En écologie comme ailleurs, les mots qui commencent par « ré » sont à la mode tels la restauration ou le réensauvagement de la nature. Ils se sont imposés, ces dernières années comme divers chemins possibles pour faire face à un problème de taille : la destruction, la dégradation, la pollution des écosystèmes et la perte de biodiversité qui en découle. Ils sont désormais des vocables débattus dans l’arène politique et utilisés par les législateurs, avec par exemple l’adoption, en juillet 2023 d’une proposition de règlement pour la restauration de la nature par le Parlement européen. Mais que décrivent réellement ces deux termes ? Sont-ils antagonistes ? Quelles visions de la nature proposent-ils ? Tâchons de faire le point.
Aux sources de la restauration écologique et du réensauvagement
Commençons d’abord par ce qui unit ces deux projets. Tous deux viennent des États-Unis, portent en leur germe une volonté de retour vers un état moins dégradé du vivant mise en évidence par le préfixe « ré ». Tous les deux, enfin, ambitionnent la réparation ou remédiation des écosystèmes altérés ou détruits.
Mais pour cela, les méthodes employées comme les ambitions divergent sur certains points comme nous avons pu le constater en réalisant une synthèse de la bibliographie scientifique internationale anglophone impliquant la lecture intégrale de pas moins de 215 articles dédiés à ces deux notions.
Ainsi, le réensauvagement encouragerait plus la libre évolution des écosystèmes sans objectif totalement défini, tandis que la restauration écologique serait plutôt axée sur le pilotage des processus naturels vers des objectifs à atteindre notamment en termes de biodiversité et de services rendus par les écosystèmes.
Ces deux orientations sont d’ailleurs notables dès la genèse de ces deux concepts.
La restauration écologique (traduction de ecological restoration) est définie aujourd’hui comme « le processus d’aide au rétablissement d’un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit tout en prenant en compte son intégrité écologique ». Cette approche est apparue dans les années 1930 aux États-Unis où la monoculture du maïs et plusieurs années de sécheresse consécutives avaient généré de terribles tempêtes de poussières « Dust Bowl » ayant entraîné la perte de milliers d’hectares de terres arables.
C’est alors sous l’impulsion du célèbre naturaliste Aldo Léopold, professeur à l’université de Madison dans le Wisconsin, que furent mises en place dès 1935, les premières expériences de restauration écologique de prairies au monde via des techniques de transfert de sol, de foins et de semis de graines d’espèces locales encore très utilisées aujourd’hui.
On le voit bien ici, la restauration advient afin de contrer un problème précis (les tempêtes de poussières et l’érosion des sols consécutive) pour des écosystèmes liés à des intérêts économiques (agriculture – élevage), et implique le déploiement de techniques visant à rétablir des indicateurs précis (la richesse des prairies en espèces locales), dont la présence ou le retour est perçu comme un gage de succès de la démarche.
Le concept de réensauvagement a lui émergé bien plus tard, vers la fin des années 1990 en lien notamment avec les conséquences de la réintroduction du loup en 1995 dans le parc national de Yellowstone d’où il avait disparu depuis les années 1930. Cette réintroduction, qui visait avant tout la reconstitution de la faune sauvage originellement présente, y a entraîné d’importants changements (appelés cascades trophiques) transformant même au final les paysages suite à l’action de prédation du loup sur les herbivores sauvages qui y vivaient. Autant de modifications qui, au nom d’un certain laisser-faire, n’ont pas été combattues ou perçues comme néfastes par cette démarche de « réensauvagement ». Celle-ci est définie en 2021, par une équipe de chercheurs anglo-saxons comme :
« le processus de reconstruction d’un écosystème naturel après arrêt des perturbations humaines, en restaurant ses fonctions et chaînes alimentaires afin qu’il redevienne autonome et résilient avec une biocénose (ensemble d’êtres vivants coexistant dans un espace écologique) qui aurait été présente si la perturbation ne s’était pas produite ».
