Pour garder le pouvoir, la bourgeoisie détourne le langage

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Au fil du temps, de nombreux concepts populaires théorisés par des scientifiques ou des intellectuels ont été détournés par les plus riches à leur avantage. À tel point que certains d’entre eux ont fini par être totalement vidés de leur sens et même parfois obtenir une connotation péjorative.

Ce type de procédé machiavélique a été utilisé à plusieurs époques et dans divers domaines politiques : écologie, social, institution… Le but de la manœuvre est simple : s’approprier des idées au départ appréciées jusqu’à ce qu’elles soient complètement corrompues. On vous passe en revue trois exemples de ce phénomène.

Les membres de l’Académie venant offrir au Roi le Dictionnaire de l’Académie. Mariette, Jean (graveur). Corneille, Jean-Baptiste (dessinateur). 1694. Source : Wikicommons.

Gauche — Socialisme

L’un des exemples récents les plus illustratifs à ce sujet est celui du tournant libéral de la plupart des partis socialistes d’Europe. Amorcé dans les années 80 sous l’impulsion des vagues Reagan et Thatcher, ce virage à 180° fait abandonner à une bonne partie de la gauche tout ce qui avait jusqu’ici fait son ADN.

Alors que le socialisme originel préconisait la prise de contrôle par l’État des moyens de fondamentaux de production et des biens communs, le social-libéralisme va au contraire remettre au cœur de son projet l’individualisme et le libre marché.

Ce changement de cap fut si violent que beaucoup de citoyens à travers le monde ne parvenaient plus à faire la différence entre la droite et la gauche. En France, le quinquennat de François Hollande fut le point d’orgue de ce phénomène.

 r/france

Ayant mené une politique sociale et économique digne de la droite (CICE, loi travail, augmentation de la pauvreté, refus d’améliorer les minima sociaux…), François Hollande a même définitivement enfoncé le clou libéral en déclarant que « l’offre crée la demande ». Autrement dit, il affirmait ainsi qu’il fallait produire le plus possible et que la demande suivrait. De cette manière, il rompait brutalement avec la tradition de la gauche qui a toujours assuré que l’on devait produire en fonction des besoins.

Résultat des courses, après cinq ans de mandat, et avoir fait naitre le macronisme en nommant Emmanuel Macron comme ministre de l’économie, François Hollande a suscité une immense rancoeur et sentiment de trahison, particulièrement dans les classes populaires. Le problème, c’est que son nom restait malgré tout associé à la gauche.

Ainsi, beaucoup aujourd’hui sont devenus allergiques au concept même de gauche, repensant à François Hollande, qui avait pourtant mené une politique de droite ! Pour les militants sincères de gauche, il était alors très compliqué de s’en revendiquer. En 2017, Jean-Luc Mélenchon avait par conséquent été contraint d’abandonner le mot trop connoté négativement. Pour le socialisme, le processus est identique et sans doute encore plus accentué. Certains y associent d’ailleurs Emmanuel Macron qui fut membre du PS, mais qui a toujours défendu un projet de droite libérale.

Démocratie

Le mot « démocratie » est sans doute l’un des exemples les plus parlant en matière d’appropriation sémantique de la bourgeoisie. À tel point que l’on est aujourd’hui obligé de faire une différenciation entre « démocratie représentative » et « démocratie participative ». Pourtant la première expression est un oxymore (figure de style qui vise à rapprocher deux termes dont le sens est contradictoire) et la seconde un pléonasme (répétition de mots qui ont le même sens.).

Pire encore, le terme a tellement été dévoyé et repris à toutes les sauces, que pour beaucoup il est devenu synonyme de liberté ou d’État de droit. On aurait d’un côté la démocratie et de l’autre la dictature. Or, il existe bien des alternatives entre les deux, dont celle du gouvernement représentatif.

À l’origine, la démocratie signifie simplement « le pouvoir au peuple ». Autrement dit, il s’agit d’un système où la population choisit elle-même les règles qui régissent sa société. Et pourtant, on l’associe plus communément de nos jours aux élections. Et ce, même si ces dernières ôtent toute souveraineté aux citoyens pour la confier à des représentants.

Au moment des révolutions de l’époque des Lumières, le concept de démocratie est largement rejeté par les fondateurs américains et français. À cette période, certains qualifient même ce système « d’irrationnel », « tyrannique », ou « intolérable ». C’est au début du XIXe siècle que ce vocable est détourné par la bourgeoisie, en premier lieu aux États-Unis, puis dans le reste du monde.

