Utiliser les sons qu'émettent les tortues pour éviter leur capture accidentelle par les navires de pêche

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On a longtemps négligé la capacité des tortues à vocaliser des sons et à réagir à des stimulations sonores. Fabien Lefebvre, ACWAA, Fourni par l'auteur

On a longtemps pu penser que les tortues marines étaient silencieuses et peu sensibles aux bruits. C'est faux, et leur sensibilité à certains sons peut même être utilisée pour éviter la capture accidentelle par des filets de pêche de ces espèces cruciales pour la biodiveristé marine.


Les tortues marines jouent un rôle crucial dans les écosystèmes marins en régulant les populations d’autres espèces et en influençant la structure physique des habitats. Elles contribuent à la santé des océans en se nourrissant d’herbes marines, d’éponges, de méduses ou de crustacés, et en préservant ainsi les herbiers, les récifs coralliens, et les équilibres écologiques. Elles favorisent aussi le recyclage des nutriments et fournissent un habitat mobile pour d’autres organismes. En tant que proies, elles soutiennent la chaîne alimentaire et elles participent à la dispersion d’espèces marines en migrants sur de longues distances. La préservation des tortues marines est donc cruciale pour la santé des écosystèmes marins.

Près de 800 tortues vertes dans les filets de pêche chaque année en Martinique

Les captures accidentelles de tortues marines par les filets de pêche constituent en cela une menace majeure à la fois pour la survie de cette espèce et pour l’économie des pêcheries, en particulier dans les Antilles françaises. Les zones de pêche, tant côtières qu’en haute mer, chevauchent souvent les habitats de reproduction et d’alimentation des tortues. En Martinique, environ 800 tortues vertes sont capturées chaque année dans les filets maillants. Cette interaction involontaire entraîne des pertes économiques pour les pêcheurs, non seulement en réduisant la capture des espèces cibles, mais aussi en endommageant leur matériel de pêche. Les captures accidentelles persistent malgré l’interdiction de la pêche aux tortues dans les Antilles françaises depuis les années 1990. Il est donc urgent de développer des méthodes pour limiter ces interactions tout en assurant la pérennité des activités de pêche artisanale, qui jouent un rôle crucial dans l’économie locale. Pour cela, l’étude des vocalisations des tortues marines peut se révéler d’une grande aide.

La vocalisation des tortues, un objet d’étude récent

Ce champ de recherche, tout comme les réponses comportementales des tortues aux signaux acoustiques, demeure un aspect négligé de leur écologie. Bien que les cétacés aient fait l’objet de nombreuses études pour leur utilisation des sons dans la communication et la navigation, les tortues marines, en revanche, ont longtemps été considérées comme des espèces silencieuses et peu sensibles aux stimuli sonores. Cependant, des découvertes récentes sur les vocalisations des tortues vertes (Chelonia mydas) dans la mer des Caraïbes, plus précisément en Martinique, révèlent que ces animaux produisent des sons dans certaines situations, notamment en réponse à des stimuli sociaux ou à des situations de danger. Nous avons donc cherché à voir comment l’on pouvait exploiter ces sons pour réduire les interactions nuisibles entre les tortues marines et les équipements de pêche, une approche qui pourrait offrir des solutions novatrices pour la conservation de ces espèces menacées.

Des techniques jusque-là peu efficaces pour empêcher les captures accidentelles

Jusque-là, de nombreuses méthodes ont été expérimentées pour réduire les captures accidentelles, avec des succès mitigés. Parmi elles, les dispositifs visuels de dissuasion (Visual Deterrent Devices, VDD), comme les LED vertes et UV, ont montré une certaine efficacité dans la réduction des captures de tortues en rendant les filets plus visibles pour les tortues, les incitant ainsi à les éviter.

Toutefois, ces dispositifs présentent plusieurs limites : ils sont coûteux, nécessitent un entretien constant, et l’utilisation de batteries au lithium soulève des préoccupations environnementales. Par ailleurs, leur efficacité n’a pas encore été prouvée à grande échelle dans les pêcheries commerciales.


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L’acoustique, un outil déjà utilisé pour éviter les captures de cétacés

L’approche proposée dans notre étude se base sur l’idée que les sons produits naturellement par les tortues pourraient servir de signaux d’alerte, incitant les tortues à éviter les filets de pêche. Les dispositifs acoustiques (Acoustic Deterrent Devices, ADD) ont déjà fait leurs preuves dans la réduction des captures accidentelles de cétacés, qui dépendent fortement du son pour leur navigation et leur communication. Cependant, jusqu’à présent, il a été largement supposé que la communication acoustique chez les tortues marines était négligeable. Nous avons donc tâché de prouver le contraire en démontrant que les sons produits par les tortues elles-mêmes peuvent déclencher des réactions comportementales qui pourraient être utilisées pour réduire les captures accidentelles.

