Nuisances sonores des éoliennes : faut-il changer de sonomètre ?

5 months ago 42

Avec la multiplication des éoliennes sur le territoire, se pose la question des conflits avec les riverains autour des nuisances sonores. Au point de venir questionner les normes de contrôle réglementaire du bruit : on peut ainsi lire, dans un arrêt récent de la cour d’appel de Rennes, qu’« un parc éolien peut être conforme à la réglementation et pour autant causer un trouble anormal du voisinage. »

Il arrive donc que l’application de la réglementation existante ne suffise pas à protéger les riverains, notamment contre des nuisances sonores excessives. Mais comment celles-ci sont-elles évaluées ? Comment la réglementation va-t-elle évaluer, pour les éoliennes, les niveaux sonores qui constituent une gêne ?

Pour limiter l’impact acoustique des parcs éoliens, la législation française s’appuie sur l’émergence sonore. Or, cet indicateur pose plusieurs problèmes, en théorie et en pratique : il est à la fois difficile à mesurer, mais aussi à modéliser pour prévoir la gêne ressentie par les riverains en amont des projets.


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L’émergence sonore, une singularité française

Qu’est-ce que l’émergence sonore ? Celle-ci est définie, en façade des habitations riveraines, comme la différence entre le niveau sonore total lorsque le parc éolien évalué est en fonctionnement et le niveau sonore dit résiduel (« bruit de fond » du site) lorsque le parc éolien est à l’arrêt.

Définition de l’émergence sonore. Centre d’information sur le bruit (CidB)

Par définition, l’émergence sonore, qui est mesurée en décibel A, ou dBA, est donc supérieure à zéro. Les valeurs admissibles d’émergence, dans la réglementation française, n’excèdent pas 3 à 5 dBA.

Avec l’Italie, la France est, à notre connaissance, le seul pays au monde qui emploie l’émergence sonore dans la législation sur le bruit. On peut s’interroger sur les raisons de cette singularité. Celles de l’introduction de l’émergence sonore dans la législation sur le bruit ne semblent pas être parvenues jusqu’à nous.


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Un indicateur difficile à mesurer et à prévoir

À y regarder de plus près, il est également difficile de trouver une justification scientifique à cet indicateur. D’abord parce que l’évaluation de l’émergence sonore soulève un certain nombre de problèmes pratiques, qui ont été recensés et détaillés par la littérature scientifique.

L’argument principal est que l’émergence sonore est plus difficile à mesurer qu’un niveau sonore « normal » et que l’incertitude qui en résulte peut rendre difficile son interprétation. Autrement dit, du fait de la définition de l’émergence sonore et des valeurs limites réglementaires, la « précision » de la mesure de l’émergence sonore n’est pas toujours suffisante pour juger de façon satisfaisante du respect de la valeur limite.

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De plus, le niveau de bruit résiduel est très difficile à modéliser à cause de la multitude et de la variabilité des sources sonores qui y contribuent, ce qui rend délicate la prévision de l’émergence sonore avec des outils de simulation au cours des études d’impact.

Enfin, le respect des valeurs limites d’émergence sonore ne garantit pas, à long terme, la conformité d’un parc éolien pour l’exploitant du parc, car le niveau de bruit résiduel peut varier au cours du temps.

L’émergence sonore est difficile à modéliser, car le niveau de bruit résiduel dépend d’une multitude de sources sonores, dont l’intensité est variable dans le temps. Serge Costa/Flickr, CC BY-NC

Inversement, l’émergence sonore seule n’apporte pas de réelle protection aux riverains vis-à-vis d’une augmentation du niveau sonore, parce que le niveau de bruit résiduel qui intervient dans le calcul peut évoluer dans le temps. C’est ce qu’on appelle une référence flottante.

Cependant, à nos yeux, la question de fond est la capacité de l’émergence sonore à garantir qu’un parc éolien déclaré conforme à la réglementation ne cause pas de trouble anormal du voisinage, autrement dit, pas de gêne sonore importante.

À cette fin, il serait souhaitable que l’indicateur réglementaire utilisé présente un degré suffisant de corrélation avec la gêne sonore ressentie par les riverains. Or, la littérature scientifique suggère que ce n’est pas le cas actuellement.


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L’émergence sonore peu corrélée avec la gêne ressentie

Comment évaluer la gêne sonore ? Certains auteurs ont mis en avant l’importance de l’ambiance sonore existante, avec l’idée que notre tolérance au bruit d’une installation particulière diminuerait quand le niveau de bruit résiduel diminue. L’émergence sonore, avec sa référence au bruit résiduel, semble naturelle dans ce contexte : le bruit résiduel jouerait le rôle d’un masque.

