La souveraineté est la capacité d’un pays à rester maître de ses choix en étant moins dépendant d’autres pays. En France, la question de notre souveraineté alimentaire est aujourd’hui très présente dans le discours des politiques et acteurs du développement agricole, à tel point que le terme a été inclus dans le nom du ministère de l’Agriculture (de son nom complet : ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire).
Le ton est souvent alarmiste, laissant penser qu’on ne produit pas suffisamment pour se nourrir, que notre alimentation dépend de plus en plus des importations, et que cette situation s’aggrave. Certains syndicats agricoles revendiquent même un assouplissement des réglementations afin de produire plus et réduire ces importations, tout en continuant à exporter massivement, en particulier des céréales pour « nourrir le monde ». N’y a-t-il pas là un premier paradoxe ?
Mais surtout, ce récit est biaisé. D’une part, il occulte le fait qu’il faudrait commencer par réduire notre consommation de certains produits, comme les aliments ultra-transformés et les viandes issues de l’agriculture intensive. En outre, il ignore les productions déficitaires, comme les fruits, légumes et légumineuses largement importés.
Nous considérons que la question de la souveraineté doit être traitée sous l’angle du rééquilibrage de nos choix alimentaires, pour prioriser des actions en faveur de la santé et de l’environnement. Pour cela, 4 priorités d’action pourraient permettre d’atteindre des systèmes alimentaires sains, durables et souverains.
Action 1 : réduire la consommation de produits ultra-transformés et informer sur l’origine des ingrédients
Les produits ultra-transformés représentent en moyenne 34 % des calories consommées chez l’adulte ; une proportion trop élevée que les recommandations nutritionnelles encouragent à réduire (notamment parce qu’ils accroissent le risque de maladies chroniques).
Ces produits sont généralement marqués par la décomposition (le cracking) de matières premières produites en masse, et dont l’origine géographique n’est généralement pas indiquée dans la liste des ingrédients.
L’origine géographique de la plupart des autres ingrédients est tout aussi méconnue, alors qu’ils sont probablement issus en majorité (et quel que soit leur degré de transformation) de systèmes agricoles simplifiés concernant un petit nombre de productions (blé, riz, maïs, pomme de terre, soja, pois, œufs, lait et viandes). Or, certaines de ces productions intensives (comme le soja) restent liées à la déforestation ou à la destruction d’espaces naturels.
Les politiques publiques devraient donc d’abord exiger la certification de l’origine des produits, et mieux informer le consommateur sur l’ultra-transformation.
Action 2 : réduire la consommation de produits animaux et informer sur les modes d’élevage
La consommation de viande de bœuf décroît depuis quelques années, mais moins vite que sa production, ce qui entraîne une augmentation des importations. Les importations de poulets augmentent aussi, surtout du fait d’une augmentation de la consommation depuis 4 ans. Ces tendances s’expliquent par l’accroissement de la consommation de viandes « cachées », dans des produits tels que pizzas, sandwiches, cordons bleus, nuggets… tout particulièrement pour la volaille.
Or, notre consommation de protéines totales excède d’au moins 30 % les recommandations. Et parmi ces protéines, nous devrions ramener la part de protéines animales à moins de 50 % au lieu des 65 % actuels. Suivre ces recommandations permettrait de diviser notre consommation de viande par au moins deux, et de réduire ainsi les importations.
Mais elles permettraient également de réduire une autre importation : celle du soja utilisé pour nourrir les troupeaux. Rappelons que l’accroissement important de la production de viande entre 1970 et 2003 a favorisé l’importation massive de tourteaux de soja, de 0,84 million de tonnes (Mt) en 1970 à 4,74 Mt en 2003. Depuis, les importations ont diminué à 2,90 Mt, compensées par l’utilisation des tourteaux de colza cultivé pour la production d’agrocarburant, mais associé à de nombreux traitements pesticides.
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Réduire notre consommation de viande permettrait également de libérer des terres. En effet, la surface nécessaire pour produire des protéines d’origine animale est 3 à 5 (porc, volaille) voire 10 (viande rouge) fois plus élevée que celle nécessaire pour produire des protéines végétales issues de légumineuses.
Cela permettrait enfin de réduire fortement nos émissions de gaz à effet de serre et de fuites d’azote dans l’environnement, qui sont [5 à 10 fois plus importantes] pour les protéines animales que pour les protéines végétales.
Les politiques publiques devraient donc impulser une meilleure information sur les modes d’élevage et leur impact environnemental, tout en incitant à réduire notre consommation de viande. De même, la préférence devrait être donnée aux élevages à l’herbe en extensif, produisant du lait et de la viande de qualité avec un impact environnemental moindre.
Action 3 : augmenter fortement la production et la consommation de fruits, légumes et légumineuses et impulser un changement d’utilisation des terres agricoles
Notre consommation de produits d’origine végétale est 2 (pour les fruits et légumes), voire 5 (pour les légumineuses) fois inférieures aux recommandations pour la santé.
