Le numérique est-il source de solutions pour relever les grands défis contemporains ou s’agit-il d’une illusion qui nous enfonce discrètement dans l’individualisme ? Dans cette tribune, Nadia Ouddane rappelle que l’accès à internet reste très inégalitaire et craint que les Civic Tech ne conduisent à une « instrumentalisation du débat citoyen ». Rappelant que le temps humain n’est pas celui du numérique, elle défend un retour aux relations fondées sur la proximité, plutôt que sur la technologie. Billet d’opinion libre.
Alors que le lien social se délite, l’idée que le numérique apporte des solutions aux différents enjeux de notre société continue d’être véhiculée. À l’instar d’Ubik, roman éponyme de Philip K. Dick, le numérique envahit l’espace social et politique et devient central dans la résolution de problèmes.
L’exclusion sous couvert de grandes ambitions
Des Civic Tech qui veulent « hacker » la démocratie à la start-up sociale qui nous promet une mobilisation citoyenne en un clic, en passant par la sempiternelle plateforme de mise en relation, aucune strate sociale ou institutionnelle n’est épargnée par ce grand barnum numérique. Cette illusion de transformation de la société grâce aux outils numériques est entretenue et alimentée autant par les grands acteurs du numérique que par ces nouveaux entrepreneurs sociaux. Une perte de sens indéniable au détriment d’un projet de société pensé pour tous, y compris la frange la plus fragile de notre société qui elle, ne l’est pas, connectée.
Alors, tous connectés ? Pas vraiment. En effet, même si la France connectée révèle des disparités territoriales [difficultés de couverture du réseau dans certaines régions peu ou mal couvertes] et générationnelles, c’est avant tout le facteur social qui est déterminant en matière d’accès et d’usage. La précarité s’exprime donc également sur le plan informationnel et devient un facteur d’exclusion supplémentaire. La dématérialisation des services publics a fortement aggravé la situation. Car l’accès ne suffit pas, encore faut-il en maîtriser l’usage. L’accès aux droits devient dès lors difficile pour ceux qui ne maîtrisent pas internet.
Que penser dans ce contexte, des Civic Tech, censées répondre à la défiance du corps social envers nos institutions et apporter « plus de transparence à l’action publique » ? Les Civic Tech, terme inintelligible pour cette France périphérique pour qui le numérique n’est qu’une forme d’exclusion supplémentaire – n’avancent rien de moins que les outils numériques pourraient résoudre notre crise démocratique.
Cependant, comment peut-on avoir la prétention de transformer nos institutions et de renforcer la participation citoyenne lorsqu’une grande partie de la population n’a pas accès à internet, et se trouve donc exclue de facto de ce débat dit “démocratique” sur la toile ? Faut-il le rappeler : parmi les 10 % des ménages les plus modestes, 68 % seulement disposent d’un ordinateur et 75 % d’un accès à Internet. Un clic ne constitue pas un projet politique, a fortiori lorsqu’une grande part des citoyens se trouvent très éloignée de ces dispositifs numériques. Un projet louable à la base mais réservé à une minorité connectée.
L’illusion de créer un monde meilleur
Tout ce qui en « high » ou « tech » devient « in ». La plateforme Smiile, qui nous propose de découvrir notre voisinage par plateforme interposée, affirme même que « l’économie collaborative, c’est plus solidaire et humain ». Ainsi pouvons-nous découvrir quels sont nos voisins connectés et tout partager ou mieux « participer à la construction d’un monde de partage » sur Mutum.
Quant à Fractale magazine, lui, résume ainsi l’activité de Fullmobs, plateforme collaborative de participation citoyenne : « Ce sont de nouveaux formats d’engagement qui répondent aux agendas compliqués, à la non connaissance du secteur associatif solidaire, par des events ponctuels […] ». Puisque l’individu, victime de son agenda surchargé n’a plus le temps de s’investir, il peut donc désormais se rendre utile quelques heures et offrir généreusement un peu de son temps précieux à la communauté entre un dîner entre amis et une séance de shopping.
Jamais jusqu’ici, on n’avait autant instrumentalisé la participation citoyenne, en la vidant de sa substance, mais certains outils numériques le permettent, ou tout du moins entretiennent l’illusion qu’ils sont devenus incontournables pour nous relier. La force d’une mobilisation citoyenne réside dans la volonté d’un changement, d’une transformation sociale, et non d’une case vide dans un agenda, a priori. C’est une vision technicienne et réductrice de notre société qui dispense l’individu de s’impliquer réellement, d’aller se frotter à l’autre dans toute son altérité.
Un écran de fumée sur les enjeux réels
Le numérique serait-il donc devenu la solution à tout problème complexe d’ordre social, politique, voire humain ? Au mieux une tartufferie, au pire un écran de fumée pratique qui nous empêche de nous pencher sur les causes réelles et sérieuses des désordres profonds de notre société ? Confondre à ce point l’outil que l’on peut mettre éventuellement au service d’une cause qu’elle soit sociale ou politique – et donc l’usage que l’on peut en faire – et le projet lui-même, me laisse pantoise.
L’outil numérique est un moyen, pas une fin, et bon nombre de personnes semblent l’oublier. Il y a un abus de langage qui laisse à penser que les outils numériques vont résorber le chômage, nous connecter à nos plus proches voisins – et non nous relier –, aplanir les inégalités, redynamiser la participation citoyenne. Tout résoudre en quelques clics, c’est ce que Evgeny Morozov, chercheur et écrivain américain d’origine biélorusse, spécialiste des implications politiques et sociales du progrès technologique et du numérique, qualifiait de solutionnisme technologique, lui qui s’est attaché à déconstruire la pensée dominante qui tend à présenter les technologies numériques comme la solution à nos problèmes de société.