On voit ici que le but est aussi de retrouver un écosystème pouvant fonctionner de manière autonome mais où l’humain serait moins impliqué dans sa gestion future et qui va bien au-delà de la réintroduction d’espèces sauvages ayant disparu dans tout ou partie de leur aire de distribution historique au regard des résultats
attendus sur toutes les autres composantes des écosystèmes.
Outre ces différences dans les concepts, objectifs et méthodes d’intervention ; d’autres divergences existent au niveau des porteurs de ces projets et de la façon dont ils sont perçus. Les opérations de restauration écologiques proviennent plus du monde académique tant au niveau des recherches qui accompagnent ces projets (l’écologie de la restauration) que de leur intégration dans les dispositifs légaux de protection de la nature en France. Les projets de réensauvagement sont par contre, plus portés par le monde associatif et ils sont moins reliés à des laboratoires académiques de recherches. Enfin si la restauration écologique des écosystèmes est maintenant bien acceptée en phase de compensation quand tous les impacts d’un aménagement n’ont pu être évités ou réduits ; le réensauvagement continue à susciter des craintes car il renvoie à une nature dont l’humain serait exclu tant au niveau de la finalité des projets que de leur pilotage.
Des visions différentes de la nature
Si la restauration et le réensauvagement portent donc des objectifs qui diffèrent, ces deux démarches se démarquent aussi par des rapports différents à la nature. La restauration écologique consiste plutôt à rétablir des dynamiques avec en ligne de mire un écosystème de référence fonctionnel et/ou à forte valeur patrimoniale bien identifiée, réelle ou théorique comme des prairies traditionnellement pâturées ou fauchées par exemple. L’objectif à atteindre est ainsi explicite et mesurable. Sont alors mises en œuvre des interventions quelquefois lourdes de génie civil pour non seulement dépolluer quand c’est une nécessité préalable, mais aussi déconstruire les héritages des anciennes exploitations destructrices qu’elles soient d’origine industrielle, militaire ou agricole.
À titre d’exemple, dans la plaine de Crau, entre la Camargue et l’étang de Berre, dans le département des Bouches-du-Rhône, des opérations considérables de restauration écologique ont ainsi été réalisées pour convertir un verger intensif de plusieurs centaines d’hectares et réhabiliter une zone polluée par la fuite d’un oléoduc sur cinq hectares. Dans les deux cas, ces interventions ont mobilisé des sommes considérables – plusieurs millions d’euros. Des techniques de génie civil très lourdes ont été utilisées comme l’excavation et le transfert de dizaines de milliers de tonnes de sol, pour une hypothétique restauration à très long terme de l’écosystème de type steppique qui préexistait.
Une autre étape de la restauration écologique est de reconstruire des habitats potentiellement favorables à la flore et à la faune des écosystèmes ciblés comme des mares, des dunes, des zones tourbeuses ou encore des méandres et bras morts de rivière, selon une approche ascendante. Enfin ces opérations peuvent aussi comprendre la réintroduction de certaines espèces de plantes, d’animaux, voire de bactéries ou encore de champignons non seulement par rapport à leur rareté mais aussi parce qu’ils peuvent avoir des rôles majeurs dans le fonctionnement de l’écosystème à restaurer (espèces clés de voûte ou ingénieures des écosystèmes). L’éradication d’espèces non désirées, notamment les espèces exotiques envahissantes, peut aussi y être réalisée.
Enfin, pour terminer, sont remis en place les systèmes de gestion mimant bien souvent des systèmes d’exploitation antérieurs à notre époque, qualifiés de « traditionnels », comme les régimes de pâturage, de fauchage, voire même d’incendies, tous à l’origine de la création et du maintien de la plupart des formations végétales de paysages ouverts en Europe tels les prairies, pelouses, terres de parcours, landes, garrigues, maquis, etc.