Cependant, d’autres travaux affirment que le niveau sonore total est le facteur acoustique principal qui va déterminer la gêne sonore, et que le niveau de bruit résiduel n’est qu’un paramètre secondaire. Malgré l’abondante littérature sur la gêne sonore, la relation entre la gêne et l’émergence sonore a été très peu étudiée, que ce soit en général ou pour le bruit éolien en particulier.

Sans s’intéresser explicitement à l’émergence sonore, une étude a montré que certains bruits à connotation positive (vagues, chants d’oiseaux…) pouvaient atténuer la gêne due au bruit des éoliennes. Mais l’appréciation d’un bruit est subjective et le bruit résiduel rarement sous notre contrôle. L’applicabilité de ces résultats est donc limitée.

A notre connaissance, les premiers travaux en laboratoire à s’être intéressés à la gêne due au bruit des éoliennes et à l’émergence sonore remontent à 2004.

Déjà, ses auteurs avaient émis des doutes sur la capacité de l’émergence à caractériser la gêne sonore ressentie de façon satisfaisante. Face à l’ampleur du développement de l’énergie éolienne sur le territoire français, le premier auteur de cet article a décidé d’approfondir la question en poursuivant les recherches.

Entre 2019 et 2021, trois tests d’écoute en laboratoire ont ainsi été réalisés, dont les détails et les résultats ont été publiés en 2020 et 2023.

La préparation des sons a été réalisée à partir d’enregistrements de sons d’éoliennes « purs » enregistrés à proximité des turbines de cinq machines modernes situées sur quatre parcs éoliens différents, pour trois sons résiduels différents. Trois jeux d’échantillons sonores ont ainsi été construits, avec des sons atténués de façon à correspondre à la distance type d’une habitation riveraine, avant d’être mélangés aux sons résiduels.

Les sons obtenus ont ensuite été présentés aux oreilles de 90 sujets auditeurs à des niveaux sonores variant entre 30 et 50 dBA et à des émergences comprises entre 0,4 et 10 dBA.

Lors des deux derniers tests, des variantes de l’émergence sonore ont également été considérées, comme l’émergence sous condition d’audibilité, où par définition l’émergence est nulle quand l’éolienne n’est pas audible au milieu du bruit résiduel, et qui n’est pas normalisée, ou l’émergence spectrale.

Une analyse statistique a enfin été menée, principalement pour évaluer la corrélation entre la gêne sonore et l’émergence sonore d’une part, et entre la gêne et le niveau sonore total d’autre part.

À gauche, la corrélation entre gêne sonore de court terme (désagrément) et émergence sonore. À droite, la corrélation de la gêne sonore de court terme avec le niveau sonore total. Les boîtes à moustaches représentent la distribution des réponses des sujets. G. Dutilleux et al, Fourni par l'auteur

L’expérience a livré plusieurs résultats clés :

  • L’émergence sonore est finalement très peu corrélée avec la gêne sonore (figure de gauche ci-dessus). Les variantes d’émergence sonore considérées n’améliorent pas la corrélation.

  • La gêne sonore de court terme due aux éoliennes est beaucoup mieux prédite par le niveau sonore total que par l’émergence sonore (figure de droite ci-dessus). Le fait de combiner le niveau sonore total et l’émergence sonore n’améliore pas significativement la corrélation avec la gêne.

  • La valeur de l’émergence sonore ne permet pas de conclure si un parc éolien est audible ou non.

Faut-il continuer à utiliser l’émergence sonore ?

La récente annulation pour raison de procédure du protocole de mesure de l’impact acoustique d’un parc éolien par le Conseil d’État suite à un recours d’un collectif d’associations de riverains offre l’occasion de reconsidérer si l’émergence sonore est bien adaptée à l’évaluation de l’impact acoustique des parcs éoliens.

Si le niveau de preuve actuel n’était pas jugé suffisant, il serait également utile que d’autres chercheurs étudient la corrélation entre la gêne sonore et l’émergence. S’il se confirmait que l’émergence sonore ne mesure pas la gêne de façon satisfaisante, le niveau sonore mériterait d’être considéré comme un indicateur à la fois plus facile d’emploi, mais aussi, dans l’état actuel des connaissances, mieux corrélé avec la gêne sonore.

Il pourrait aussi être corrigé afin de tenir compte d’autres caractéristiques du bruit des éoliennes dont on sait qu’elles ont un fort impact sur la gêne, comme :

  • la tonalité (présence de fréquences pures),

  • la modulation d’amplitude (lorsque le niveau sonore présente des variations périodiques de grande amplitude).

  • la présence de bruits impulsionnels pourrait aussi être examinée.

Les outils nécessaires existent. La commission électrotechnique internationale vient d’ailleurs de publier un recueil de méthodes destinées à la caractérisation du bruit engendré par les parcs éoliens en façade des habitations. L’émergence sonore, bien que faisant l’objet d’une annexe, n’y est guère mise en avant.


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The Conversation

David Ecotière a reçu des financements de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

Guillaume Dutilleux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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