Les polémiques se multiplient autour de la production de la « neige artificielle ». Rien qu’en 2022, plusieurs événements ont mis en lumière ce recours de plus en plus décrié à ce que l’on appelle également la « neige de culture ».
Citons par exemple les Jeux olympiques d’hiver de Pékin, assurés à 100 % grâce à la production de neige ; mais aussi la mobilisation organisée à la Clusaz pour contester la mise en place d’une retenue d’eau d’altitude, ou encore le stockage et le transport de neige pour les championnats du monde de biathlon au Grand-Bornand. Enfin, les effets de la grande douceur du début de la saison d’hiver 2022/23, conduisant à un enneigement très déficitaire.
Pour produire de la neige, il faut des billes de glace d’un diamètre de quelques dixièmes de millimètres, en pulvérisant des micro-goutelettes d’eau qui se solidifient avant d’atteindre le sol. La consistance de cette neige s’approche de celle de la neige damée.
Les critiques à l’égard de cette production s’observent depuis le milieu des années 2000, bien que l’équipement des stations se soit développé dès la fin des années 1980. Dans un contexte de changement climatique, la pertinence de l’adaptation technique est questionnée alors même que l’industrie des sports d’hiver l’intègre de manière courante dans ses pratiques.
Dans un article scientifique récemment publié, nous avons décrypté les mécanismes de dépendance présents dans l’industrie des sports d’hiver vis-à-vis de cette production de neige. Voici les principaux enseignements de notre recherche.
Se libérer des « mauvais hivers »
Après des phases d’essai commencées en 1973, la production de neige s’est développée dans l’industrie française des sports d’hiver.
Un temps vantée comme argument commercial, cette technologie s’est progressivement imposée comme un outil courant pour améliorer les conditions d’exploitation des domaines skiables. L’installation est désormais systématiquement envisagée, notamment lors du renouvellement des remontées mécaniques.
Entre 2005 et 2016, la production de neige a absorbé 20 % de la capacité d’investissement des gestionnaires de domaines skiables, en faisant le second poste d’investissement derrière l’achat de nouvelles remontées mécaniques.
Aujourd’hui, cette production n’intéresse plus uniquement les exploitants de domaines skiables, mais bien l’ensemble des acteurs de l’industrie des sports d’hiver. Promoteurs immobiliers proposant des hébergements « skis aux pieds », tour-opérateurs sécurisant leurs ventes de forfaits, communes de montagne souhaitant un retour en ski au village, etc. Tous souhaitent que la production de neige contribue à la réussite de leurs projets.
Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Au programme, un mini-dossier, une sélection de nos articles les plus récents, des extraits d’ouvrages et des contenus en provenance de notre réseau international. Abonnez-vous dès aujourd’hui.
Malgré l’essor de cette technologie et les progrès techniques accomplis, l’affranchissement de la variabilité des conditions météorologiques reste toutefois limité.
En effet, l’adaptation technique que représente la production de neige ne libère pas les exploitants de certaines contraintes telles que le besoin de températures négatives et la nécessité de disposer de ressources en eau. Aujourd’hui, les effets du changement climatique réduisent l’épaisseur du manteau neigeux ainsi que les opportunités pour produire de la neige.
En limitant sa météo-dépendance, l’industrie des sports d’hiver a parallèlement accru sa dépendance à la production de neige.
Bien que les contraintes climatiques futures risquent de limiter l’efficacité de cette production, s’en détourner semble difficile pour l’industrie des sports d’hiver. Cette situation, souvent qualifiée de « fuite en avant » n’a été que récemment analysée.
Un véritable « sentier de dépendance »
En nous appuyant sur la théorie des « sentiers de développement », utilisée dans le domaine de la géographie économique évolutionniste, nous montrons dans nos travaux que la production de neige a conduit l’industrie des sports d’hiver sur un authentique « sentier de dépendance » : les choix antérieurs d’investir dans cette production et les gains d’enneigements permis par le passé encouragent la poursuite des investissements, en privant d’autres activités des ressources mobilisées, qu’elles soient économiques ou naturelles, comme la ressource en eau.
Ce sentier de dépendance peut aussi bien amener le tourisme de ski sur une voie dite « d’extension » qu’une voie dite de « contraction », aux implications bien différentes pour les territoires de montagne.
Vu comme voie d’extension, l’investissement dans la production de neige a permis de renforcer une activité saisonnière météo-dépendante qui présente les caractéristiques d’une industrie lourde. En effet, l’exploitation d’un domaine skiable repose sur d’importants capitaux, notamment pour le renouvellement du parc de remontées mécaniques, avec des charges fixes qui renforcent l’exposition au risque économique liée à la variabilité naturelle de l’enneigement.
À cela s’ajoutent des savoir-faire et une technicité grandissante de la gestion de la neige, accompagnés par l’essor de services dédiés.
Enfin, la production de neige a sécurisé une offre touristique française sur un marché européen du ski mature et compétitif. La production de neige permet de consolider les parts de marché de la France, 3e marché mondial des sports d’hiver derrière les États-Unis et l’Autriche avec 50 millions de journées skieurs, dont 27 % de skieurs internationaux.
On estime que 10 % des Français partent aux sports d’hiver chaque année, représentant 7 % des nuitées réalisées par les Français sur le territoire métropolitain. Les 250 stations que compte la France assurent par ailleurs 120 000 emplois.
Des changements nécessaires, mais retardés
Mais la production de neige peut tout autant conduire à une voie de contraction.
Les investissements dans la production de neige sont non seulement très spécifiques, et, pour partie uniquement, dédiés à la poursuite de l’activité ski, mais surtout contribuent à entretenir une logique sectorielle focalisée sur l’économie du tourisme de neige.
Ce risque de surspécialisation peut également déborder sur les territoires de montagne supports de station. L’ensemble des capitaux spécifiques (infrastructures, main-d’œuvre spécialisée, savoir-faire technique, etc.), ainsi que les dispositifs qui les accompagnent, comme des politiques publiques dédiées, retardent d’éventuels changements et peuvent limiter l’effet de dispositifs orientés vers la diversification des économies montagnardes.
Un verrouillage défavorable s’enclenche alors : le soutien en faveur de l’investissement dans les installations en production de neige captant des ressources qui pourrait initier d’éventuelles transitions.
Cette dépendance a des effets ambivalents sur les territoires touristiques de montagne et s’en extraire nécessite une coordination à la fois économique et institutionnelle.
Les politiques publiques ont donc un rôle à jouer. Si l’action de l’État a su par le passé doter les territoires de montagne d’une industrie des sports d’hiver, se pose aujourd’hui la question de la gestion de cet héritage. L’action publique peut-elle contribuer à dépasser la dépendance au ski, voire au tourisme, en tenant compte des causes et conséquences de l’évolution climatique et de l’environnement ?
Lucas Berard-Chenu a reçu des financements conjoints de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme « Investissements d’avenir » (référence ANR-15-IDEX-02) et de Météo-France. Lucas Berard-Chenu a également bénéficié du financement d’un programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (730203).
Emmanuelle George a reçu, en réponse à des appels à projets, des financements venant des échelles européennes, nationales, régionales ou départementales.
Hugues François a reçu des financements de diverses organisations publiques ou privées dans le cadre de ses projets de recherche
Samuel Morin a reçu des financements de diverses organisations publiques ou privées dans le cadre de ses projets de recherche.