En dehors des zones où l'irrigation est possible, les familles sénégalaises comptent sur les cultures pluviales, avec des plantes résistantes à la sécheresse comme le sorgho, le niébé ou bien l’arachide. Stockées dans des greniers attenants aux habitations, les récoltes permettront ensuite de nourrir les foyers tout au long de l’année.
Mais pour remplir les greniers, encore faut-il avoir une récolte. Et pour cela, les cultivateurs doivent articuler précisément leurs calendriers de culture avec celui des pluies : mieux vaut avoir semé avant la première pluie, pour favoriser la germination des grains. Il ne faut pas non plus que les cultures, une fois à maturité, ne séjournent trop longtemps dans un terrain détrempé.
Avec en moyenne 5 à 10 pluies « utiles » par an — précipitations de plus de 20 mm en 24h — réparties sur la courte période de l’hivernage entre juin et septembre, il est vital de bien prévoir le moment des semis et de la récolte, au risque de voir la production de l’année « gâtée » comme on dit localement.
Les cultivateurs sénégalais sont organisés de longue date pour prendre leurs décisions. Bien avant que les services de la météorologie nationale ne se développent, des moyens de prévoir le temps ont été imaginés et institutionnalisés. Ainsi, dans certaines régions du Sénégal, une personne aux pouvoirs mystiques s’appuie sur un travail de divination pour anticiper l’année agricole.
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Ces références, souvent différentes de celles des météorologues, suscitent l'inquiétude de ces derniers, qui aimeraient être mieux compris, mieux écoutés. Raison pour laquelle certains vont aujourd'hui à la rencontre des habitants en s’intéressant à leurs propres manières de prévoir le temps qu’il va faire. Des sociologues étudient les modalités de ce dialogue.
Divination, prédictions et conseils sur mesure
En pays Sereer, dans la région de Fatick par exemple, ce sont les Saltigui, des devins, qui offrent ce type de prédictions au cours de séances de divination (Xooy). Chaque année avant la saison des pluies, ils réunissent les habitants de leurs villages et révèlent leurs conclusions. Les sujets abordés sont multiples et des conseils sont associés aux annonces. Il peut tout autant s’agir de mettre un bracelet blanc aux enfants d’une classe d’âge pour les protéger de mauvaises rencontres avec les génies que d’éviter de semer à la première pluie qui ne sera pas de bonne qualité parce qu’elle « reste » de la saison précédente.
« Je leur ai fait savoir que Macky serait président, je les ai invités à noter cela comme preuve. Ensuite, pour le deuxième mandat, on me disait qu’il n’allait plus être président, j’ai répliqué en leur disant que Macky aurait deux mandats : n’est-ce pas le cas ? (…) Oui ou bien on a dit aussi qu’il n’y aurait pas d’hivernage. Vous savez que l’année passée, l’hivernage n’a pas été très bon, on n’a eu que le mil mais pas d’arachide. On a eu de petits grains d’arachide mais on a eu beaucoup de mil. » (entretien avec un Saltigui, Y. Tall , 2022)
Des prévisions météo standardisées
En parallèle, les prévisions issues des services météorologiques (ANACIM) revêtent un format bien différent, avec des bulletins réguliers, émis à l’échelon national et présentés de manière standardisée. Obtenues par des modèles scientifiques, les prévisions météorologiques sont à la fois précises et localisées.
Mais elles ne sortent jamais de leur cadre. Chacun peut savoir où et quand il va pleuvoir sur les prochains jours, à condition de pouvoir interpréter les images et les marges d’incertitude. Par contre, on ignore si la pluie sera « propice aux cultures », ni quelle variété il est préférable de cultiver.
« Bonjour à tout le monde, (…) ce message pour vous prévenir qu'à partir de mercredi et jusqu'à jeudi il y aura des foyers pluvieux-orageux au centre du pays et dans la zone Est, particulièrement à Kolda. Mais à partir de vendredi, les pluies seront modérées mais seront plus présentes au niveau de Kolda. La météo vous demande de prendre toutes vos dispositions au niveau de la culture ». (Extrait d’un message d’alerte émanant de l’ANACIM, diffusé par la radio Jokkolante, transcription : Y. Tall, mars 2022)
Savoir des machines ou inspiration des devins ?
Sur le terrain, le sociologue constate que les prévisions des services météorologiques, qualifiées de « savoirs des machines » par un Saltigui, ne concurrencent pas les savoirs des devins légitimés par la puissance de leurs inspirations métaphysiques et de leur ancrage dans la société locale. De fait, les uns et les autres ne semblent pas s’accorder une grande crédibilité.
Pour les devins, les prédictions météorologiques sont très facilement critiquables, parce qu’elles sont à la fois très précises et assez incertaines. Pour les météorologues, les prédictions des devins sont irrationnelles et les informations non-mesurables.
