Vivre avec l’extrême droite

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Alors voilà, nous y sommes. Pour beaucoup de ceux qui liront ce texte, c’était une crainte véritable, intime, celle de voir l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Depuis 2002, la petite musique était la même : « Allons faire barrage ! » et nous l’avons fait, à chaque fois, sans conviction en votant parfois pour le choléra plutôt que la peste. Et puis un jour, ça n’a plus marché. Nous avons déjà expliqué ce qui faisait ce vote RN, et nous étudions depuis longtemps la mentalité complotiste qui s’est imposée dans les esprits. Voilà qui répond à la question du pourquoi, en tous cas dans une certaine mesure.

Maintenant, il va falloir sérieusement se poser la question de ce que nous allons faire.

Le basculement

Ce 8 juillet 2024, nous aurons donc un premier ministre d’extrême droite, ou pas. Mais si nous arrivons encore une fois à bloquer l’extrême droite, nous aurons quand même une percée historique à l’assemblée, et la parole raciste s’est libérée, le contexte est propice à la violence.

Projetons nous tout de même, et imaginons à quoi ressemblerait une France avec le RN qui obtiendrait une majorité absolue.

Et les conséquences immédiates, ça ne sera pas la division Das Reich qui débarquera en ville. Non, le 8 juillet, le soleil se lèvera comme d’habitude. Il n’y aura probablement pas d’état d’urgence, de couvre-feu, de mobilisation générale et certainement pas de guerre civile. Les inévitables émeutes de la nuit occuperont une place dans les JT, offrant un tremplin inespéré à un nouveau ministre de l’intérieur. Il faudra supporter l’oncle bourré qui jubilera avec ses vieilles blagues racistes, enfin il aura triomphé.

Dans les mois qui suivront, la politique du premier ministre se mettra en place, avec des réformes techniques sur l’immigration. Compliqué de faire appliquer des OQTF quand exécutif et justice livrent des décisions contradictoires, et justement, les magistrats seront les premiers à être visés.

Les premières réformes se heurteront à la constitution, les vices de formes renverront les novices du pouvoir à viser le conseil constitutionnel comme frein à leur « démocratie » à eux. Les premiers déçus se feront entendre quand rien n’aura bougé sur le pouvoir d’achat ni sur les retraites…

Quand à la sécurité et l’immigration, compliqué d’agir dessus, les mesures seront surtout médiatiques, avec la mise en scène d’expulsion avec déchéance de nationalité sur le premier arabe qui donnera satisfaction. Un peu terroriste, un peu trafiquant, un bon client. Et pour les quartiers populaires ? Les mêmes flics feront les mêmes choses, et le sentiment d’impunité sera encore plus grand face à un sentiment d’injustice proportionnel…

Vous attendiez des descentes de nazillons sur le planning familial ? il y en aura peut être, mais ça restera marginal. La plus grande menace sera financière. Petit à petit ce maillage associatif qui soutient LGBT, droits des femmes, accès à la santé, etc.. se verront étouffer avec des subventions en baisse. Souvenez vous qu’ils sont accusés de diffuser des idées wokistes ! Plus pernicieux, l’indépendance de ces structures sera mise en péril par la menace d’une baisse des aides ou le retrait d’un local.

On pourrait continuer l’expectative pendant longtemps, ce temps nous ne l’avons pas. La gueule de bois du 8 juillet va être violente pour beaucoup, et plus grand monde n’aura envie d’entendre parler politique. Et pourtant, c’est maintenant qu’il faut penser l’après.

Alors on fait quoi ?

Alors on oublie tout de suite les fantasmes de guerre civile, de prendre les armes. 20 ans qu’on entend ça, et non seulement ça ne mène nulle part, mais en plus de ça, c’est matériellement impossible. Et même au sens figuré, la guerre des partis de gauche va être une séquence pathétique et occuper les espaces politiques. Si guerre civile il y a, elle sera interne au camp des perdants. Laissons ces clowns de côté.

Le constat que nous faisons est celui-ci : le tissu social s’est désagrégé. L’atomisation de l’individu, du citoyen, du travailleur a comme conséquence la victoire de l’individualisme et de l’isolement. La concurrence est permanente. Et c’est contre ça qu’il va falloir lutter en plus contre un pouvoir autoritariste.

L’antifascisme est une position politique, une culture, qui, il faut bien l’admettre, fait face à un constat d’échec. Ce n’est pas une raison pour abandonner la lutte. Il faudra s’adapter, être plus fin, se protéger individuellement et collectivement. Mais si l’extrême droite est au pouvoir, la rue est perdue et si c’était la seule ambition, c’est une défaite monumentale. Heureusement, nous avons assuré un tout autre travail ces dernières années, de réseaux, de veille et il ne sera pas vain.

Ceci étant dit, le salut ne se trouve pas dans l’antifascisme, il ne peut être qu’une facette d’une approche plus générale : reconstruire ce tissu, construire des passerelles, créer du lien et des solidarités. Voilà une piste à creuser.

Dans ce contexte de désagrégation, il va falloir penser à « articuler ». Laissons tomber la convergence des luttes, c’est du pipeau qui bénéficie toujours aux grosses structures. Pensons autrement.

Et pour faire vivre un tissu social, il ne va pas falloir attendre qu’on vienne nous prendre la main, mais se lancer. le monde associatif est essentiel : faire vivre un club de fléchette, le comité des fêtes, une chorale, une MJC, c’est faire du lien. S’investir dans la vie de quartier ou de village est également une voie possible.

Dans un autre espace, celui du travail, le syndicalisme est indispensable. Il va falloir renforcer les structures confédérales pour pouvoir organiser les luttes dans les tôles, faire valoir l’état de droit et protéger les conquêtes sociales. Alors les syndicats ne sont pas parfaits, mais c’est aux syndiqués de les faire vivre.

Enfin, les solidarités interpersonnelles ne sont pas à sous-estimer. Ce sont en général les seules qui restent quand toutes les autres ont disparu, quand l’individu est isolé. Ce sont les premières à réactiver.

Voilà donc comment il va falloir faire pour réactiver un tissu social et les solidarités qui vont avec. Et articuler va consister à faire coexister ces mondes différents, faire ces grands écarts entre associatif, vie locale, syndicalisme avec les collectifs antifascistes, LGBT, féministes.

Nous n’avons pas besoin d’évangélistes politiques en mission pour propager la bonne parole. Retisser un maillage social est une nécessité pour briser un isolement, mais ce sont également des moments de convivialité, un terme qui devrait retrouver un sens politique fort.

La politique se réinvitera dans des « moments », des espaces/temps de crise politique, des conflits sociaux par exemple, et c’est à ce moment là que ce tissu montrera à quel point nous aurons fait reculer l’individualisme.

Pour conclure et en ce qui nous concerne, il nous faudra probablement réinventer une partie de notre travail, repenser le debunking dans une société d’extrême droite. Leur victoire, c’est la victoire du mensonge et de la rumeur. Le travail nécessaire contre les fakes doit s’articuler avec des perspectives, tout comme les luttes.

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