À partir de 1949, l’Italie s’est lancée dans l’industrie pétrochimique pour répondre à la demande mondiale croissante de l’époque. En Sicile, le raffinage de l’or noir a entraîné une importante pollution des sols et de graves problèmes de santé chez les employés et les habitants de la région. C’est sur la parole de ces victimes que le documentaire Toxicily, de Francois-Xavier Destors et Alfonso Pinto, braque sa caméra.
Au sud-est de la Sicile, dans la zone industrielle de Priolo-Augusta-Melilli se trouve l’un des plus grands complexes pétrochimiques d’Europe : 34% de l’essence consommée en Italie en provient. Sa localisation en Méditerranée en fait un passage obligé pour le pétrole du Moyen-Orient ce qui lui confère une position géopolitique stratégique (d’ailleurs reconnue par le gouvernement italien en 2023 pour éviter sa fermeture).
L’ensemble industriel – qui comprend plusieurs raffineries de pétrole, des usines de produits chimiques, de traitement des dérivés du pétrole et de gaz – contribue fortement au PIB de la région. Il employa jusqu’à 20 000 personnes dans les années 80 et encore 10 000 personnes de nos jours, venues des villes proches.
C’est toujours le plus grand pourvoyeur d’emplois de la région, car en dehors du pôle pétrochimique, les perspectives d’avenir sont bouchées, à moins de partir sur le continent. D’où ce mantra local : « Mieux vaut mourir d’un cancer que de faim. »
Le miracle économique devant apporter prospérité et bien-être aux locaux s’est transformé en cauchemar environnemental et sanitaire. Car ce complexe géant empoisonne les sols et les individus depuis 70 ans au point d’avoir gagné le surnom de « quadrilatère de la mort ». L’exploitation du pétrole a entraîné l’émission de polluants dans l’air, des rejets industriels dans l’eau et des enfouissements de déchets toxiques dans le sol. Dans l’air que l’on y respire, les fruits qui poussent de ce sol, les poissons que l’on y pêche : Toute la chaîne alimentaire se retrouve contaminée.
Les compagnies exploitantes profitent de l’absence de législation italienne concernant les émissions de plusieurs substances dangereuses (hydrocarbures non méthaniques, sulfure d’hydrogène, composés organiques volatils…) pour polluer en toute impunité. Benzène, arsenic, métaux lourds, mercure ont été déversés dans l’environnement par centaines de tonnes en 70 ans.
À partir de 1998, le gouvernement italien s’est lancé dans la décontamination des sols et de l’eau mais au final une petite partie seulement des 15 hectares côtiers et marins concernés a été nettoyée. Pire, il a été révélé en juin 2022 que la station d’épuration des eaux industrielles du pôle en fonction depuis 1984 n’avait jamais fonctionné – et ne fonctionne toujours pas – !
Concernant la santé humaine, divers études et rapports ont mis en lumière des taux anormalement élevés de malformations, cancers et décès prématurés parmi la population vivant à proximité du complexe industriel. Selon les recherches du médecin Giacinto Franco, le taux de mortalité par cancer au sein est passé de 8,9% en 1951 à 29.9% en 1980. Le taux de malformations infantiles a été multiplié par 3, passant de 1,9% en 1989 à 5,6% en 2000, ce qui entraina un taux d’avortements 4 fois plus élevé que dans le reste de l’Italie.
En tout, ce sont 120 000 habitants des communes d’Augusta, Priolo, Milelli et du nord de Syracuse dont l’existence est affectée directement ou indirectement par l’activité du complexe pétrochimique.
