes ne s’y ressentait pas.
Un autre titre me titillait : « Comment devenir éco-terroriste en 18 étapes ». Il avait l’avantage de dénoncer ce dont on peut être arbitrairement accablés par ceux qui organisent la terreur écocidaire. Mais c’est aussi un titre qui comportait le risque d’ajouter à la stigmatisation et resté figé dans cette étiquette.
Finalement, le but de ce récit est de se demander « pourquoi on se bat », quelle est l’objectif des alternatives ? Dans le livre, je montre que je m’y perds ; je m’égare dans les différentes écologies que je découvre et qui viennent parfois reproduire des dominations et ne permettent pas toujours de vivre dans la dignité. J’ai alors compris que ce qui m’importait était précisément le droit d’exister, d’avoir des cultures différentes, de prendre soin, de sa santé, de sa mémoire, de l’amour…
« Aujourd’hui, on voit fleurir des écologies qui permettent à certaines personnes de vivre un mode de vie écolo tout en laissant d’autres survivre en étant exploité·es. ma boussole, c’est que tout le monde puisse vivre dans la dignité. Et la dignité que je veux mettre en avant, c’est celle qui se vit à travers les expériences d’émancipation collective. Une dignité qui n’est pas figée et qui se définit à travers de multiples facettes »
J’aurais pu aussi l’appeler « Pour des vies dignes », mais je voulais échapper au slogan de manifestation. Et je voulais transmettre une dimension incarnée d’où le terme « Vivant·es » qui permet aussi de m’éloigner du concept du « vivant » qui peut renvoyer à une certaine vision dépolitisée, abstraite, de l’écologie qui intègre les dauphins mais pas la vie des personnes traversant la Méditerranée en étant persécutées par la police.
Mr M : Si la première partie du livre rappelle avec soin l’ampleur des écocides en cours et notre complicité dans ce système délétère, la seconde révèle une réalité moins connue, à savoir les défauts de l’écologie de terrain. D’abord émerveillée par ces nouveaux espaces d’élaboration politique, tu lèves le tabou sur ses failles, dont la reproduction d’injonctions et de rapports de domination. Qu’est-ce qui t’a décidée à franchir le pas de cette auto-critique et appréhendes-tu le retour de tes camarades ?
VBA : Dans les différents espaces alternatifs où j’ai habité, j’ai rencontré autant de beauté que de désillusion. Mes expériences dans l’écologie positive à travers le monde des écolieux autant que celles dans le milieu autonome furent des grosses claques. C’est sans doute ce qui m’a décidée à faire de l’auto-critique. J’ai souhaité partir de ces expériences pour en faire une matière qui puisse servir à d’autres espaces avec la description de mécanismes pour savoir les repérer, tout en sachant mon récit et mon analyse sont subjectifs.
Aussi, l’écrit est une matière figée à travers le mouvement des années. Alors il fallait que je puisse être à l’aise avec cette temporalité. Mais c’est aussi pour cette raison que je voulais faire ce livre : pour que cette part du réel reste. On mérite d’avoir nos histoires écrites quelque part, nos récits de militant·es écologistes, même si elles ne sont pas totalement belles. C’est très important pour moi.
Puis la critique du milieu autonome, je ne suis ni la seule ni la première à la porter, ce sont des analyses qui se recoupent dans d’autres livres écrits par des figures reconnues, notamment Myriam Bahaffou et Francis Dupuis-Déri, même s’il faut aller les chercher puisque c’est une bibliographie qui ne se donne pas encore d’elle-même.
« C’est justement parce que nous sommes capables du meilleur qu’il faut interroger ce que nous faisons de pire »
Les éléments dysfonctionnels que je partage sont aussi issus de longues discussions avec des camarades de vie et de luttes, qui ont traversé des situations similaires, et qui m’ont soutenue dans la publication, comme pour répondre à un besoin partagé. De fait, « c’est justement parce que nous sommes capables du meilleur qu’il faut interroger ce que nous faisons de pire » écrivait l’autrice Elsa Deck Marsault dans Faire justice. Et ce ne sera pas l’acte de mettre en lumière les dysfonctionnements qui porteront préjudice à un lieu, mais les dysfonctionnements eux-mêmes qui le font déjà.
Mr M : Ces dysfonctionnements d’ailleurs, ils ont plusieurs visages selon toi, comme la reproduction des rapports de domination, l’entre-soi qui génère comme un sentiment de huit-clos décentré de la réalité de certaines populations, les injonctions à la pureté militante, une esthétique tantôt ascète qui exclu d’emblée certaines cultures… Bref. La déconstruction de notre vieux monde est essentiel, mais il faut avouer que la reconstruction d’un imaginaire est semée d’embûches. Comment distinguerais-tu ce qui peut être sacrifié de ce qui doit être préservé ?
VBA : Cela touche à la question des besoins et des désirs. Or dans certains milieux écologistes et anarchistes, la question du désir, de la pulsion de vie, n’a plus sa place et s’efface face à la dimension collective et son idéologie. Par exemple, je me suis vue essayer comme je pouvais d’entrer dans le moule des normes militantes et effacer toute subjectivité ; ça m’a éteinte.