La tortue verte fait partie des trois espèces de tortues marines que l’on peut observer en Martinique (Source: Damien Chevallier)

Dix types de sons recensés chez les tortues marines

Notre étude s’est ainsi déroulée dans cinq baies de Martinique entre 2018 et 2023. Nous avons utilisé des caméras embarquées et des hydrophones (un type de microphone que l’on peut utiliser sous l’eau) fixés sur la carapace de tortues vertes juvéniles pour enregistrer les sons produits par ces animaux. Nous avons ainsi identifié dix types de sons, classés en quatre catégories principales : des « impulsions » (pulse), des « appels de faible amplitude » (LAC), des « sons modulés en fréquence » (FMS) et des « couinements » (squeak). Ces sons ont ensuite été diffusés à des tortues vertes dans leur environnement naturel pour observer leurs réactions. En parallèle, des sons synthétiques et des sons naturels (comme ceux des tremblements de terre) ont également été diffusés pour comparer les réactions des tortues.


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Une fuite immédiate dans 95 % des cas

Les résultats de l’étude montrent que les tortues réagissent de manière significative aux sons produits par leurs congénères, avec une probabilité de réaction estimée à 95 %. En particulier, les sons de type « grondement » (rumble) ont provoqué une vigilance accrue ou une fuite immédiate chez 94,4 % des tortues testées, tandis que les « couinements » (squeak) ont déclenché des réactions de vigilance ou de fuite chez 60,7 % des tortues. À l’inverse, les tortues n’ont montré aucune réaction aux sons synthétiques ni aux sons naturels tels que les tremblements de terre. Cette absence de réaction aux sons synthétiques peut s’expliquer par le fait que les tortues marines sont exposées continuellement aux bruits anthropiques sur leurs zones d’alimentation et n’y prêtent donc plus attention. Les réactions des tortues aux sons variaient également en fonction de la distance entre la source sonore et la tortue. Les tests ont montré que les tortues étaient plus susceptibles de réagir lorsque le son était diffusé à moins de 200 mètres de leur position. De plus, les tortues ont montré des signes d’habituation, c’est-à-dire qu’après plusieurs expositions consécutives au même son, elles étaient moins susceptibles de réagir.

Une technique prometteuse pour la conversation des tortues marines

Ces résultats offrent de nouvelles perspectives pour la réduction des captures accidentelles. En diffusant les sons produits par les tortues, il pourrait être possible d’alerter les tortues de la présence de filets de pêche, les incitant ainsi à s’en éloigner. Cette approche présente plusieurs avantages : elle repose sur des sons naturels auxquels les tortues sont déjà sensibles, et elle pourrait être appliquée à d’autres espèces marines ou à d’autres environnements potentiellement dangereux pour les tortues, comme les hélices de bateaux ou les équipements de dragage.

L’étude souligne également l’importance de poursuivre les recherches sur la diversité des sons produits par les différentes espèces de tortues marines et sur les variations des réponses comportementales en fonction de la taille et de l’âge des individus. Ces recherches devraient être prioritaires afin d’améliorer l’efficacité des dispositifs acoustiques et d’élargir leur utilisation à d’autres pêcheries à travers le monde.

En Gascogne, un dispositif similaire pour les dauphins

Bien que cette approche acoustique semble prometteuse, elle n’est encore qu’à un stade expérimental. Pour maximiser son efficacité, il est recommandé d’approfondir les recherches sur les capacités auditives des tortues marines et de mener des études similaires dans d’autres régions du monde, afin de mieux comprendre les réponses des tortues à différents types de sons. De plus, le développement de dispositifs acoustiques adaptés nécessitera des financements, mais l’étude souligne que des fonds européens et français sont disponibles pour soutenir ces initiatives. Par exemple, un projet similaire a récemment bénéficié d’un financement de 6 millions d’euros pour équiper les pêcheries du golfe de Gascogne de dispositifs acoustiques destinés à réduire les captures accidentelles de dauphins.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Damien Chevallier est membre de l'IUCN SSC Marine Turtle Specialist Group. Il a reçu des financements des Fonds Européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), du Ministère de l'Agriculture, de FranceAgriMer et CNRS. Cette étude a été réalisée dans le cadre du Programme TOPASE (TOrtues et Pêche Accidentelle vers des Solutions de réductions Efficientes) du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).

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