En 1972, le rapport du club de Rome établissait les limites de la croissance et les menaces que celle-ci faisait courir à l’avenir de la planète et de l’humanité. Depuis, la cause environnementale a alimenté un activisme politique dont les revendications se sont peu à peu étendues : du risque nucléaire à la destruction de la biodiversité, de la frénésie de consommation aux ravages du productivisme et de l’extractivisme, de l’urgence climatique au partage de l’eau, de la pollution atmosphérique à l’artificialisation des sols. Ou au refus de l’abattage d’arbres centenaires pour permettre la construction d’une autoroute.
C’est le combat que mène Thomas Brail, cet « écureuil » – du nom que se donnent ces défenseurs des arbres qui se nichent dans leurs branches pour empêcher leur destruction – qui s’est installé dans un hamac au sommet d’un platane en face du ministère de la Transition écologique en entamant une grève de la faim pour s’opposer à la reprise des travaux de l’A69 entre Tarbes et Toulouse. Au sixième jour de cette occupation, il a été délogé et conduit à l’hôpital avant que Clément Beaune, ministre des Transports n’annonce la suspension de quelques projets autoroutiers, sauf celui de l’A69, dont il a toutefois promis de « réduire l’impact environnemental ».
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Un demi-siècle de mobilisations a réussi à placer la question climatique au cœur de la vie politique mondiale, en forçant la création, sous l’égide de l’ONU, des COP dont la 28e session se tiendra à Dubaï à la fin de l’année. Mais cet affichage public et universel du souci écologique ne parvient pas à masquer le fait que, en dépit de leurs résolutions et de leurs efforts pour les réaliser, les pouvoirs en place s’attaquent très frileusement aux fléaux liés au réchauffement de la planète.
L’action directe, levier face à l’inaction des puissants
C’est à cette dissonance que les associations, organisations non gouvernementales et collectifs citoyens qui font vivre l’écologie ne cessent de se heurter. Avec le temps, ces activistes sont devenus experts dans l’art de mettre au service de leur combat un ensemble de méthodes appropriées à sa visée : travaux scientifiques, études d’impact indépendantes, manifestations de masse, pétitions, blocages, occupations, recours en justice, diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux, boycott, allant jusqu’à des actions pouvant être considérées comme du terrorisme.
Le recours à la violence directe contre des équipements et des installations qui portent atteinte à l’environnement a été en vogue aux États-Unis dans les années 1980, comme le rappelle Benoît Gagnon dans « L’écoterrorisme : vers une cinquième vague terroriste nord-américaine ? ». Il est cependant devenu un moyen de protestation résiduel, en dépit de l’invitation à en faire usage proposée par Andreas Malm dans Comment saboter un pipe-line. L’invocation de l’« éco-terrorisme » permet surtout aux autorités de criminaliser l’action des mouvements environnementalistes, en témoigne par exemple le discours du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin fin 2022, après l’installation de la ZAD de Sainte-Soline.
La désobéissance civile n’est qu’une des formes d’action politique qui peut être utilisée en ce domaine, mais de façon détournée. En règle générale, un acte de désobéissance civile consiste à refuser publiquement de se soumettre à une loi ou un texte réglementaire qui fait obligation d’accomplir un acte jugé injuste ou indigne afin de provoquer un procès qui servira de tribune pour remettre en cause la légitimité de cette obligation et, éventuellement, obtenir son abrogation, comme nous le montrions en 2011 dans notre ouvrage Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?.
En ce qui concerne la cause environnementale, aucune loi n’existe qui obligerait à polluer, à émettre du carbone, à investir dans les énergies fossiles ou à détruire des espèces protégées. Ce serait même plutôt le contraire. Dans ce cas, la désobéissance civile consiste à commettre ostensiblement une infraction ou un trouble à l’ordre public afin d’attirer l’attention sur l’inaction ou les agissements coupables des pouvoirs publics ou privés en la matière (arrachage de champs d’OGM, vol de sièges dans des agences bancaires par les « Faucheurs de chaises », décrochage de portraits du Président dans les mairies, etc.).