Dans le livre, je fais notamment référence au dépouillement, ce fantasme ascète qui sert à s’éloigner le plus possible de tout ce qui peut renvoyer à un mode de vie bourgeois. C’est aussi la perpétuation de valeurs virilistes, comme la froideur, la rationalité, dénuée de sensualité, sans soin au corps, sans importance donnée à l’esthétique alors que nous avons toustes besoin d’espace chaleureux.
« Des grandes idées sont brandies, comme revenir à une forme de primitivisme que seules les personnes valides peuvent se permettre. Que fait-on des personnes qui meurent sans technologie médicale ? »
Cette austérité fabriquée est d’ailleurs souvent un moyen de se déculpabiliser d’avoir un fort capital culturel, économique, social. Et pendant ce temps là, il y a des personnes qui cherchent à se sortir de la précarité qu’elles subissent. Or c’est à cet endroit que l’écologie doit aller, en mettant ses privilèges au service de la communauté. Le dépouillement des plus privilégiés doit améliorer le sort des plus précaires, sinon ça ne sert pas à grand chose à part se donner bonne conscience.
Pour moi, l’écologie, c’est avant tout de pouvoir vivre dignement, avec du désir, de la joie, du soin, de l’intégrité, de la salubrité, et de se créer collectivement les conditions d’existences pour y parvenir. C’est d’ailleurs le but de mon chapitre sur le « care », le soin mental, le soin de nos espaces, le soin des autres. La sobriété doit mener à ça, elle doit émanciper.
Mr M : La sobriété, cela fait peur à beaucoup de néophytes qui ne savent pas comment se situer face à elle, voire la rejette en bloc. Transformer tout son décorum du jour au lendemain jusqu’à ne plus y avoir aucun repères familiers peut nous faire sentir étranger au monde. Comment as-tu vécu ce processus de rupture ?
VBA : C’est ce que je raconte au début du livre quand je situe socialement ma position et ma politisation. J’ai vécu des ruptures, choisies et subies, j’ai été habituée à la rupture, sans que ça ne leur retire de leur douleur. Puis dans la transformation vers la militance, je me suis mise du jour au lendemain dans des situations de vulnérabilité, avec peu de repères affectifs et matériels. Cela a conduit à une difficulté à pouvoir ou savoir poser des limites sur des aspects non-négociables de ma vie.
Je ne recommande pas de tout plaquer du jour au lendemain, mais d’agir en sécurité, à son rythme, en fonction de sa position sociale. J’en conclue qu’il faut éviter que la transformation totale et nécessaire engendre une extrême vulnérabilité des individus. Et c’est justement ce à quoi les propositions politiques doivent servir et ce qu’elles doivent prendre en considération : comment avancer depuis différentes positions sociales vers une sobriété digne collective sans que ce soit un effondrement psychologique et matériel supplémentaire ?
Mr M : Justement, dans ton livre, le dernier chapitre s’ouvre sur cette réponse à la dignité des vivant·es : le concept du « care ». Peux-tu nous en dire plus ?
VBA : Le « care », c’est la capacité à prendre soin d’autrui, de la société et du monde dans lequel nous vivons. Le terme « care » renvoi aux travaux universitaires états-uniens étudiant les façons de faire soin à travers un prisme féministe. Si j’ai voulu évoquer la théorie en reconnaissant le travail qui existe déjà à ce sujet, il était crucial pour moi de partager des pratiques de « care » expérimentées dans les milieux militants et alternatifs, telles que le soin à soi, le soin contre les dominations, le soin aux espaces, le soin relationnel, etc.
L’organisation coloniale, capitaliste, validiste, patriarcale, etc… du monde, à travers sa propension à conduire les populations dans des conditions d’existences morbides, se caractérise par son absence de soin. C’est à cet endroit que je trouve au « care » un potentiel révolutionnaire : puisqu’il offre un accès concret à la dignité pour toustes, il ouvre au démantèlement de l’organisation écocidaire actuelle. C’est le « care » qui permet la mise à l’abri des individus : sans « care », pas de mise à l’abri, pas de vie.
L’enjeu est de savoir : comment l’écologie peut-elle se réapproprier ce soin et le communaliser avec de nouveaux compromis ? C’est ce que j’ai voulu montrer à travers des cas concrets comme les cantines, la « street medic », les pratiques de luttes contres les violences sexistes, les chantiers collectifs, les chorales, … il y a plein d’exemples de joie, de colère cathartique et d’espaces de « luxe communal » comme je le désigne.