Comme l’explique Francis-Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie, Histoire politique d’un mot, au milieu des années 1820, le terme est encore très mal perçu. On pourrait d’ailleurs le rapprocher de ce qu’on appelle aujourd’hui le populisme, qui n’a pourtant pas un sens étymologique très éloigné.

En 1824, Andrew Jackson est battu lors du scrutin présidentiel américain. Ce sont les grands électeurs qui offrent la victoire à son adversaire malgré un nombre de voix supérieur recueilli au sein du peuple. C’est à ce moment qu’il a l’idée de se revendiquer ouvertement du mot démocratie. C’est même lui qui fonde l’actuel Parti démocrate en vue des élections de 1828 qu’il va cette fois remporter. À l’aune de cette victoire, les politiciens de la planète entière commencent à percevoir sous un jour nouveau le terme « démocratie ». Petit à petit, tout le monde finit par s’en réclamer alors que rien n’a pourtant changé dans le système de gouvernance.

Au fil du XIXe siècle, le mot se propage et est revendiqué par des États. Comble du ridicule, on voit jusqu’à apparaître des « démocrates-monarchistes ». C’est bien simple, à l’heure actuelle, se dire opposé à la démocratie est un véritable suicide politique. Même les plus grands tyrans s’habillent de ce concept. Le nom officiel de la Corée du Nord est par exemple la « République populaire démocratique de Corée ».

L’avènement de ce mot n’est donc ni plus ni moins qu’un coup de communication remarquablement bien mené et dépassé par son succès. À tel point qu’aujourd’hui il devient très compliqué de discuter de la démocratie réelle, tant un nombre considérable de gens en ont oublié le sens originel.

Écologie

L’écologie est sans doute le terme le plus galvaudé du moment. Le phénomène est d’autant plus intéressant à observer qu’il est toujours en cours. En effet, on se trouve encore dans une période de transition entre l’époque où tout le monde riait des environnementalistes et un probable futur où il sera intenable pour quiconque d’ignorer cet enjeu crucial.

Reste que de plus en plus d’entreprises mais aussi de politiciens s’approprient le vocabulaire des écologistes pour s’attirer la faveur des gens. On se situe ici clairement dans le domaine du greenwashing.

Emmanuel Macron et ses macronistes sont d’ailleurs devenus des virtuoses à ce petit jeu. Depuis 2017, on ne compte plus les opérations de communication et les détournements de concepts. Évidemment, ces grands discours n’aboutissent en réalité jamais à rien de concret.

On peut par exemple parler de « la planification écologique », une expression utilisée par Jean-Luc Mélenchon depuis près de quinze ans. Pour tenter de séduire les électeurs de la France Insoumise, l’actuel président s’est donc emparé de la tournure qu’il avait jusqu’alors raillée.

Le problème c’est qu’à force de recourir à des mots employés par les véritables défenseurs de l’environnement, ceux-ci finissent par s’user et perdre toute leur force. Pire encore, en se réclamant de concepts mais en menant des actions à leur opposé, on va jusqu’à leur donner une connotation négative.

L’écologie n’échappe pas à ce mécanisme. Et même si la plupart des militants sincères se sont vite rendu compte qu’Emmanuel Macron se moquait éperdument de cet enjeu, un tiers de Français le croient réellement engagé.

Pour les personnes qui ne se sentent pas déjà concernées par cette problématique, la situation est bien plus terrible puisqu’ils n’auront aucun moyen de faire la différence entre les véritables défenseurs de l’environnement et les charlatans.

Le risque est aussi qu’à force d’entendre les néolibéraux prôner une action écologiste, les gens peu renseignés sur le sujet finissent par associer ce thème à leurs politiques d’austérité économiques et de destruction des services publics.

Si conserver la possession de ces termes face aux bonimenteurs demeure important, il reste nécessaire, cependant, de ne pas s’accrocher à eux mais aux idées. Quitte à devoir réinventer de nouvelles expressions lorsque les originelles auront été usées par le combat. Parce qu’en définitive, c’est avant tout nos systèmes de pensée qu’il faut placer avant les mots qui peuvent les définir.

– Simon Verdière


Photo de couverture de Reimond de Zuñiga sur Unsplash

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