Une part non négligeable de ces produits sont importés. Ainsi, la production de fruits et légumes en France correspond à 400 000 ha, pour des importations nettes équivalentes à 470 000 ha. De même, nous cultivons environ 70 000 ha de légumineuses pour l’alimentation humaine (principalement lentilles, haricots-grains et pois chiches), pour des importations équivalentes à 37 000 ha.
Outre son coût, l’importation peut mener à des problèmes sanitaires. Par exemple, les produits importés peuvent avoir plus de résidus de pesticides que les mêmes produits cultivés en France. Or les recommandations incitent à consommer plus de produits bio, afin de limiter notre exposition aux pesticides.
Or, il serait tout à fait possible d’augmenter la production française, notamment en libérant des surfaces liées au rééquilibrage de notre consommation carnée. Par exemple, doubler la production de fruits et légumes nécessiterait seulement 700 000 ha, et quintupler la production de légumineuses ne demanderait qu’un supplément de 270 000 ha. Au final, ce changement d’allocation des terres pour une alimentation santé nécessiterait 1 million d’ha, ce qui reste inférieur aux terres arables libérables via la réduction de l’élevage (estimées à 4 à 6 millions d’ha).
La reconquête d’une souveraineté alimentaire durable pour ces produits nécessite donc un soutien explicite des politiques publiques pour impulser un changement d’usages des terres agricoles.
Mais pour cela, le déficit de compétitivité et l’accès au foncier (notamment pour la production de fruits et légumes) devraient être, respectivement, compensés et facilités par les politiques territoriales.
Action 4 : impulser un changement des modes de consommation et favoriser la consommation de saison et de proximité
Enfin, les consommateurs devraient consommer davantage de produits de saison, afin de réduire les importations ou leur production sous serre en France.
À titre d’exemple, seulement 65 % des fraises et des tomates fraîches sont achetées respectivement sur la saison de mai à août et de mai à septembre. Une grande partie des légumes (tomate, poivron, courgette, aubergine, concombre, haricot vert) consommés en France, notamment hors-saison, proviennent de la zone espagnole d’Alméria.
Enfin, la consommation de produits exotiques, équivalent à 19 000 ha, pourrait être réduite en consommant d’autres fruits cultivables en France (kiwis, poires, pommes…) contribuant aux mêmes apports nutritionnels.
Reconquérir notre souveraineté alimentaire pour une alimentation saine et durable : c’est possible
En conclusion, les leviers nécessaires pour reconquérir une souveraineté alimentaire ancrée dans la durabilité doivent s’appuyer sur des changements dans notre consommation de produits animaux et nos modes d’élevage. Et non par une intensification des cultures ou par la levée de réglementations environnementales qui ne feront qu’accroître les problèmes.
Autrement dit, la question de la souveraineté alimentaire doit être posée en cohérence avec des enjeux de santé publique et de protection de l’environnement.
Il est donc crucial que les politiques publiques accompagnent prioritairement les changements de régime alimentaire des consommateurs vers moins de viande (et tout particulièrement issues d’élevages intensifs) et de produits ultra-transformés, et vers plus de fruits, légumes et légumineuses sans résidus de pesticides.
Pour cela, une vraie sensibilisation des consommateurs est nécessaire pour les aider à repenser la répartition de leur budget alimentaire sans perte de pouvoir d’achat, en faveur de produits vertueux pour sa santé et l’environnement, pour consommer moins de viande, plus local (français) et de saison.
En outre, une meilleure lisibilité des produits vertueux est nécessaire, par exemple via des étiquettes comme le score environnemental actuellement à l’étude (Ecoscore, Planet-score). Cela permettrait aussi de mieux connaître l’origine des produits et ingrédients (en particulier pour les viandes, fruits et légumes, légumineuses).
Enfin, les pouvoirs publics peuvent-ils aussi inciter la grande distribution à changer sa communication pour mettre fin à « la guerre des prix » sur les aliments qui ont favorisé cette standardisation et ultra-transformation de nos produits agricoles ?
Michel Duru est membre du conseil scientifique du Mouvement PADV (Pour une agriculture du vivant). Il est administrateur à l'entreprise associative Solagro et membre de l'atelier d'écologie politique de Toulouse (Atecopol).
Anthony Fardet est membre des comités scientifiques de MiamNutrition, The Regenerative Society Foundation, Centre européen d'excellence ERASME Jean Monnet pour la durabilité, Projet Alimentaire Territorial Grand Clermont-PNR Livradois Forez et l'Association Alimentation Durable. Il est aussi adhérent et/ou membre des associations GREFFE, AuSI, Collectif Les Pieds dans le Plat et ANIS Etoilé.
Marie-Benoît Magrini et Olivier Therond ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.