On constate pourtant – au-delà du Sénégal – un intérêt croissant des scientifiques pour ces formes locales de savoirs qui bénéficient généralement d’une solide légitimité localement. Sont mis en avant une potentielle rencontre des savoirs et pourquoi pas des échanges d’observations, pour associer les deux sources de connaissances pour favoriser une meilleure information des cultivateurs.
« Il est fondamental, pour les projets cherchant à développer l’utilisation des prévisions scientifiques, de ne plus opposer sciences et traditions et de commencer cette intégration en documentant les savoirs traditionnels, leurs modes d’apprentissage et leur rôle dans la société ». Ph. Roudier (Agence française de développement) et O. Diaye, directeur de l’agence météorologique sénégalaise, dans The Conversation.
Deux mondes antinomiques
Mais cette ambition louable oublie à quel point les ancrages culturels sur lesquels reposent ces deux sources de savoirs sont discordants ; la prévision météorologique et la divination sont elles-mêmes prises dans des imaginaires très différents. Ce sont là deux mondes.
Celui des scientifiques, avec ses ordinateurs, ses chiffres et ses courbes, une forme de compréhension du monde basée sur des statistiques, des lois physiques et des modèles.
Et celui des esprits, qui fait intervenir la métaphysique, des univers de sens qui dépassent de loin l’humain pour englober tout un ensemble invisible et imprévisible.
C’est comme si on essayait de faire correspondre une partition de musique classique avec les grilles du jazz. Les deux univers ne se rejoignent pas : ils ne relèvent pas des mêmes gammes ni des mêmes logiques. Le niveau de sens en jeu ne peut pas correspondre.
Les Saltigui ne semblent d’ailleurs pas tellement favorables à cette rencontre, persuadés qu’ils sont de la plus grande valeur de leurs propres prédictions ; ils se targuent même d’être plus précis que les météorologues.
« La météo avait prédit que la pluie n’allait pas arriver en Casamance. Lorsque je suis arrivé sur place, un de mes amis m’a dit qu’il n’y avait pas encore de pluie. Je lui ai répondu : vous n’avez pas encore de pluie, mais elle est en cours. J’ai fait une semaine en Casamance et durant mon séjour, personne ne savait plus où mettre les pieds à cause des eaux de pluie… C’est moi qui dément la météo ! Lorsque vous allez chez eux, dites-leur que c’est le Saltigui qui les dément. Je ne veux pas trop critiquer, mais il faut retenir que nos savoirs ne sont pas les mêmes ». (Entretien avec un Saltigui, Y. Tall, 2022).
La double culture comme médiatrice ?
Alors la rencontre entre ces savoirs serait-elle complètement inenvisageable ? Si l’on considère le chemin à parcourir comme celui de deux groupes nourris de valeurs et de visions du monde différentes, cela semble bien impossible.
Mais envisageons le problème autrement. Il y a dans les services météorologiques du Sénégal des personnes porteuses d’une forme de double culture. Comment se positionnent, par exemple, les météorologues issus de familles Sereer par rapport à ces références contradictoires ? Si ceux-ci ont su résoudre cette dissonance cognitive, ne pourraient-ils pas se présenter comme d’excellents médiateurs pour revenir vers leurs propres communautés d’origine ?
Cela impliquerait bien sûr de repenser un peu les contours du métier de météorologue et de la crédibilité attribuée aux savoirs locaux.
Favoriser le métissage de savoirs
Une autre piste se dessine avec la constitution par les services météorologiques nationaux de Groupes de Travail Pluridisciplinaires (GTP) qui – depuis 2012 – s’organisent au niveau des départements. Leur objectif est de contextualiser les informations météorologiques et les conseils aux cultivateurs, en associant des sources diversifiées, dont l’observation sur le terrain et les connaissances locales.
Les résultats de ce travail sont transmis au public par les radios communautaires qui, en pays Sereer, communiquent également sur les prédictions des Saltigui. Certaines émissions radio offrent aussi aux auditeurs la possibilité d’appeler et de partager des informations sur la pluie ou l’hivernage.
Ce travail de rencontre et de dialogue doit offrir aux cultivateurs un meilleur accès à l’information et la possibilité d’articuler eux-mêmes les prévisions et les prédictions qui leur parviennent par différents canaux.
Le métissage des savoirs est à l’œuvre. La partition est en train de se jouer en décloisonnant les univers culturels, à l’image de Nina Simone qui a révolutionné le jazz en le métissant avec la musique classique, le blues et le folk.
Jeanne Riaux a reçu des financements de l’IRD, de l’Unesco, de l’AFD et de la Banque Mondiale pour ses recherches.
Benjamin Sultan a reçu des financements de l'IRD, de l'ANR, de l'UE et de la Fondation Agropolis.
Youssoupha Tall a reçu des financements de financements de l'IRD, de l'AFD et de la Banque Mondiale pour ses recherches.