Le réensauvagement utilise lui plutôt une approche descendante, impliquant la réintroduction de prédateurs et de grands herbivores quand ils ont disparu. À l’inverse de la restauration écologique, le réensauvagement est communément vu et perçu comme laissant plus de liberté quant au choix de l’écosystème cible, laissant ainsi la possibilité d’utiliser des espèces dites de substitution (lorsque l’espèce sauvage originelle a disparu) pour rétablir certaines fonctions mais alors sans élevage des espèces réintroduites. C’est le cas des nombreuses démarches de réensauvagement qui sont apparus autour de la conservation d’espaces naturels via des opérations d’introduction ou de réintroduction en Europe d’herbivores sauvages (bison d’Europe, cheval Tarpan, cerf Elaphe), reconstitués (Auroch), dé-domestiqués (mouflon méditerranéen, vache Bétizu) ou rustiques (vache Highland Cattle, cheval Camargue, chèvre du Rove).
L’implantation de grands herbivores de races rustiques rentre bien dans le cadre du réensauvagement mais seulement à partir du moment ou leur gestion implique très peu d’interactions avec l’humain. Si grands prédateurs et herbivores peuvent être considérés comme emblématiques des opérations de réensauvagement, d’autres espèces plus discrètes peuvent aussi être réimplantées par exemple des bousiers ou des fourmis. Le réensauvagement n’est pas non plus toujours initié par l’humain à l’image de la reconquête du loup ou du castor dans nos rivières, on parle alors de réensauvagement passif.
Quel succès pour la restauration écologique et le réensauvagement ?
Pour la restauration écologique comme pour le réensauvagement, le retour à des écosystèmes historiques ou préhistoriques semble impossible. Les changements climatiques et sociaux-économiques, les héritages des exploitations humaines passées ainsi que la constante évolution du vivant rendent en effet peu probable une restauration muséale d’une nature figée telle une vieille carte postale mais aussi, la création de « Pleistocene Park ».
Par contre, en matière de succès de la restauration écologique, les méta-analyses réalisées depuis les années 2000 sur des centaines d’opérations ont montré des résultats prometteurs avec des impacts en majorité significativement positifs sur la biodiversité par rapport aux états dégradés. Le succès des opérations de réensauvagement est quant à lui beaucoup plus difficile à quantifier car cette approche et le nombre des suivis scientifiques associés sont apparus beaucoup plus récemment.
Dans l’attente de résultats issus de comparaisons entre succès de la restauration écologique et du réensauvagement, nos résultats plaident pour une mutualisation de ces deux approches, car l’une n’exclut pas nécessairement l’autre. Ainsi, elles pourraient contribuer de manière synergique dans l’espace et le temps à améliorer la restauration des espaces dégradés au regard de la très grande variabilité des situations rencontrées à travers le monde.
La restauration active apparaît ainsi comme indispensable quand la dégradation ou la fragmentation a fait franchir à la résilience globale de la nature, des seuils d’irréversibilité que les processus naturels ne pourront jamais franchir. Difficile donc de réensauvager de trop petits espaces enclavés dans des zones urbaines ou d’agriculture intensive, déconnectées de zones naturelles. Impossible également de le faire dans des zones encore polluées chimiquement ou physiquement car recouvert de béton ou de bitume. Par contre, le réensauvagement semblerait particulièrement pertinent dans certains espaces de moyennes montagnes en complément de l’élevage traditionnel pour y diversifier les écosystèmes face à la colonisation forestière tout en intervenant pour permettre la coexistence avec les activités humaines encore présentes.
À une époque où les objectifs internationaux visent à retrouver des fonctions écologiques pour tous les écosystèmes et mettent en avant des solutions fondées sur la nature, il est plus que temps d’étudier les multiples possibilités offertes par la complémentarité entre ces deux approches. Il serait donc dommage de se priver d’un de ces deux atouts.
Thierry Dutoit a reçu des financements via l'école doctorale "Sciences et Agrosciences de l'université d'Avignon (ED 536)
Clémentine Mutillod a reçu des financements de l'Ecole Doctorale 536 d'Avignon Université.
Elise Buisson est membre des conseils d'administration de REVER - Réseau d'Echanges et de Valorisation en Ecologie de la Restauration et de SER-Europe - Society for Ecological Restoration. A reçu des financements via l'école doctorale "Sciences et Agrosciences d'Avignon Université (ED 536)
Tatin Laurent est membre du bureau de la commission de sauvegarde des espèces à l'UICN France.