Février 2023 aura été le mois de deux défaites judiciaires en matière climatique.
La première concerne le constructeur automobile allemand VW : par un jugement du 14 février, dans la droite ligne de deux autres jugements rendus en faveur de Mercedes et BMW, le tribunal régional de Braunschweig a rejeté l’action engagée par l’association Greenpeace ; cette dernière sollicitait du juge l’interdiction de vente des véhicules thermiques à partir de 2030 et la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre de 65 % (par rapport à 2018).
Pour l’autre, il s’agit de l’entreprise énergétique française TotalÉnergies. Par deux jugements du 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris a déclaré irrecevables les demandes formées par six associations de protection de l’environnement et de défense des droits de l’homme (Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises). L’objet de cette saisie concernait le mégaprojet de développement pétrolier Eacop et Tilenga, mené par les filiales de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie, avec la construction d’un oléoduc de 1500 km et de 400 puits situés en partie sur un parc national et émetteur de 30 millions de tonnes de gaz à effet de serre par an.
Loin d’être anodines, ces décisions posent la question suivante : les procès contre les multinationales engagés pour lutter contre le réchauffement climatique sont-ils vraiment utiles ? Permettent-ils de faire avancer la cause climatique ?
L’émergence des procès climatiques
La multiplication et densification des « procès climatiques » à travers le monde atteste de leur succès.
Nés aux États-Unis il y a une quinzaine d’années, ces initiatives qui se comptent par milliers et concernent surtout les États, visent aujourd’hui de plus en plus les multinationales qui, de par leur activité et celles de leurs filiales, sont fortement émettrices de gaz à effet de serre.
Leur finalité est claire : obtenir du juge des condamnations leur imposant de réduire leurs émissions.
De ce fait, si les carbon majors, telles les entreprises productrices de charbon (American Electric Power, RWE…) et de pétrole (ExxonMobil, BP, Shell, TotalÉnergies…), sont majoritairement visées, c’est maintenant au tour des grands groupes de distribution alimentaire (le groupe Casino en France), des constructeurs automobiles (Wolkswagen, BMW, Mercedes) et des banques (BNP Paribas) d’être mis sur le banc des accusés aux côtés des administrateurs d’entreprises (comme ceux de Shell au Royaume-Uni).
Mais les chiffres sont là : sur une cinquantaine de litiges dans le monde, seul un a emporté la conviction des juges (en première instance) ! Il s’agit de l’affaire Shell qui, à la suite de l’action en justice engagée par l’association de protection de l’environnement Milieudefensie, a été condamnée par le tribunal de La Haye, le 26 mai 2021, à renforcer ses mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 45 % avant la fin de 2030 (par rapport à 2019).
Un pari risqué et rarement gagnant
Certes, pour les ONG, l’espoir n’est pas perdu. Un certain nombre d’affaires attendent encore d’être jugées ou rejugées et de nouvelles actions se profilent, chaque jour apportant son lot de critiques relatives à la politique climatique des multinationales et, avec elles, une diversification des fondements juridiques à mobiliser.
Toutefois, les arguments développés par les défendeurs et les juges à l’occasion des procès ne rendent pas les choses faciles : pointant du doigt, selon le droit applicable au litige, l’absence d’intérêt à agir des associations, l’incompétence du juge, les limites de ses pouvoirs, ou encore la légalité du comportement du défendeur, les solutions montrent que le procès – institution ayant pour fonction de trancher le litige et, à son terme, de rétablir le droit méconnu –, n’est pas nécessairement la voie leur permettant de remporter la victoire.
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Pire encore, outre qu’en cas de victoire rien ne dit que la condamnation sera suivie d’effectivité (voire d’efficacité si elle demeure isolée et ne concerne qu’un émetteur parmi d’autres), le temps du procès est long et la condamnation pourrait s’avérer trop tardive au regard de l’urgence que suscite l’enjeu climatique.
Enfin, l’on ne peut ignorer leurs possibles effets contre-productifs, dont on voit déjà les traces, telle la délocalisation des sociétés mères dans des États supposés plus protecteurs des multinationales (à l’instar du groupe Shell, dorénavant domicilié à Londres) et l’intervention du législateur en leur faveur (comme le montre la proposition de directive de l’Union européenne sur le devoir de vigilance des sociétés mères excluant les banques de son champ d’application).
Une justice qui sait se montrer audacieuse
La tentation est alors grande de conclure à l’inutilité des procès climatiques. Et de prendre acte du jugement du tribunal judiciaire de Paris du 28 février 2023 dans l’affaire TotalÉnergies qui, pour reprocher aux ONG de ne pas l’avoir correctement mis en demeure de répondre à ses obligations légales, les invite à privilégier la voie du dialogue et de la résolution amiable.
Ce serait pourtant faire fi de deux éléments déterminants : la capacité pour le juge à rendre des décisions novatrices et le retentissement de ces actions en justice sur le terrain médiatique.
Par le passé, l’audace du juge judiciaire aura montré sa capacité à rendre des décisions novatrices susceptibles de répondre à des enjeux environnementaux majeurs.
Au XIXe siècle, cette capacité aura mis en lumière la nécessité de lutter contre les nuisances industrielles, en créant la théorie du trouble anormal de voisinage. Et celle de mieux réparer les atteintes à l’environnement en reconnaissant, au début du XXIe siècle, le préjudice écologique (comme dans l’affaire de l’Érika).
Elle pourrait donc, comme le juge administratif l’a fait récemment dans l’« Affaire du siècle » à l’encontre de l’État français, faire peser sur les grosses entreprises un devoir de lutter contre le réchauffement climatique et les sanctionner en cas de méconnaissance.
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Une bataille sur le terrain médiatique
Il y a aussi la médiatisation dont ces procès sont l’objet. Faisant entrer l’enjeu du changement climatique dans le monde du droit et de la justice, les procès climatiques trouvent un important écho auprès des médias, et donc du grand public.
Suivant de près la procédure, les médias se font le relais des expertises scientifiques et des argumentations juridiques développées par les ONG, détaillant les chiffres en jeu et les conséquences environnementales.
Usant du lexique militant servi par les ONG, (« bombe climatique », « financeur du chaos climatique », « procès historique », « responsabilité énorme »), ils fournissent l’opportunité aux ONG de montrer du doigt les « responsables », sans même attendre le jugement et parfois même par le biais de la médiatisation de la simple menace de procès !
Lutte de longue haleine
Certes moins visible et directe que le verdict judiciaire, l’utilité de la médiatisation ne pourra s’apprécier qu’avec le temps. Mais les raisons d’espérer sont là : jour après jour, en profondeur, rallier le public à la cause, faire pression sur les entreprises et les politiques pour qu’elles renforcent leurs mesures de lutte contre le réchauffement climatique (ou au moins qu’elles ne baissent pas la garde).
À condition pour les ONG de réajuster leur communication (face au risque de défaite, critiquer le droit existant et plaider pour une meilleure prise en compte du défi climatique par le système judiciaire), de convaincre le juge du rôle qu’il peut jouer dans le changement de modèle sociétal et le législateur de la nécessité de proposer à cette fin de nouveaux outils judiciaires.
Mathilde Hautereau-Boutonnet a reçu régulièrement des financements du CNRS (directrice du groupe de recherche international Justice and Environment) et Mission de Recherche Droit et Justice.