Le numérique n’a jamais réduit, encore moins éliminé, une quelconque forme d’inégalité, seul l’accès à certains services sont devenus « gratuits ». Il faut bien des guillemets à gratuit, puisque tous ceux qui utilisent Google, Facebook et consorts – y compris moi – travaillent gratuitement pour ces géants de la Silicon Valley en leur fournissant nos données, la data étant devenu le nouvel or noir de l’économie moderne.
Le mirage numérique opère dans des secteurs autrefois plus prompts à travailler sur la durée et à la réalité du terrain. Ainsi, une partie de l’économie sociale et solidaire (ESS) portée par certains entrepreneurs sociaux – issus des grandes écoles de commerce et attachés à rendre le capitalisme plus vertueux – s’est très vite emparée du numérique. L’intérêt général, devenant un simple argument marketing comme un autre. Quant au secteur associatif, il est sommé de s’approprier les outils numériques « pensés pour les faire avancer plus vite et plus loin ». En dehors du numérique, point de salut, donc.
Est-ce à dire qu’il faudrait renoncer aux outils numériques ? Non bien sûr, mais d’une part, l’idéologie sous-jacente de la Silicon Valley doit être prise en compte. Il est donc plus crédible, lorsqu’on prétend œuvrer pour l’intérêt commun, d’utiliser en priorité des technologies Open Source. Et d’autre part, l’outil ne doit pas nous aveugler au point d’en oublier la philosophie du projet mis en avant. Il n’est pas question d’être technophobe, mais de replacer le numérique à sa juste place : un outil de gestion, d’information et de visibilité permettant de s’organiser de manière plus efficace, ce qui n’est déjà pas mal.
Le numérique renforce l’isolement des plus pauvres
Les outils numériques ont changé notre rapport à l’espace et au temps, mais ne nous ont pas reliés pour autant. Plus de 11 millions de personnes vivent en situation d’isolement en France, selon une étude de la Fondation de France. Sans surprise, la précarité est un facteur déterminant dans l’affaiblissement du lien social, puisque toujours d’après cette même étude, plus d’un tiers des personnes isolées présentent un bas revenu.
Mais, là encore, le numérique n’est pas la solution, Internet ne restaure en rien un quelconque lien social. Si le tout numérique était un rempart contre l’isolement, un pays comme le Japon, hyperconnecté, serait le nirvana des relations sociales. Dans la réalité, c’est tout l’inverse qui se passe : rupture du lien social, isolement important, misère sexuelle… Les liens sociaux sont complexes, fragiles mais surtout pluriels, c’est leur articulation qui nous relie aux autres et à la société.
Le sociologue Serge Paugam, a établit quatre types de liens sociaux : le lien de filiation (la famille), le lien de participation élective (voisins, amis, communautés diverses), le lien de participation organique (relatif au travail) et enfin le lien de citoyenneté qui concerne les institutions. Ces cercles sociaux, tels que le définit Serge Paugam, s’entremêlent et tissent notre identité comme une fine toile protectrice.
C’est l’ensemble de ces liens qui nous intègre dans la société, mais lorsque certains liens sont rompus ou affaiblis, la technologie n’est pas d’un grand secours. Au mieux, les pratiques numériques permettent à ceux qui bénéficient déjà de liens sociaux importants, de les développer et de les maintenir, au pire, elles affaiblissent encore plus les individus isolés.
Si l’on admet que la vulnérabilité relationnelle prend ses racines dans la précarité, ce phénomène ne peut donc pas être traité en dehors de la question sociale, au même titre que la question écologique. Au final, et malheureusement sans surprise, ce sont les mêmes groupes sociaux qui cumulent tous les risques sociaux et sur lesquels pèse l’ensemble des inégalités, puisque le facteur social est déterminant quel que soit le domaine abordé : isolement, santé, accès à la culture, consommation, accès à l’information, éducation.
Le numérique qui vole notre temps
Une société divisée et inégalitaire est une société malade. Aucune technologie numérique ne peut pallier les désordres sociaux ni rétablir les liens rompus, pas plus qu’elle ne remplace l’action politique. En d’autres termes, sans changements structurels en société, l’outil numérique ne joue qu’un rôle palliatif, parfois bien utile, mais globalement inefficace. Cette simplification présente dans les discours sur les questions numériques sème le trouble mais ne résiste pas à la réalité du terrain. Aborder le champ social ou la politique comme une start-up, c’est oublier un élément fondamental : le temps.
Le temps social, politique, intellectuel, n’est pas celui des start-up. La vitesse des flux d’informations n’est pas celle de l’humain, et la vitesse de calcul des algorithmes n’est pas celle de la propagation des idées. L’implication, la restauration des liens sociaux, les changements profonds prennent du temps et nécessitent une approche globale dont des politiques ambitieuses et pérennes.
Dans une société individualiste basée sur la compétition, nous avons surtout besoin de réapprendre à aller vers les autres, quel que soit cet autre et ses difficultés personnelles, sa différence sociale ou son appartenance culturelle, le reconnaître comme un citoyen à part entière. Risquer l’échange, le débat, l’incompréhension, partir à la découverte de l’autre comme d’un territoire inconnu, en mettant de côté autant qu’il est possible de le faire nos peurs et nos préjugés personnels, pour faire cause commune.
Alors seulement nous serons reliés avant d’être connectés et peut-être pourrions-nous envisager de nous unir pour une société meilleure et faire de l’outil numérique un simple support culturel comme un autre, et non une centralité dans nos vies. Dans le monde réel, comme dans l’outil numérique, ce monde est le reflet de nos choix et de nos priorités.
– Nadia Ouddane
Photo de couverture : Marco Ferrarin / Flickr
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