Fin 2019, le géographe et chercheur sicilien Alfonso Pinto initie le projet Sicile Toxique (soutenu et cofinancé par l’École Urbaine de Lyon) auquel collabora la photographe russe Elena Chernyshova avec son reportage photographique Sacrifice. Ce projet s’intéresse à la nature des sites sacrifiés fortement pollués suite à des activités industrielles avec la mise en relation d’ « approches scientifiques qualitatives de la géographie humaine et culturelle, les études sur la relation entre santé humaine et environnementale et les apports de la production et de l’analyse d’images (fiction, documentaire, photographie). »
Dans une démarche plus abordable pour le grand public, Alfonso Pinto s’est associé à Francois-Xavier Destors pour la réalisation du documentaire Toxicily. Pendant 76 minutes, la parole est ainsi laissée « à ceux qui luttent et qui survivent au cœur d’un territoire sacrifié sur l’autel du progrès et de la mondialisation. » Mais pour obtenir des confidences des habitants, les deux réalisateurs ont du manœuvrer patiemment jusqu’à gagner leur confiance. La plupart des gens qu’ils ont rencontrés n’étant pas disposés à s’exprimer face à la caméra, en particulier des malades : « Il a été presque impossible de trouver des gens porteurs de pathologies disposés à parler. » relate Alfonso Pinto.
Parmi les rares voix qui acceptent de s’élever publiquement, celle du père Palmiro Prisutto qui se bat depuis les années 80 contre la loi du silence. Don Palmiro tient un registre des victimes du cancer qu’on lui rapporte. Il y a inscrit 1 400 noms. Le 28 de chaque mois, il leur consacre une messe. En 2014, ce prêtre a réussi à former un collectif réunissant une trentaine d’habitants pour libérer la parole et réclamer le droit de vivre dans un environnement sain.
« Parfois je me dis qu’on nous traite comme des déchets. On nous enterre et on nous oublie. »
Mobiliser les habitants est une gageure tant l’omerta, la peur et la pente de la résignation sont fortes. Difficile en effet de parler quand on risque de perdre son emploi en représailles ou de le faire perdre à l’un de ses proches. C’est que les postes, bien payés, restent généralement dans la famille, se transmettant de génération en génération. Un chantage à l’emploi aussi efficace que discret pour les entreprises de museler toute contestation.
En 2020, certaines n’hésitèrent pas à menacer de fermer des usines si le gouvernement régional n’augmentait pas les limites d’émissions décidées dans le cadre du plan de protection de la qualité de l’air. Francois-Xavier Destors confie aussi que « certaines personnes actives au sein des usines et qui étaient prêtes à participer au film ont reçu des menaces ! Du genre si tu parles, tu seras affecté à un poste où tu choperas un cancer en 40 jours… ».
C’est donc à une lutte particulièrement inégale que nous convie le visionnage Toxicily. Une lutte menée par de simples citoyens pour leur vie contre d’importants intérêts économiques mêlés de corruption et de mafia. Et comment ne pas s’émouvoir devant les témoignages de vies brisées et l’injustice de cette situation lorsque l’on apprend que la justice n’a jamais reconnu de lien entre l’activité du complexe industriel et la survenue de cancer qui est pourtant à l’origine de 30% des décès dans les communes d’Augusta et Priolo en 1980 selon une expertise. À travers l’écran, l’impuissance des habitants infuse jusqu’au spectateur.
Mais Francois-Xavier Destors refuse que Toxicily soit simplement perçu comme « un film sur la pétrochimie ou sur l’impunité du système politico-mafieux italien, encore moins un feel good movie qui nous rassure, nous spectateurs, en voyant à l’écran d’autres lutter héroïquement à notre place. C’est un film qui doit nous interroger tous sur notre manière d’habiter le monde, sur ce que nous sommes capables d’accepter pour survivre, sur notre rapport au travail et sur la coexistence parfois toxique des hommes et des usines. »
Un avis partagé par Alfonso Pinto pour qui Toxicily est aussi une tentative de faire émerger des contradictions qui ne concernent pas que la Sicile : l’industrie, le travail, la santé, l’environnement, la pétrochimie. En tant que chercheur, j’aimerais pouvoir dire que les énergies fossiles vont bientôt disparaître, mais malheureusement, preuves à la main et au-delà des grandes promesses, nous en sommes encore très loin. À moins de changements radicaux et structurels, la pétrochimie continuera encore d’exister… avec toutes les conséquences du cas. »
Toxicily sort en salles le 18 septembre 2024.
– S. Barret
Photo de couverture © Francois-Xavier Destors
The post Toxicily : le cauchemar du pétrole en Sicile first appeared on Mr Mondialisation.