Le traitement juridique de l’animal est rarement pensé en termes relationnels, alors même que les rapports entre humains et animaux sont divers : utilité, risque, protection, attachement… Cette diversité ne doit pas nous faire oublier que le droit est aussi un instrument du pouvoir qu’exercent les humains sur les animaux. Leur sensibilité, souvent considérée comme une propriété intrinsèque reconnue par le droit, peut questionner ce rapport de pouvoir.
Dans « Droit et animal : pour un droit des relations avec les humaines », paru aux éditions Quae, la juriste Isabelle Doussan, directrice de recherche à INRAE, s’intéresse à l’animal domestique et sauvage dans le champ du droit. Elle refuse toutefois la tentation de la personnification juridique et explique pourquoi dans l’extrait suivant, que nous reproduisons ci-dessous.
La reconnaissance de la personnalité juridique aux animaux est souvent présentée comme progressiste, conforme à la considération accrue qui leur est portée. Pourtant, sous une apparence révolutionnaire, la solution nous paraît profondément conservatrice d’un ordre établi. Car à penser les animaux à travers la dichotomie sujet/objet, on la confirme comme grille de lecture juridique du monde. On renforce ainsi le paradigme dominant de notre rapport au monde dans une approche binaire.
C’est précisément à propos des animaux que l’anthropologue Charles Stépanoff (2021) souligne la dualité des approches dans nos sociétés occidentales. Une perception de l’animal exploité, pensé comme un bien de consommation, et sans intériorité propre, qui s’oppose, dans le même temps, à un animal ressenti comme un être doté d’une individualité, et victime innocente des pouvoirs humains.
L’auteur parle de pôles complémentaires, de frères siamois, et met en avant la dissociation de ces deux univers moraux qui se présentent en Occident comme deux pôles désarticulés, deux univers moraux étanches l’un à l’autre, alors même qu’il est aisé de se rendre compte que les situations réelles sont bien plus complexes et les frontières plus poreuses.
Cela fait écho aux écrits de Philippe Descola (2005), où la « nature à exploiter » et la « nature à protéger » ne sont que les deux faces de la même pièce – le dualisme qui caractérise la vision occidentale du monde, et qu’il nomme le naturalisme.
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L’animal, objet ou sujet du droit ?
En Occident, c’est donc l’un ou l’autre, et les deux positions sont pensées comme antagonistes. Il en va de même lorsque le débat porte sur l’animal objet ou sujet de droit, les deux approches apparaissent encore moins conciliables : une entité ne saurait être à la fois sujet et objet, ou plutôt si elle l’est comme l’écrivent certains auteurs, ce ne peut être qu’un état provisoire, un passage de l’un à l’autre, à savoir du statut d’objet à celui de sujet.
Or, en voulant ouvrir la catégorie des sujets de droits aux non-humains, on ne change pas de paradigme. Au contraire, en cherchant à redistribuer les positions, on renforce la dichotomie occidentalocentrée comme grille pertinente de lecture du monde. Vouloir doter les animaux de droits, c’est s’enfermer dans cette approche, alors même qu’il conviendrait sans doute de chercher à l’assouplir, à l’enrichir et à la contourner lorsqu’elle n’est pas nécessaire.
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On pourra nous opposer que le droit est construit précisément selon cette vision, que la division sujet/objet de droit est structurante de notre système juridique et qu’il faut donc bien se déterminer par rapport à elle. Ce n’est pas notre avis et nous suivons en cela d’autres juristes pour lesquels :
« la “thèse” d’une soi-disant summa divisio [division la plus élevée] juridique des personnes et des choses est erronée lorsqu’on considère le fonctionnement du système juridique » (Fariat, 2002).
C’est à propos du statut de l’animal qu’un autre juriste s’interroge :
« peut-être que la véritable question se situe ailleurs : la vieille dialectique héritée du droit romain et qui oppose les objets de droit aux sujets de droit est-elle encore satisfaisante pour rendre compte des réalités contemporaines ? » (Couret, 1981)
Mireille Delmas-Marty l’avait également noté :
« Plus on s’interroge sur la nature juridique de l’animal, plus le choix binaire entre dualisme (l’animal est une chose qui n’a rien à voir avec l’homme) et le monisme (l’animal est une personne assimilable à l’homme) paraît inadapté pour rendre compte d’une évolution juridique subtile qui maintient une séparation entre l’humain et le non-humain, mais organise leur relation » (Delmas-Marty, 2011, p.269).
Plus récemment et de manière tout à fait originale, Sarah Vanuxem (2010 et 2020) a pu montrer, en s’appuyant sur une théorie renouvelée de la propriété, qu’il n’était nul besoin d’être reconnu sujet de droit pour être titulaire de droits.
Aussi, si l’attribution de droits à des animaux est véritablement perçue comme une solution efficace pour accroître leur protection, il ne serait pas besoin de procéder à une modification des conditions d’attribution de la qualité de sujet de droit. En effet, d’autres auteurs proposent de conserver le statut de bien aux animaux tout en aménageant les règles qui leur sont applicables, par exemple en matière de transfert de propriété, ce qui nous semble une solution tout à fait intéressante.
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L’ambivalence de nos rapports avec le vivant
Enfin, ne pas chercher à faire des animaux des personnes juridiques pourrait aussi nous aider à questionner l’ambivalence des rapports que nous entretenons avec eux. Il devient en effet de plus en plus difficile d’ignorer l’écart grandissant entre la condition que nous faisons à nos animaux de compagnie traités avec une bienveillance grandissante et celle réservée aux animaux d’élevage notamment. Comme si nous opérions une forme de compensation nous autorisant à ignorer l’inacceptable condition faite aux animaux que nous consommons, si nous choyons comme nos enfants nos animaux de compagnie.
Il est temps, nous semble-t-il, de réfléchir concrètement aux relations, dans leur ambivalence et leurs contradictions, que nous entretenons avec les animaux, et le droit peut nous y aider. Pour cela, nous avons choisi le domaine de la production animale, tout entier assis sur les pouvoirs de vie et de mort que les humains détiennent sur les animaux. Si le droit reconnaît, protège et organise ces pouvoirs, il s’agit de règles éparses sans cohérence d’ensemble.
Nous pensons que la sensibilité animale est une notion à partir de laquelle il est possible de construire un droit de la production animale, qui peut en retour nous aider à questionner la relation de pouvoir entre humains et animaux.
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Isabelle Doussan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.