Plus qu’à de la désobéissance civile, ce à quoi on a affaire aujourd’hui relève de l’action directe non violente ou de la résistance civile : se coller les mains sur un tableau ou sur l’asphalte ; occuper un espace promis à l’artificialisation ; « désarmer » une industrie polluante ou des réserves d’eau ; recouvrir de peinture noire le siège d’une entreprise fossile ; traquer les pirates des mers qui harponnent les baleines ou les navires de pêche qui contreviennent aux réglementations ; ou empêcher l’ouverture de fermes usines.
L’activisme face à son impuissance, ou le syndrome Don’t look up
En dépit du bruit que l’activisme environnemental fait pour imposer la réalité de l’urgence climatique, il bute toujours sur un obstacle : l’incapacité à lever les réticences et les peurs de ceux et celles qui rechignent à changer brutalement de logique économique, de comportements, d’habitudes et de croyances. C’est ce qu’on peut appeler le syndrome Don’t look up – du nom d’un film d’Adam McKay diffusé en 2021 et traitant du déni de la menace climatique – qui se résume en une question : pourquoi le péril existentiel que le dérèglement fait courir à l’humanité ne conduit-il pas les milieux dirigeants et les populations à en reconnaître la gravité et à agir en conséquence ?
Ils ont bien sûr de bonnes raisons pour ne pas le faire : l’emploi, la concurrence, le profit, l’aversion pour les mesures coercitives, le respect des libertés individuelles ou la hantise de la perte. Mais cette inertie renvoie sans cesse les activistes à leur impuissance à convaincre de la nécessité d’inventer un nouveau modèle de développement.
Les luttes pour le climat sont toutes prises dans une ambiguïté : la légitimité qui leur est volontiers reconnue est constamment remise en cause par l’accusation d’irréalisme portée contre les propositions qu’elles formulent ou par l’illégalité des actions qui leur donnent une visibilité dans l’espace public. Cette légitimité est également ignorée par des gouvernements élus qui brocardent le droit que s’octroient des citoyens ordinaires de s’opposer à des décisions prises en respectant les procédures légales.
Des forces qui sont aussi des faiblesses
L’activisme peine à répondre à ces attaques. Il se déploie en effet hors des institutions officielles de la représentation et se consacre à la défense d’une « cause », l’environnement, en s’interdisant de vouloir imposer un modèle de société inspiré par une théorie de transformation sociale clairement définie. Ces deux traits l’immunisent contre toute tentation dogmatique, d’autant qu’il se développe généralement sans chef, sans programme et sans stratégie.
C’est précisément ce qui le rend si attractif pour ceux et celles (en particulier, les jeunes générations) qui acceptent mal de devoir suivre docilement les directives émanant de sommets d’une organisation centralisée comme je le relate dans l’ouvrage Politique de l’activisme (paru en 2021). Ce qui fait la force de l’activisme (l’absence de direction, le rejet de la représentation, le dégoût de la discipline, la détestation des certitudes idéologiques) est aussi ce qui le dessert. L’adhésion peut être passagère, circonstancielle, paradoxale, contradictoire ; les convictions sont plus passionnelles que réfléchies ; l’impatience ne permet pas de supporter l’adversité ; l’échec provoque la défection.
A quoi s’ajoute le caractère de plus en plus implacable de la répression dont il fait l’objet de la part des pouvoirs qui cherchent à dissuader, contenir ou éradiquer la critique en militarisant le maintien de l’ordre, en criminalisant la liberté d’opinion (loi sur le séparatisme, extension de la définition du terrorisme et des troubles à l’ordre public, surveillance des organisations agricoles dissidentes par la cellule DEMETER de la gendarmerie, intimidations, gardes à vue préventives…) ou en prononçant la dissolution de mouvements jugés dangereux (comme les Soulèvements de la Terre).
Ce mauvais réflexe sécuritaire reflète la peur des gouvernants face à des citoyens qui s’organisent de mieux en mieux pour contester la manière dont ils répondent aux urgences sociales et environnementales. Et tout porte à croire qu’ils ne parviendront pas à éteindre leur détermination de sitôt.
Albert Ogien ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.