La notion de « droits du vivant » fait débat au sein de la communauté internationale, comme l’a récemment montré la COP16 en Colombie. Accorder une personnalité juridique à la nature (fleuves, mer, forêts, etc) est-il contradictoire ou complémentaire avec l’urgence à faire respecter celle des humains ?
Alors que la 16e Conférence des parties sur la biodiversité se déroule jusqu’au 1er novembre en Colombie, la question du rôle que doit jouer la gouvernance internationale dans la protection du vivant est au cœur des discussions. En juillet 2021, le secrétaire général de l’ONU, le Portugais Antonio Guterres affichait ainsi une position forte, estimant qu’il était « hautement souhaitable » de créer le crime d’« écocide », en l’incluant dans la liste des crimes jugés par la Cour pénale internationale.
Certains pays ont déjà innové en reconnaissant des droits à la nature, par exemple à des fleuves. C’est le cas de l’Inde et de la Nouvelle-Zélande qui, depuis 2017, reconnaissent la personnalité juridique à des fleuves, comme le Gange et la Yamuna (Inde), et le fleuve Whanganui (Nouvelle-Zélande), afin de garantir leurs droits à être préservés dans leur intégrité.
Faut-il continuer dans ce sens, en étendant le concept aux différents éléments de la nature : fleuves, mers, forêts, zones humides, zones arides, animaux… ? Comme dans le film récent Le Procès du chien, qui évoque sur un mode humoristique mais au fond sérieux, la possibilité de considérer les animaux comme des personnes juridiques. Ou vaut-il mieux nous concentrer sur les droits des êtres humains, loin d’être garantis aujourd’hui dans le monde ?
Examinons quelques initiatives qui tendent à préserver les entités vivantes, leur socle philosophique, juridique et politique, avant de prendre la mesure des liens intimes entre droits des êtres humains et droits de la nature.
Des initiatives pionnières
Ce sont d’abord les peuples autochtones qui ont considéré la nature comme une personne à part entière. Ainsi, depuis 1870 en Nouvelle-Zélande, la tribu Iwi luttait pour cela à propos du fleuve Whanganui. Ce fleuve, long de près de 300 kilomètres, a finalement été reconnu en 2017 par le parlement néo-zélandais comme une entité vivante, avec le statut de « personnalité juridique » », dans toute sa longueur, y compris ses affluents et ses rives.
Parallèlement, en Inde, les deux fleuves sacrés que sont le Gange et la Yamuna, sont élevés au rang d’_ « entités vivantes ayant le statut de personne morale » par la haute cour de l’État himalayen de l’Uttarakhand. Cela permet aux citoyens d’agir en justice pour protéger ces fleuves et lutter contre leur pollution industrielle déjà dramatique.
Le mouvement s’est amplifié dans les années suivantes : « De l’Équateur à l’Ouganda, de l’Inde à la Nouvelle-Zélande, par voie constitutionnelle, législative ou jurisprudentielle, des fleuves, des montagnes, des forêts se voient progressivement reconnaître comme des personnes juridiques, quand ce n’est pas la nature dans son ensemble – la Pachamama (la Terre Mère) – qui est promue sujet de droit. »
Pour la première fois en Europe, l’Espagne a, par le biais de son Sénat, reconnu, en 2022, des droits à la « Mar menor », lagune d’eau salée située sur le littoral méditerranéen, près de Murcie.
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Réflexion philosophique, juridique et politique
Ces mouvements, venus le plus souvent de groupes de citoyens très sensibilisés à l’écologie, s’appuient sur des réflexions philosophiques, politiques et juridiques.
Ces considérations trouvent leur origine dans les années 1970, période d’essor de la pensée écologiste. En 1972, le juriste américain Christopher Stone avait publié un essai remarqué : Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, plaidant la cause des vénérables et anciens séquoias géants de Californie. Un changement conceptuel à saluer, pour la juriste Marie Calmet, comme une « révolution démocratique ». Elle applaudit notamment la décision de l’Équateur « où les citoyens se sont prononcés par référendum en faveur des droits de la Pachamama (la Terre Mère), dans le cadre de la Constitution adoptée en 2008 ».
Cependant, à l’heure où des êtres humains souffrent et meurent dans des conditions atroces, des bateaux de migrants en Méditerranée aux zones de guerre en Ukraine, au Soudan, en RDC ou à Gaza, ne faudrait-il pas mieux concentrer les efforts de la communauté internationale sur les êtres humains ? Ne vaut-il pas mieux prioriser les vies humaines sur les vies des arbres et des cours d’eau ?
Droits du vivant et droits des êtres humains
En réalité, il s’agit des deux faces d’une même pièce. Le récent mouvement de pensée « One health » (« une seule santé »), qui s’est développé au sein des instances nationales et internationales de santé au moment de la crise du Covid-19 (2019-2022), considère qu’il faut « penser la santé à l’interface entre celle des animaux, de l’homme et de leur environnement, à l’échelle locale nationale et mondiale ».
Face aux crises sanitaires et environnementales, il s’agit de « trouver des solutions qui répondent à la fois à des enjeux de santé et des enjeux environnementaux » : 60 % des maladies infectieuses humaines ont, en effet, une origine animale, et la pollution d’un fleuve ou d’une nappe phréatique affecte la population autour.
Le concept One Health « lie donc la santé de l’humain à la santé des animaux, ainsi qu’à la santé des plantes et de l’environnement. Cette approche globale offre une vue d’ensemble pour comprendre et agir face aux différentes problématiques, qui se voient toutes reliées entre elles : les activités humaines polluantes qui contaminent l’environnement ; la déforestation qui fait naître de nouveaux pathogènes ; les maladies animales qui frappent les élevages ; ces mêmes maladies animales qui finissent par être à l’origine de maladies infectieuses pour l’humain (les zoonoses) ».
Comme l’analyse Gilles Bœuf, biologiste et spécialiste de la biodiversité, l’objectif est désormais, pour les défenseurs de la nature, que One Health devienne « un projet politique », « en mettant en place par exemple des dispositifs participatifs », et il faut comprendre que l’affirmation et la protection des droits du vivant vont dans le bon sens « pour le bien-être des citoyens ».
Il est ainsi essentiel de prendre en compte le fait que santé humaine, santé animale, santé végétale sont liées et que la protection de la nature (fleuves, forêts, mangroves, animaux…) va dans le bon sens pour préserver le mode de vie de nos sociétés.
Une interconnexion entre l’environnement naturel et les intérêts des populations humaines qui implique de transcender les frontières étatiques : la communauté internationale, à savoir l’ONU et ses agences (OMS, Unesco, FAO, OMM…) est particulièrement bien placée pour veiller à une régulation de ces intérêts, au moyen de conventions internationales.
Elle pourrait donc se saisir de ces enjeux pour établir une législation internationale afin de préserver le vivant sous toutes ses formes, au bénéfice de l’humanité tout entière.
Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.