Pour donner un exemple, après la manifestation de Sainte-Soline, mentalement je me trouve très mal. Des blessures apparaissent dans nos collectifs du fait qu’on ne réagit pas à la violence de la même manière, avec des désirs de fusion et de replis qui s’opposent. À ce moment-là, je rejoins d’autres camarades qui prennent soin de moi, en m’accueillant chaleureusement, en m’ayant préparé un lit, en retirant une affiche des méga-bassines pour ne pas réveiller le trauma…
Mr M : Du fait qu’il s’attaque à deux réalités, celle d’un monde qui broie et celle des laboratoires écologistes en cours, avec leurs promesses et leurs failles, ton livre revêt plusieurs messages. À qui voulais-tu t’adresser en l’écrivant ? Au monde que tu as quitté ? À celui que tu as rejoint ?
VBA : J’ai l’impression que chaque chapitre à son public. Les différents chapitres correspondent à différentes périodes de mes années dans les milieux alternatifs et de luttes. La première partie peut être destinée aux personnes qui ont un travail dans lequel elles souffrent, et la seconde partie peut plutôt s’adresser aux mondes des éco-lieux, ensuite à celleux qui veulent mener des actions directes de désobéissance civile ou encore expérimenter les milieux anarchistes.
En réalité, c’est surtout le livre que j’aurais aimé lire il y a cinq ans quand j’étais choquée de la nuisance de mon travail et que je voulais rejoindre les luttes écologistes. Je sais que beaucoup de personnes sont traversé·es par cela. Ces personnes qui sont prêtes à faire un pas de coté, c’est aussi à elles que je m’adresse. Tout comme celles qui l’ont déjà fait et qui ont besoin de lire des expériences qui leur ressemblent avec un regard critique.
Mr M : Dans ce livre, tu évoques tes regrets, mais également la culpabilité qui te traverse, que ce soit quand tu bifurques que quand tu ne te considères pas à la hauteur des injonctions des espaces alternatifs que tu intègres. Aujourd’hui, quel est ton rapport à cette culpabilité ? Que peux-tu en dire pour celles et ceux qui négocient sans cesse avec elle ?
VBA : Cette question revient souvent de savoir à quel point on est responsable ou pas, de comment au quotidien on participe à la destruction socio-environnementale. Et en effet, il y a de véritables coupables à la situation actuelle, principalement les classes bourgeoises blanches dont particulièrement certains décisionnaires depuis des décennies.
Plus largement, dans le cadre des rapports de domination systémiques – à l’origine de la destruction socio-environnementale – on peut observer sa position sociale et voir de quelles manières l’on contribue à la situation actuelle ou de quelles manières on la subit. Et se demander « quelle est ma marge de manœuvre vis-à-vis de ça ? ».
Quand notre position sociale n’est pas privilégiée, il est difficile d’agir sur nos conditions d’existences de façon individuelle. Et pourtant, le paradigme bourgeois tente de faire culpabiliser ces personnes comme si elles étaient responsables. On l’a bien vu avec les Gilets jaunes. Et là, l’action collective peut agrandir les marges de manœuvre.
Lorsque l’on est privilégié·e, si on culpabilise parce qu’on a opprimé quelqu’un·e, même indirectement, ce sera prolifique de se remettre en question, d’assumer sa responsabilité. Cette culpabilité doit servir à arrêter de porter ce préjudice. Qu’est-ce que je fais de mes privilèges ? Est-ce que je les utilise pour conforter ma domination ? Est-ce que je les mets au service d’autres qui en ont moins ? Sans que ce soit jamais parfait, bien sûr, car nous vivons dans une société qui nous laisse plus ou moins de liberté de mouvement.
Aujourd’hui, ma préoccupation, plutôt que de culpabiliser dans mon coin, c’est de mettre en mouvement une responsabilité. Si je culpabilise, comment rendre la chose utile, comment la transformer de manière transformatrice pour qu’elle aille à l’encontre du préjudice commis ?
Mr M : Pour conclure cet échange, après avoir déserté les bureaux de l’ingénierie puis cinq années de pérégrinations intensives, quelle est la suite pour toi ?
VBA : Je pense qu’aujourd’hui, après avoir vécu des expériences assez totalisantes, j’ai besoin de continuer à mettre plus de pluralité dans mon militantisme et les alternatives auxquelles je participe. Je veux continuer ma démarche de composition des mondes alternatifs et écologistes plutôt que de m’enferme dans un milieu très hermétique. J’aspire à m’installer à la croisé des milieux ruraux et urbains, et de pouvoir y construire sur le long terme autour des questions d’alimentation, d’éducation sexuelle, de logement, de savoir faire autour de l’habitat.
J’ai envie d’expérimenter différentes formes de militantisme et de solidarité. D’ici-là, prendre soin aussi de ce livre, lui donner l’écho suffisant, qu’il puisse aller dans les mains de celleux qui en ont besoin ou en ont envie. Et plus personnellement de digérer le travail d’écriture, de l’analyse, des vécus.
Merci à Victoria Berni-André pour son temps et ses réponses.
Parce que prendre soin des écosystèmes ne saura se faire sans chaleur ni sans dignité, on ne saurait trop vous conseiller la lecture revigorante de Vivant·es et dignes, à se procurer en librairie indépendante ou directement sur le site de la maison d’édition Hors d’atteinte.
– S.H.
Photo de couverture : @Victoria-André-Berni
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